Accueil Édition Abonné Décembre 2021 Voile: ceci n’est pas un vêtement

Voile: ceci n’est pas un vêtement

Elisabeth Lévy présente le dossier du mois


Voile: ceci n’est pas un vêtement
Paris, 6 septembre 2020 © GODONG/ BSIP via AFP

Devenu banal dans nos villes, le voile islamique n’est pas seulement une affaire de liberté individuelle. Les femmes qui le portent pensent afficher leur foi, elles brandissent, souvent sans le savoir, un étendard identitaire remis au goût du jour par les Frères musulmans. La scandaleuse campagne « Respectez le hijab », financée par l’UE, est le dernier avatar de leur activisme. Mais si nous devons vivre avec le voile, rien ne nous oblige à l’aimer.


On a fini par s’y habituer – ou s’y résigner. Qu’on le veuille ou pas, les femmes musulmanes voilées font partie du paysage français et européen. Dans certains quartiers de Bruxelles ou de Seine-Saint-Denis, c’est la vision d’une femme « en cheveux », comme on disait du temps de ma grand-mère, qui étonne ou fait scandale.

Bien sûr, pour les marchands de sable qui martèlent sans relâche que tous les ferments de destruction de notre civilisation, du wokisme à l’islamisme, n’existent pas, le hijab n’est qu’un morceau de tissu, il faut être bien nigaud ou zemmourisé pour en avoir peur. Dans un de ses interminables et sirupeux morceaux de bravoure destinés à prouver que le peuple perd la tête, l’inénarrable Claude Askolovitch parle, à propos de ces gens ordinaires qui ne s’enthousiasment pas pour ce signe extérieur d’islamité, de « fange encouragée » – tu sais ce qu’elle te dit la fange [1] ? À part ça, c’est toujours la même entourloupe : il n’y a rien de nouveau, mais c’est une nouveauté merveilleuse.

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Le voile est polysémique

Indifférents à leurs pénibles diatribes, beaucoup de Français pensent au contraire que ce « morceau de tissu » change leur pays, visuellement et dans ses tréfonds. Et pas en mieux. Peut-être se soucient-ils plus de pouvoir d’achat et des études de leurs gosses que de questions identitaires qui pourrissent l’ambiance (ça se comprend), et puis, ils n’aiment pas peiner leurs contemporains et encore moins leurs contemporaines. Gagnés comme nous tous par la préférence individuelle, ils sont embarrassés par l’argument prétendument imparable des progressistes, qu’il s’agisse de la PMA, de l’écriture inclusive ou du voile : après tout, ça ne gêne personne. Sauf qu’en réalité, ça gêne pas mal de monde. La tonitruante propagande pro-hijab du Conseil de l’Europe, réalisée avec la bénédiction et les finances de l’Union européenne, a enflammé le débat public et les réseaux sociaux en France, plus que dans tous les autres pays. Au point que le gouvernement a protesté et obtenu, non pas le retrait de la campagne comme il l’a claironné, mais celui de certains messages, les visuels (que nous avons détournés en « une ») étant toujours disponibles sur le site du Conseil. On veut bien prendre sur soi, mais « La liberté est dans le hijab », faut pas pousser.

Il faut donc essayer de comprendre à la fois la fulgurante progression, en une trentaine d’années, de ce colifichet postmoderne paré des atours de la tradition, et la résistance qu’il suscite, notamment en France. Pourquoi le hijab s’est-il propagé dans l’ensemble de la société musulmane, d’Alger à Aulnay ? Que nous dit-il ? Quelle fibre sensible titille-t-il en nous ? Il n’est pas si simple de répondre à ces questions.

Si le voile se dérobe volontiers à l’analyse, c’est d’abord parce qu’il est polysémique. Dans la vraie vie, « le voile » ça n’existe pas plus que « les musulmanes ». Du simple foulard acoquiné à un jean moulant et à un maquillage provocant, au sombre tchador accompagné d’une tenue sinistre ne dévoilant pas d’autre chair que quelques centimètres carrés de visage, ses multiples incarnations ne racontent pas exactement la même histoire. Pour corser la difficulté, le message que nous recevons, nous qui le voyons, n’est pas nécessairement celui qu’envoient celles qui le portent. Raison pour laquelle on ne peut pas penser cette affaire compliquée à partir de leurs seuls désirs. C’est aussi pourquoi l’argument féministe, pour légitime qu’il soit, est largement inopérant. On ne peut pas imposer la liberté. Sommer les femmes voilées de renoncer à ce signe extérieur d’inégalité n’a pas plus de sens qu’interdire à une femme d’être soumise à son mari – ma vie, mon choix. Si on veut critiquer ou dénoncer le port du voile, il faut le faire au nom des mœurs françaises, autrement dit du droit de la collectivité, pas pour libérer des femmes de la servitude volontaire (qui est un droit).

