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Élections allemandes : Merkel dans un fauteuil, mais avec qui?


Élections allemandes : Merkel dans un fauteuil, mais avec qui?

angela merkel elections allemagneLa « non-campagne électorale » – der Nichtwahlkampf : c’est sous cette dénomination que les élections législatives allemandes du 22 septembre sont déjà entrées dans les annales de la science politique outre-Rhin. En effet, alors qu’en France les ministres, dûment sermonnés, s’excusaient sur tous les tons de s’absenter quelques jours (mais à portée de téléphone), l’approche du scrutin n’a pas empêché la chancelière Angela Merkel, 59 ans et candidate à sa propre succession, de s’offrir trois semaines de vacances avec son époux, Joachim Sauer, dans le Haut-Adige (le Südtirol, arraché à l’Autriche en 1919), province italienne germanophone très prisée par les classes moyennes germaniques – « l’étranger familier », où se mélangent l’art de vivre transalpin et la culture populaire des yodlers, des fanfares de cuivres et des jeunes filles en dirndl, robes décolletées mettant leur poitrine en valeur.

Alors qu’elle est presque assurée de rempiler pour un troisième mandat, Angela Merkel n’avait aucune raison de gâcher son été à battre les estrades ou à courir les plateaux télé pour séduire des électeurs dispersés dans les lieux où ils ont coutume de migrer pendant l’été : la Toscane pour les bobos, les Cévennes pour les écolos, la mer du Nord pour les naturistes peu frileux, la Bavière ou l’Autriche pour les vieux. Le simple affichage de sa normalité vacancière lui suffisait pour maintenir, voire accroître, la confortable avance dont les sondages créditent son parti, la CDU-CSU. [access capability= »lire_inedits »]Il faut préciser que, pour elle, la normalité n’est pas une opération de com’ : elle est tombée dedans quand elle était petite. Les Allemands, qui aiment ça, aiment Angela, qu’ils appellent « Mutti » (Maman). On imagine pire sobriquet…

Si ces prévisions devaient se confirmer le soir du scrutin, les chrétiens-démocrates renoueraient avec un score supérieur à 40% des suffrages, assurant à Merkel quatre années supplémentaires à la tête de son pays. Avec, toutefois, une différence notable par rapport à la situation des années 1990, lorsque Helmut Kohl était à la barre : le SPD était vaincu, certes, mais talonnait la CDU-CSU avec des scores dépassant 35%, annonçant l’alternance qui survint en 1998 avec le gouvernement SPD-Verts de Gerhard Schröder et Joschka Fischer. Les sociaux-démocrates sont aujourd’hui tombés à un étiage historiquement bas : à peine plus de 20% des intentions de vote. Le plus vieux parti d’Europe, à la dénomination inchangée depuis 1863, a eu beau fêter en grande pompe son triple jubilé, cela n’a pas fait bouger des lignes qui semblent bétonnées : Merkel va gagner, et le SPD connaître sa plus cuisante défaite depuis 1945. Ce qui n’exclut nullement son retour au gouvernement, comme partenaire mineur de la CDU/CSU triomphante au sein d’un gouvernement dit de « Grande coalition ».

Dans un tel contexte, on comprend que les Allemands portent un intérêt modéré à une campagne électorale poussive, languissante, pinailleuse sur les questions de détail et muette sur les grands enjeux : l’avenir de l’Europe, les conflits du Proche et du Moyen-Orient, les défis de la mondialisation. En Allemagne, ces sujets sont considérés comme trop importants pour être confiés au débat politique. Ils sont débattus dans les cénacles discrets des élites économiques et universitaires, ainsi que dans les multiples et performants instituts de recherche et d’analyse, proches ou non des partis politiques ou des grands groupes industriels, qui s’attachent à définir les intérêts de l’Allemagne dans notre monde en mutation. Quelques intellectuels médiatiques, comme le philosophe Jürgen Habermas ou le sociologue Ulrich Beck, tentent bien d’animer le débat public, avec des positions fédéralistes européennes pour l’un et un cosmopolitisme universel post-national pour le second ; s’ils trouvent un certain écho hors d’Allemagne, en France notamment, ils ne pèsent guère sur les choix politiques de leurs concitoyens.

On ne comprend pas l’Allemagne d’aujourd’hui si on oublie que le poids électoral des plus de 65 ans est écrasant : non seulement ils sont de plus en plus nombreux, mais ils votent en masse pour les partis installés, alors que les jeunes (à 40 ans, on fait encore figure de jeunot…) se dispersent entre l’abstention et le vote pour des partis sectoriels et éphémères, comme les « Pirates », un conglomérat de geeks, voire pour des groupuscules néo-fascistes comme dans l’ex-RDA. Les partis dits « de gouvernement » doivent donc tenir compte de ce « grey power » électoral, ce qui n’incite pas à prôner « le changement, maintenant ! » et encore moins « la rupture tout de suite ! ». Les partis idéologiques, ceux qui en appellent à un nouveau paradigme, se situent sur les marges du spectre politique national : à gauche, Die Linke, l’équivalent allemand du Front de gauche, s’est exclu de toute possibilité d’alliance au niveau fédéral en refusant de rejeter solennellement l’héritage d’une RDA dont bon nombre de ses électeurs (8% dans les sondages) sont des nostalgiques honteux. Le potentiel « révolutionnaire » des Verts allemands s’est notablement émoussé avec leur passage au gouvernement entre 1998 et 2005. Et paradoxalement, la « victoire » qu’ils ont emportée avec l’abandon définitif de l’électricité nucléaire décidé par Angela Merkel après la catastrophe de Fukushima, les a banalisés dans le champ politique. Ils en sont aujourd’hui réduits à réveiller leurs troupes amorphes en lançant l’idée d’un jour sans viande dans les cantines publiques, ce qui devrait faire l’affaire de quelques marchands de würzschen grillées à la porte des écoles. À droite, le surgissement d’un parti anti-euro (Alternative pour l’Allemagne, AfD) avait provoqué quelques craintes à la CDU, et même au SPD, dont est issu le sulfureux Thilo Sarrazin, auteur d’un énorme best-seller néo-nationaliste. Ils ne semblent pas en passe de réaliser une percée suffisante pour les amener au seuil de 5% des suffrages ouvrant la porte du Bundestag.

