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Les Turcs en France sont-ils vraiment acquis à Erdogan?

L'immigration turque en France (2/2)


Les Turcs en France sont-ils vraiment acquis à Erdogan?
Vue d'ensemble sur le chantier de la mosquée Eyyub Sultan à Strasbourg, après que le conseil municipal de Strasbourg ait approuvé en principe au moins 2,5 millions d'euros de financement public pour la construction menée par l'association Milli Gorus (CIMG), 6 avril 2021 © Frederick FLORIN / AFP

Sous influence, les Turcs en France permettent à Erdogan de s’ingérer dans la politique.


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Autarcie linguistique

L’endogamie hors-normes de la diaspora turque s’explique par l’existence d’un cadre culturel propre et étanche, dans lequel évolue la majeure partie de la communauté turque et qui la sépare nettement des autres populations (y compris de celles issues des pays musulmans du Maghreb). Les représentations structurant ce cadre sont fortement marquées par le gurbet, un attachement nostalgique à la terre des ancêtres qui « rappelle à chacun son exil et son extranéité à la société environnante »[1]. Elles se caractérisent aussi par l’importance accordée à la turcité, dont les deux fondements essentiels sont l’Islam et la langue turque. ”

Le refus de l’acculturation diagnostiqué par l’endogamie se retrouve donc logiquement dans des pratiques langagières en rupture avec la société d’accueil. Parmi les différentes catégories d’immigrés, les turcophones ont en effet la particularité d’une faible maîtrise du français et d’une pratique hégémonique de la langue d’origine au sein du foyer.

L’enquête Trajectoires et Origines publiée par l’INED en 2016 révèle ainsi que 74% des turcs immigrés arrivés en France à 17 ans ou plus déclarent n’avoir eu aucune maîtrise orale du français au moment de leur installation (20% avaient un niveau « intermédiaire » et seuls 6% étaient « à l’aise »), soit la proportion la plus élevée parmi toutes les nationalités étudiées[2]. Si leur maîtrise tend à s’améliorer après une certaine période de présence, elle n’en demeure pas moins en net retrait par rapport aux autres immigrés : seuls 31% des femmes et 57% des hommes immigrés turcs se déclarent « à l’aise » à l’oral en français au moment de l’enquête, soit le niveau le plus bas de l’étude[3].

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Ce différentiel de 26 points entre les sexes résulte sans nul doute du rôle traditionnel des femmes turques, essentiellement centré sur le foyer et peu porté au contact avec l’environnement extérieur – ou alors dans le cadre exclusif de la communauté. Or les immigrés turcs sont également ceux qui déclarent le plus souvent transmettre exclusivement leur langue d’origine à leurs enfants[4]. La transmission familiale s’appuie notamment sur l’omniprésence des médias turcophones audiovisuels et écrits : grâce à la diffusion satellitaire, la plupart des grandes chaînes de télévision turque « ont des filiales européennes proposant des émissions, des débats, des films destinés aux Turcs d’Europe », tandis que « les éditions européennes des grands titres de la presse nationale turque sont éditées et distribuées via l’Allemagne »[5].

À cette inculcation privée s’ajoute un recours plus fréquent aux Enseignements de langue et de culture d’origine (ELCO)[6] au sein de l’école publique française. Le Ministère de l’Education nationale estimait qu’environ 13 000 élèves suivaient des ELCO en turc pour l’année scolaire 2018/2019 ; d’après Jérôme Fourquet, « l’on constate que les classes ELCO sont davantage fréquentées par les jeunes d’origine turque que par les jeunes d’origine maghrébine »[7]. Ces cours étant « donnés par des enseignants originaires des pays concernés qui sont mis à disposition par leurs gouvernements respectifs ou recrutés localement par les autorités consulaires »[8], la question de leur politisation au bénéfice du gouvernement d’Ankara se pose régulièrement. Comme le souligne le chercheur Tigrane Yégavian, « les manuels envoyés par le ministère turc aux enseignants des ELCO véhiculent la propagande ultra-nationaliste, négationniste – référence au “soi-disant génocide arménien” – et fondamentaliste du régime d’Erdoğan »[9].