Les femmes voilées ne sont pas des enfants. Elles peuvent entendre des arguments raisonnables. Elles peuvent comprendre pourquoi leur voile nous déplaît – rien de personnel. On doit tenter de les affranchir, dans les deux sens du terme, en leur montrant qu’elles sont les agents inconscients d’une entreprise qui les dépasse. C’est que le hijab a une histoire, beaucoup plus récente qu’elles ne le croient, et qu’elles ne connaissent pas. Elles pensent afficher leur foi (ce qui est déjà contestable en soi dans un pays où la laïcité commande une forme de discrétion), elles brandissent un drapeau. Comme l’analysent Florence Bergeaud-Blackler (pages 53-55 de notre numéro de décembre) et Chantal de Rudder (pages 63-65), comme le raconte Boualem Sansal (pages 57-59), le voile est l’un des instruments privilégiés de la reconquête engagée par les Frères musulmans à partir des années 1950. Il joue un rôle essentiel dans leur stratégie pour l’Europe. Il faut dire qu’ils ont été diaboliquement efficaces. Passés maîtres dans l’art de retourner contre les sociétés ouvertes leurs libertés, leurs droits et leur tolérance, ils ont patiemment noyauté les institutions internationales. La campagne « Respectez le hijab » (au nom de quoi ?) a été initiée par le Programme pour l’inclusion et la lutte contre les discriminations du Conseil de l’Europe, dans le cadre d’un projet visant à créer des outils ou des récits pour lutter contre « les discours de haine antimusulmans ». Elle a bénéficié de financement du programme « Droits, égalité et citoyenneté » de l’UE [2]. D’après une longue enquête de Marianne, le Femyso (Forum of European Muslim Youth and Student Organisations) était à la manœuvre [3]. Or, malgré ses dénégations, de nombreux chercheurs s’accordent à décrire cette association, très active dans le lobbying pro-voile, comme un satellite des Frères musulmans. Des boutiques proches ou comparables ont également leurs entrées à l’ONU et dans toutes les instances transnationales où pleuvent les subventions et les bons sentiments.

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Depuis l’affaire de Creil et « le Munich de l’École républicaine », sur lequel revient Alain Finkielkraut (pages 48-51 de notre numéro de décembre), les Frères peuvent compter sur le soutien objectif d’une grande partie de la gauche politique et de la quasi-totalité de la gauche médiatique, ainsi que sur celui de la puissante nébuleuse des « assos » antiracistes. Tous n’ont pas l’excuse d’être des idiots utiles, certains pensent tout à fait consciemment que la France doit s’adapter à ce nouvel islam, c’est-à-dire se faire petite devant lui. Ces foulards colorés dans nos villes ne sont-ils pas un merveilleux enrichissement ? Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

A Rome comme chez les romains: la frontière entre le public et le privé

« Pourquoi le voile, ce voile, met-il ma France dans cet état ? » se demande Asko dans l’article déjà cité. Question fort intéressante qu’il évacue d’une phrase lapidaire : « L’idiotie doit avoir une logique, est-ce une consolation ? » avant de fustiger « la nostalgie raciste d’une France simple qu’Arabes et musulmans ne coloraient pas ». Ceux qu’inquiète le voile sont des crétins ensorcelés par des lâches ou des salauds qui regardent trop CNews. Dommage. Au lieu de s’admirer, tout gonflé d’aise d’être si bon dans le miroir qu’il se tend à lui-même, Asko pourrait s’interroger sur les inquiétudes qu’il balaye de quelques mots suintant le mépris de classe.

C’est que, derrière la pluralité de référents, il y a un seul signifiant. Il doit bien avoir partie liée avec un signifié. Autrement dit, nonobstant ses innombrables avatars réels, le voile islamique renvoie à un noyau rationnel symbolique, un cœur de message. A minima, il réclame une inscription spécifique de l’islam dans la Cité : je me présente à mes concitoyens en tant que musulmane. Il est donc, consciemment ou pas, le drapeau d’une sécession, d’un séparatisme sexuel et culturel qui est d’ailleurs souvent parfaitement pacifique. Le voile proclame en silence un rapport spécifique à la nation, allant d’une très légère distance à une franche hostilité. Difficile, toutefois, d’oublier qu’il est aussi l’uniforme de nos ennemies, celles qui franchissent les frontières pour aller se faire engrosser par leur beau djihadiste (comme dans le roman de Morgan Sportès, voir son entretien pages 38-39 de notre numéro de décembre). La floraison de voiles est la démonstration vivante de l’hégémonie islamiste sur l’islam de France et d’ailleurs.