La politique allemande demeure donc un jeu à quatre, dans lequel toutes les alliances possibles sont concevables en fonction des résultats électoraux : l’Allemagne politique est un club échangiste où tout le monde peut coucher avec tout le monde, mais tenue correcte exigée. De fait, toutes les combinaisons ont été testées, au moins au niveau des Länder et des grandes municipalités. Chaque parti est doté d’une couleur : noir pour la CDU/CSU, rouge pour le SPD (mais aussi pour Die Linke, vert pour les Verts, jaune pour les libéraux. Le land de Sarre est donc dirigé par une coalition dite «  jamaïcaine », non pas en hommage à Usain Bolt, mais parce que le gouvernement régional de Sarrebruck est dirigé par une coalition noir-vert-jaune (CDU-Verts-Libéraux), couleurs du drapeau de l’île caraïbe.

Les différences entre les partis sont donc affaire de nuances, d’inflexions, de polémiques marginales, plutôt que de chocs frontaux mis en scène par la dénonciation en bloc du projet de l’adversaire. Le SPD tente vaguement de se monter plus social en proposant la création d’un SMIC fédéral, alors que la tradition allemande repose sur la négociation salariale branche par branche. La CDU fait vibrer la fibre familiale avec des promesses d’allocations de mère au foyer, tentant ainsi de jouer sur ses valeurs chrétiennes, pourtant passablement édulcorées au fil du temps. Les libéraux du FDP (entre 5% et 6% des intentions de vote) se rappellent au bon souvenir des professions libérales qui constituent leur réservoir d’électeurs : pas d’impôts nouveaux, surtout s’ils servent à sauver la Grèce de la faillite ! Les Verts (13% à 15%) vont à la chasse au bobo urbain qui mange bio, roule en vélo, souffre le martyre avec les oies gavées pour produire le foie gras, et préfère le bon vieux charbon qui pue au diabolique nucléaire.

Au-delà des préférences esthétiques et rhétoriques de chacun, la configuration gouvernementale qui sortira des urnes ne changera pas grand-chose pour la France et pour l’Europe. Les socialistes français qui croient ou feignent de croire qu’une défaite de Merkel accouchera de la merveilleuse Europe solidaire dont ils rêvent se bercent d’illusions. Les fondamentaux allemands seront maintenus coûte que coûte.

Sur le plan géostratégique, la stratégie de la double alliance sera poursuivie: sécurité globale déléguée aux États-Unis, donc un budget militaire minimum pour l’Allemagne, sécurité énergétique négociée avec Moscou, Poutine ou pas Poutine – opération deux fois gagnantes car une bonne partie de la facture de gaz payée à Moscou est employée par une Russie qui redécolle à acheter des biens d’équipement allemands.

La même continuité devrait prévaloir à l’égard de l’Union européenne, la fermeté sur les principes se conjuguant à une relative souplesse dans leur application. Les principes sont connus : pas d’Europe des transferts ni de responsabilité partagée des politiques économiques des pays membres. Autrement dit, autant d’Europe que nécessaire à la bonne marche de l’économie allemande, mais refus obstiné d’assumer un leadership qui deviendrait vite une servitude, obligeant l’Allemagne à accepter, c’est-à-dire à payer, une relance européenne générale, impliquant des transferts de PIB des zones prospères vers celles qui souffrent. Que les chômeurs du Sud apprennent l’allemand et un métier honnête, et ils seront accueillis à bras ouverts. Le débat porte donc sur la plus ou moins longue longueur de la laisse qu’on laissera à Bruxelles ou à Francfort pour utiliser les fonds européens, en grande partie allemands (mais aussi français, on a tendance à l’oublier), destinés à colmater les brèches les plus dangereuses dans un édifice vermoulu.

Que cette politique soit menée par l’actuelle coalition CDU-FDP reconduite ou par une grande coalition intégrant le SPD n’est pas, on en conviendra, de nature à changer la face du monde. Encouragée par la faiblesse des dirigeants du FDP, Merkel a pris goût au pouvoir sans partage. Aussi préférerait-elle certainement accomplir son dernier mandat sur le mode « on prend les mêmes et on recommence ». Mais si les électeurs en décidaient autrement, elle fera avec les sociaux-démocrates – qui sortiront lessivés du scrutin, donc ne seront pas en position de lui mettre la pression. La chancelière l’a annoncé, ce mandat troisième mandat sera son dernier : en Allemagne, l’homme ou la femme politique part à la retraite plus tôt que le salarié lambda, obligé de trimer jusqu’à 67 ans. En réalité, peu importe de savoir qui gouvernera à Berlin. Avec Merkel ou après elle, il est certain que l’Allemagne choisira l’intendant avisé de sa puissance retrouvée.[/access]

 *Photo: Duncan Hull

Septembre 2013 #5

Article extrait du Magazine Causeur



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