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L’euro, c’est fini !


L’euro, c’est fini !

La zone euro a déjà éclaté quoiqu'en dise la BCE

Invraisemblable, mais vrai : il se trouve encore des économistes pour annoncer à l’Europe des lendemains qui chantent. Le Vieux Continent, nous disent-ils, ne tardera pas à retrouver sa vigueur et sa prospérité, tenant enfin les promesses de l’Agenda de Lisbonne de 2000, aux termes duquel l’Europe devait être en 2010 la région exemplaire pour le reste du monde par sa prospérité, son taux d’éducation, sa capacité d’innovation.

Que mon lecteur se rassure, l’optimisme affiché par ces « économistes » ne trahit pas leur dérangement mental : elle répond à une consigne diffusée à l’occasion de la grande réunion libérale qui se tient traditionnellement à Aix-en-Provence au début de l’été.[access capability= »lire_inedits »] Ordre a été donné aux congressistes de propager la « bonne nouvelle » de l’Europe sur le point de ressusciter. Ainsi, la crise financière du système de l’euro et la récession qui s’étend au sein des pays-membres sont-elles rejetées dans un registre anecdotique. L’Europe reste et restera une terre d’élection pour le développement et l’innovation, nonobstant les aléas conjoncturels qui pourraient faire douter de la chose.

Cependant, cet optimisme de rigueur dans le cénacle libéral n’a pas encore contaminé la direction de la Banque centrale de Francfort. L’un de ses membres, Jörg Asmussen, a énoncé les termes du dilemme qui étreint les dirigeants de la BCE : « Les marchés font le pari de la désintégration de la zone. Un tel risque systémique est dramatique et, pour la Banque centrale européenne, inacceptable. » Plus clairement encore, la BCE n’a guère le choix : soit elle inaugure une politique de rachat massif des dettes publiques des pays en détresse, en contradiction violente avec ses statuts et en opposition à la volonté du pays le plus puissant de la zone, soit elle laisse éclater la zone monétaire placée sous sa juridiction .

De fait, les autorités de la zone euro se heurtent à une situation qui ne figurait à aucun agenda, de Lisbonne ou d’ailleurs . L’élément le plus connu est l’écart entre les taux consentis par les différents États pour financer leurs déficits et leurs dettes : les « spreads » (différentiels de taux) sont à un niveau insoutenable pour des pays comme l’Irlande, le Portugal et l’Espagne, la Grèce n’ayant plus accès du tout aux marchés du crédit. On se demande comment les marchés financiers et les agences de notation ont pu, des années durant, accorder une confiance aveugle aux États qu’ils massacrent aujourd’hui.

Le deuxième élément, plus discret, tient au fait que les nouveaux emprunts émis pour financer les dettes souveraines ne sont plus souscrits que par les banques du pays concerné, espagnoles, portugaises, italiennes (mais aussi françaises). Cette « renationalisation » des dettes publiques est involontaire. Elle s’explique par le fait que les banques entendent bien échapper aux imbroglios des finances publiques des autres États que les leurs, tout en faisant le pari que leurs Trésors publics respectifs (encore financés par leurs soins avec l’argent récolté au préalable aux guichets de la Banque de Francfort) resteront solvables, au prix d’ajustements drastiques des politiques budgétaires.

Toutefois, la rupture de facto de l’Union monétaire est encore mieux illustrée encore par deux autres facteurs dont les médias ne rendent pas compte, ou si peu, tout occupés qu’ils sont à décrypter le jeu des grands protagonistes, Mario Draghi, Angela Merkel, François Hollande, Mario Monti, Mariano Rajoy. Ces médias sont les jouets d’une double illusion : illusion politique sur le pouvoir d’États qui se sont pourtant dessaisis des leviers essentiels de la politique économique et financière ; illusion technique sur le pouvoir des ingénieurs de la monnaie et de la finance, placés auprès de la Banque centrale européenne. Laissons-les à leurs illusions. Il convient, pour notre gouverne, d’insister sur la migration massive de l’épargne du Sud vers le Nord et sur le retrait des banques du Nord imprudemment engagées au Sud.

Que les épargnants grecs, chypriotes, italiens, espagnols, portugais, voire irlandais, retirent massivement leurs avoirs de leurs comptes pour les transférer vers le Luxembourg, les Pays-Bas et l’Allemagne, devrait figurer à la « une » de nos journaux. Car on ne doit pas s’y méprendre : leur comportement ne relève pas d’un phénomène classique de fuite des capitaux . Ce sont moins les fortunes du Sud qui s’enfuient à tire d’aile que l’épargne des classes moyennes qui cherchent à se prémunir contre la faillite potentielle de leurs banques. Tandis que les dirigeants européens affichent leur confiance dans une solution heureuse de la crise des dettes souveraines, les peuples ont déjà compris que, au-delà de la sauvegarde des États et de l’euro, l’enjeu crucial des décisions prises à l’occasion des sommets européens est la sauvegarde des banques.

