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Les infortunes du réel


Les infortunes du réel

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Le réel a disparu. Il a été kidnappé. Après tout, qui s’en plaindra, à part quelques réacs patentés – et quelques électeurs grognons qui subissent leur déplorable influence ? On se demande ce qu’ils lui trouvent, à leur réel, qu’ils appellent aussi Histoire. Le côté rétro sans doute. Au cinéma, ça a son charme. En trois dimensions, c’est moins reluisant : beaucoup de bruit, et je ne vous parle pas des odeurs. Le réel, ça pue. Et les ravisseurs ont la narine délicate.
Bon débarras. Dans ce réel de triste mémoire, les États avaient des ennemis, à qui ils faisaient la guerre, et des alliés, qu’ils espionnaient. Ce n’était pas très gentil. Il fallait que cela cesse, notre Président ne le lui a pas envoyé dire, à Obama. Désormais, ou c’est imminent, les gentils pays ont de gentils amis avec lesquels ils négocient de gentils accords, quoi qu’il n’y ait plus rien à négocier : ce qui est à nous est à eux et ce qui est à eux est à nous. Il faudrait songer à prévenir les Américains, les Chinois et les autres, parce qu’ils semblent avoir zappé une partie de ce gentil programme. Ce n’est pas faute de se mettre en quatre pour leur être agréables : chez nous, les jeunes du monde entier pourront étudier en anglais. Il serait discourtois de les inviter à apprendre notre langue, avec ses chichis et affèteries. Ainsi, ils auront l’impression d’être chez eux, la Tour Eiffel en plus.
Ah, il a bonne mine, votre réel : division compétition, confrontation. Des gens qui n’aiment pas vivre ensemble. Des cultures qui se regardent en chiens de faïence. Des différences parfois irréconciliables – au XXIe siècle, il faut oser. Et des fous du réel qui brandissent une règle commune, ils l’appellent laïcité. À les entendre, elle est menacée tous les quatre matins. Sauf que, pour eux, toutes les menaces ne se valent pas. Ils se disent gênés de ne croiser que des femmes voilées au supermarché, mais trouvent  normal que, dans tous les villages de France, il y ait une église, et pas de synagogue ni de mosquée.
Le réel ment. En tout cas, il exagère beaucoup. C’est Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité, qui le dit. Dans un rapport remis le 25 juin au Premier ministre, il est formel : « La France n’a pas de problème avec sa laïcité. » Le problème, ce sont les laïques qui se livrent à « une dramatisation politique de ces sujets ». Et la « montée évidente de l’islamophobie dans le pays ».[access capability= »lire_inedits »]
Pourtant, un autre réel est possible. Avec les bonnes lunettes, on voit que toutes les religions, toutes les cultures, toutes les civilisations se donnent la main ; que les peuples sont frères et les nations en couple ; que les électeurs socialistes ne votent jamais pour le Front national. Certes, il reste quelques réglages à faire pour effacer toute trace du monde ancien. À commencer par ces gens, sans doute un peu simples, qui voient du réel partout, et qui n’en sont guère satisfaits. Pourtant, quand on leur dit que leur réel n’existe pas, c’est pire, ils deviennent dingues. À leur décharge, ils aimeraient bien, eux aussi, faire partie de la France des rappeurs et des webdesigners[1. Cette heureuse synthèse sort du sémillant cerveau du non moins sémillant Marc Cohen.]et vivre un multiculturalisme apaisé dans du Haussmann starckisé. Las, dans la néo-réalité, il n’y a pas de place pour eux.
En attendant, le réel n’est pas perdu pour tout le monde. Il faudrait arrêter de la prendre pour une blonde, la blonde ! Elle a compris qu’il lui suffisait de dire aux gens qu’elle voit ce qu’ils voient pour qu’ils la suivent. On essaye de lui coller un procès en nazisme pour avoir parlé de l’occupation de rues par des musulmans qui priaient, mais si ça se trouve, le juge dira que, quand on occupe des rues, c’est une occupation. Et puis tous ces gens simples, ils n’aiment pas trop ça, les prières de rue – islamophobes, vous dis-je. Quand on accuse leur Marine d’« incitation à la haine raciale[2. Quelques heures après la levée, par le Parlement européen, de l’immunité parlementaire de Marine le Pen, dans le cadre d’une enquête pour « incitation à la haine raciale », plus de 20 000 personnes avaient signé une pétition en sa faveur.] », ils pensent, eux, qu’il n’y a dans ses propos ni haine, ni incitation, ni race[3. Que Cyril Bennasar soit remercié pour ce raccourci].C’est ballot.
Alors je me demande si, à force de taper sur le réel, il ne va pas finir par tomber dans de mauvaises mains. C’est ce que pensent mes amis réactionnaires (oui, j’ai des amis réactionnaires). Ils disent que le réel, c’est la nuance, la complexité, la dialectique. Qu’il faut en parler avec délicatesse. Et que Marine Le Pen manque de délicatesse. Que c’est une chose d’entendre ce que les gens disent, et une autre de leur dire ce qu’ils veulent entendre, une chose de comprendre la langue des bistrots, une autre de la parler. Mes amis réacs se sont étranglés quand, sur France Inter, elle a expliqué à un étranger installé depuis vingt ans en France  que, s’il perdait son boulot, il perdrait son titre de séjour quelques mois plus tard. Pour la présidente du FN, il y a un ticket-retour : on vient en France pour travailler ; quand on n’a plus de travail, on rentre chez soi. Mes amis réacs pensent qu’il faut arrêter ou réduire drastiquement les flux migratoires, sans doute restreindre le regroupement familial. Pour eux, il y a un seul domaine où la préférence nationale est légitime: la définition des règles. Mais ils ne veulent pas d’un monde où chacun devrait rentrer « chez soi » après le boulot. Parce que, disent-ils, si on n’a qu’une patrie, on peut avoir de multiples chez-soi. N’empêche, ils ont peut-être raison : on devrait retrouver le réel avant que ce soit lui qui nous retrouve.[/access]

*Photo : herstalle

Eté 2013 #4

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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