L’aspect ségrégué et politisé de l’Islam turc en France

La diaspora turque cultive également sa singularité dans la pratique religieuse. Musulmane sunnite dans sa grande majorité, elle ne se mêle presque jamais aux autres fidèles musulmans présents sur le sol français – issus pour l’essentiel du Maghreb et de l’Afrique sahélienne. Comme le relève Jérôme Fourquet, « les communautés turques disséminées sur le territoire national se dotent quasi systématiquement de leur propre mosquée, alors que les musulmans issus d’autres origines partagent souvent le même lieu de culte »[10].

La Turquie intègre de longue date ses imams « officiels » au sein de l’administration d’État. Ceux-ci relèvent de la « Présidence des affaires religieuses » (Diyanet), une sorte de puissant Ministère du culte qui opère en Europe sous le paravent de l’Union islamique turque des affaires religieuses (DITIB). Il est lié en France au Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF), créé en 2001 et qui gère aujourd’hui un réseau de 280 mosquées dans lesquelles opèrent 151 imams directement détachés par le gouvernement turc[11]. Ces fonctionnaires sont autant de relais potentiels pour la vision politico-religieuse du président Erdogan auprès des Turcs vivant en France.

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À cet Islam d’État s’ajoutent des confréries turques non-gouvernementales, mais néanmoins très proches des autorités d’Ankara. Il en va ainsi de la Confédération islamique Millî Görüs (« Vision nationale »), fondée en 1995 par Necmettin Erbakan – ancien premier ministre et inspirateur de Reycep Erdogan – à destination des populations turques d’Europe occidentale. Cette organisation siégeant à Cologne agit « comme la maison-mère de tous les partis islamistes turcs »[12], dont l’AKP au pouvoir. Elle s’est fait connaître du grand public français en 2021 lorsque la municipalité de Strasbourg a adopté le principe d’une subvention de 2,5 millions d’euros pour la construction de sa grande mosquée dans la ville [13]. Ayant connu un fort développement dans l’Est depuis trente ans, Millî Görüs aurait aujourd’hui la main sur 71 mosquées et 286 associations en France[14]. Elle cible particulièrement l’éducation des plus jeunes à travers l’ouverture d’écoles musulmanes[15], des cours de turc et d’histoire ou encore des programmes d’aide sociale et administrative.

Il est à noter que le CCMTF et Millî Görüs font partie des quatre associations membres du Conseil français du Culte Musulman (CFCM) à avoir refusé de signer la « Charte des principes pour l’Islam de France »[16], censée affirmer la compatibilité entre la religion musulmane et les principes républicains.

Le rôle de la communauté comme relai des pressions d’Ankara

L’ampleur de la communauté turque en France, son degré relativement élevé de cloisonnement et sa structuration très forte en font évidemment un levier majeur d’influence pour le gouvernement turc dans ses relations avec la France.

Ce rôle est grandement facilité par le large soutien dont le président Reycep Tayip Erdogan et son parti l’AKP bénéficient au sein de cette communauté. Lors de l’élection présidentielle de 2018, Erdogan a obtenu 63,9% des suffrages exprimés dans les bureaux de vote ouverts en France (ambassade et consulats), soit 11,4 points de plus que la moyenne nationale turque (52,5%). Lors des élections législatives de 2015, l’AKP a remporté 50,7% des suffrages en France – soit 10 points de plus qu’en Turquie (40,9%) ; à Lyon, ce score est monté à 74,6%. On peut par ailleurs supposer que les minorités kurdes, alévies ou chaldéennes vivant en France étaient surreprésentées parmi les non-votants pour l’AKP.