De ce point de vue, deux grands pays concentrent l’attention : l’Italie et l’Espagne.
Dans le premier, les banques sont, pour l’essentiel, victimes de la récession. La production italienne est aujourd’hui inférieure de quelque 8% à celle du premier trimestre 2008. Et elle baisse toujours, en dépit – ou à cause – des efforts du capitaine du navire, Mario Monti, ancien commissaire européen, ancien conseiller de Goldman Sachs et président de l’université Bocconi de Milan, qui est à la doctrine néolibérale ce que l’École des cadres du Parti communiste était à la doctrine marxiste-léniniste. La récession mine les comptes d’un État qui était déjà l’un des plus endettés d’Europe à la veille de la crise économique. Elle porte atteinte, par un effet collatéral, au crédit des banques italiennes. Comme les Italiens ne voient pas d’issue à l’impasse économique et financière transalpine , ils sont de plus en plus nombreux à redouter une cessation de paiement de leurs banques.

Toutefois, c’est l’Espagne qui est affectée par le mouvement le plus massif de « décollecte », pour employer le jargon consacré. Les chiffres sont tombés le 29 août : durant le seul mois de juin, 54 milliards d’euros ont été retirés par les déposants, ce qui représente une hausse de 40% par rapport au mois de mai, marqué par la faillite retentissante de Bankia. Au total, selon la Banque d’Espagne, ce sont 220 milliards d’euros qui ont disparu des comptes des banques locales durant le premier semestre 2012 − 220 milliards d’euros, soit le cinquième de la valeur du PIB espagnol. Ceux qui ont décidé de faire migrer leur épargne sous d’autres cieux peuvent avancer de puissants arguments. Leurs banques étaient affligées d’un taux de défaut de paiement de leurs débiteurs équivalent en moyenne à 9% des encours, chiffre qui exclut leur retour à la prospérité, à moins d’une transfusion massive de capital nouveau. La récession s’aggrave au point que plus d’un quart des résidents espagnols sont désormais demandeurs d’emploi, avant même que les employeurs de la saison touristique aient renvoyé leurs saisonniers dans leurs foyers pour l’hiver. Facteur plus décisif encore, les Espagnols ont découvert que le Président du conseil et ses ministres ne savaient rien ou presque de la situation des banques au moment de leur entrée en fonction à l’automne 2011. Autant dire que leurs gouvernants leur apparaissent sous les traits d’amateurs propulsés au sommet de l’État à un moment peu propice pour faire leur apprentissage de décideurs politiques.

Pour couronner la détresse des pays dits du Sud, voilà qu’on apprend que les banques françaises et allemandes s’en retirent. Engagées respectivement pour près de 500 milliards et près de 250 milliards d’euros de prêts aux secteurs publics et privés grecs, chypriotes, italiens, espagnols et portugais, elles ont décidé de ne plus octroyer de prêts nouveaux. Leur espoir est toutefois de ne pas subir de pertes trop lourdes sur les prêts déjà consentis . Toute personne sensée comprendra intuitivement qu’elles contribuent ainsi à la spirale récessive qui affecte les pays méridionaux. Entre les difficultés ou la faillite des banques locales et le repli stratégique des banques françaises et allemandes, nos voisins du Sud n’ont guère d’illusions à se faire sur un retour prochain à la prospérité.

Les agents économiques privés placent donc leur épargne au Nord et réduisent ou suppriment leurs engagements au Sud, sans se préoccuper de l’agitation qui règne au sommet de l’édifice. Leurs décisions sont synonymes d’une rupture de l’Union monétaire masquée aux regards des médias et des politiques par la survivance d’un instrument juridique d’échange commun. Combien de temps encore l’euro survivra-t-il à la rupture de la zone monétaire ? Si la réflexion économique peut pronostiquer avec justesse certains événements déterminants, il lui est beaucoup plus difficile de prédire à quel moment précis ils se produiront. Nous pouvons cependant nous risquer à affirmer que la crise définitive surviendra lorsque les opérateurs des marchés financiers prendront acte du basculement de la zone euro vers une récession plus profonde. Car alors, aucun des remèdes palliatifs mis en place jusqu’ici, sous forme de mécanisme de stabilité ou de soutien des dettes publiques, n’empêchera que l’aventure monétaire européenne arrive à sa conclusion.[/access]

*Photo : mlaudisa

Septembre 2012 . N°51

Article extrait du Magazine Causeur



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est un économiste français, ancien expert du MEDEF

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