Si le voile est une querelle française, cette querelle n’a rien de méprisable ou de nauséabond. Elle trace une ligne de fracture entre deux conceptions du contrat social. Pour les tenants du laissez-faire, la communauté politique doit fonctionner comme McDo : venez comme vous êtes. C’est la définition du multiculturalisme, qui connaît de multiples ratés même dans les pays où il s’accorde avec la tradition politique. Toutes les cultures, donc toutes les anthropologies, jouissent du même statut.

Le modèle républicain français est plus exigeant : à Rome, fais comme les Romains, en tout cas dans l’espace public. Toutefois, on ne saurait se contenter d’invoquer d’hypothétiques « valeurs de la République », qui ne signifient pas grand-chose si on les déconnecte de l’histoire qui les a acclimatées et de la culture dans laquelle elles baignent. Ce que le voile met au défi, c’est notre façon collective d’habiter la Cité, qui comporte non seulement la visibilité et la liberté des femmes, célébrées par Cyril Bennasar (pages 68-69), mais aussi la frontière entre le politique et le religieux, le public et le privé. La laïcité, ce n’est pas seulement un code juridique mais un état d’esprit qui consiste à marcher sur deux pieds. On peut être parfaitement musulman, juif ou adorateur de l’oignon en étant français, à condition de ne pas passer son temps à exiger que la collectivité reconnaisse ses petites manies et sa sensibilité structurellement offensée.

Affaire des jeunes filles voilées de Creil : les collégiennes Fatima et Leila, aux côtés de leur père Ali, 9 octobre 1989. © LEIMDORFER/AFP

Pour autant, faut-il étendre l’interdiction qui a si bien réussi à l’École ? De mon point de vue, car en l’espèce, on ne peut parler que pour soi, une prohibition générale est hors de propos, et pas seulement parce qu’elle serait contre-productive et transformerait, comme le résume Alain Finkielkraut « cet instrument de servitude en étendard de la rébellion ». La société libérale, et qui entend le rester autant que Fécamp entendait rester un port de pêche, ne peut sacrifier les droits individuels aux exigences de la nation, elle doit arbitrer entre des droits et libertés qui se contredisent les uns les autres. En clair, je ne veux pas vivre dans un pays où on mettrait autant de zèle à traquer le hijab que la police des mœurs iraniennes à pourchasser les chevelures libérées. D’accord, ce ne serait pas la même chose mais ça y ressemblerait trop.

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En revanche, lorsque les islamistes testent régulièrement notre résistance (ou son absence), un jour avec le voile des accompagnatrices scolaires, un autre avec celui des sportives ou des baigneuses, on ne voit pas pourquoi nous nous interdirions de réfléchir à de nouvelles restrictions, en particulier à l’université où l’entrisme islamiste, par indigéno-décolonialistes interposés, ne cesse de marquer des points. Ne nous laissons pas intimider par ceux qui prétendent censurer toute discussion.

Dès lors que nous ne saurions interdire totalement sans nous trahir, nous n’avons pas le choix : nous devons vivre avec le hijab. Nous ne sommes pas obligés de l’aimer. Disons-le amicalement à nos compatriotes musulmanes, c’est donnant-donnant. Puisque vous voulez exhiber ce que vous considérez comme un précieux héritage de votre culture, vous devez en retour endurer qu’il soit l’objet de rejets, de désaccords, voire de moqueries et de caricatures. Ce droit à la critique est au cœur de notre culture commune. Et il n’est pas négociable.

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[1]. « Quand le hijab devient “cool”, la bourgeoisie devient folle », Claude Askolovitch, slate.fr, 28 février 2019.

[2]. « Comment l’UE et le Conseil de l’Europe ont financé une campagne célébrant “la liberté dans le hijab” », Mayeul Aldebert, Le Figaro, 4 novembre 2021.

[3]. « Derrière la campagne pro-voile du Conseil de l’Europe, la galaxie des frères musulmans », Hadrien Brachet et Jean-Loup Adenor, Marianne, 3 novembre 2021 et, des mêmes auteurs, « FEMYSO, ces jeunes européens qui gravitent dans la galaxie des Frères musulmans », Marianne, 14 novembre 2021.

Décembre 2021 - Causeur #96

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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