Outre ce rôle de « réservoir de voix »[17], la diaspora sert aussi de vivier militant pour les ultra-nationalistes turcs qui se structurent à travers l’Europe. C’est particulièrement le cas du mouvement des Loups Gris, groupe néo-fasciste d’inspiration antichrétienne, antisémite et antikurde, étroitement associé au Parti d’action nationaliste (MHP) – soutien du président Erdogan. Les liens des Loups Gris avec l’appareil de renseignement turc amènent à les considérer comme « le bras armé de l’État profond »[18]. Leur implication est notamment évoquée dans les intimidations anti-arméniennes de Décines, Vienne et Dijon à l’automne 2020. Bien qu’ils soient formellement dissous par le gouvernement français en novembre de cette année. l’impact pratique de cette décision est incertain (puisqu’elle visait un « groupement de fait » et non une association structurée). L’idéologie des Loups Gris subsiste d’ailleurs à travers plusieurs organisations-paravents, dont la Fédération turque de France[19].

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Cette pratique du faux-nez est commune aux différents relais d’Ankara. Elle se manifeste par un entrisme marqué à l’échelon politique local, en particulier dans les régions de forte implantation turque ; Tigrane Yégavian a recensé plusieurs de ces situations à l’occasion des municipales de 2020[20]. Une stratégie plus visible est néanmoins tentée avec la création du Parti Égalité et Justice (PEJ), branche officieuse de l’AKP en France. Le PEJ a concouru aux élections départementales de 2015 et aux législatives de 2017, en ciblant là aussi les principaux territoires de la diaspora. Son programme proposait entre autres de faire de l’Aïd un jour férié et d’abolir la loi de 2004 interdisant les signes religieux à l’école publique ;  sa communication électorale mobilisait les thèmes de la « diversité » et du « vivre-ensemble ».

À travers le Comité de coordination des musulmans turcs de France et son important poids démographique, Ankara est également parvenu à placer l’un de ses représentants à la tête du Conseil français du culte musulman. Entre 2017 et 2019, le CFCM a été présidé par Ahmet Ogras, parent par alliance du président Erdogan et animateur de longue date des réseaux de l’AKP en Europe. Cette prise d’influence s’inscrit dans le cadre global d’une stratégie hégémonique de la Turquie sur l’Islam européen.

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De manière générale, la communauté turque se trouve systématiquement « activée à l’occasion des tensions entre Paris et Ankara »[21] pour faire pression sur les décideurs politiques français – et ce bien avant les crises de 2020. En janvier 2012 par exemple, 15 000 manifestants turcs ont défilé à Paris contre une proposition de loi visant à pénaliser la négation du génocide arménien, brandissant des panneaux de forme de carte électorale[22]. Le sens de cette manifestation co-organisée par Ahmet Ogras était net : les Turco-Français sont nombreux, largement fidèles à leur pays d’origine et déterminés à le défendre.

Alors que la France est confrontée à l’hostilité grandissante de la Turquie sur plusieurs théâtres militaires et politiques, un tel constat appelle des réponses politiques courageuses.

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[1] Mehmet Ali-Kanci, op. cit.

[2] Stéphanie Condon et Corinne Régnard, « Les pratiques linguistiques : langues apportées et langues transmises » in Trajectoires et Origines. Enquête sur la diversité des populations en France, INED éditions, 2016, p. 124

[3] Stéphanie Condon et Corinne Régnard, op. cit., p. 126

[4] Stéphanie Condon et Corinne Régnard, op. cit., p. 130

[5] Mehmet Ali-Kanci, op. cit.

[6] Présentation du dispositif par le Ministère de l’Education nationale

[7] Jérôme Fourquet, op. cit., p. 172

[8] Ministère de l’Education nationale, op.cit.

[9] Tigrane Yégavian, op. cit., p. 20

[10] Jérôme Fourquet, op. cit., p. 172

[11] Tigrane Yégavian, op. cit., p. 18

[12] Tigrane Yégavian, op. cit., p. 17

[13] Résumé de l’affaire par Le Figaro

[14] Tigrane Yégavian, op. cit., p. 17

[15] En témoigne le projet controversé d’ouverture d’une école à Albertville (Savoie)

[16] Voir l’article du Figaro à ce sujet

[17] Tigrane Yégavian, op. cit., p. 22

[18] Tigrane Yégavian, op. cit., p. 15

[19] Voir l’article du Nouvel Obs à ce sujet

[20] Tigrane Yégavian, op. cit., p. 21

[21] Tigrane Yégavian, op. cit., p. 11

[22] Photographies



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