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Touche pas à ma trotteuse


Touche pas à ma trotteuse

Rarement on aura vu un pays plus uni dans le ressentiment. La France exècre et abomine un seul objet : les montres. La détestation horlogère est devenue ce qu’il y a de plus commun aux citoyens de ce pays. Depuis quelques mois, il ne se passe pas un jour sans qu’un homme politique, un journaliste ou un simple citoyen n’exprime son aversion pour les aiguilles, les rouages, les remontoirs, les bracelets et les cadrans. La situation est devenue telle que les autorités craignent les exactions et n’excluent plus un autodafé de pendules place Vendôme.

Comment en est-on arrivé là ? A vrai dire, on n’en sait trop rien. Peu s’en souviennent et ceux qui ont vécu l’irrésistible ascension de la haine ne sont pas encore prêts à parler. Tout a commencé par des ricanements sur les montres prétendument bling-bling que le président français se plaisait à porter aux poignets ainsi qu’aux chevilles. Puis, sous couvert d’identité nationale et d’immigration, un ministre s’est mis martel en tête de chasser le vendeur de breloques à la sauvette du côté de Barbès. Tout s’est ensuite accéléré et c’est un pauvre député qui a fait les frais de la vindicte populaire. Monté de sa province à Paris, il ne savait pas, le brave homme, qu’il était désormais interdit de porter une montre en public. On le prit sur le fait et l’on décida de le fesser cul nu pour l’exemple. Mais on se ravisa : ce ne sont pas ses grosses fesses roses qu’on exhiba en place de Grève, mais sa vie privée et ses comptes en banque. Aux dernières nouvelles, attaché au fond d’un cachot humide, nourri au pain sec et à l’eau, il attendrait, résigné, son exécution, priant le Grand Horloger de lui épargner l’heure fatale.

Pourquoi est-il aussi mal vu d’avoir une montre aujourd’hui en France ? Les choses sont suffisamment claires pour que personne ne veuille les croire : avoir une montre est le dernier acte politique vraiment de gauche qui puisse subsister dans un pays voué à l’hydre sarkozyste. A-t-on vu un homme de droite donner jamais quelque chose ? Evidemment que non. Il faut être de gauche pour avoir la présence d’esprit de porter un bracelet-montre et de se mettre ainsi en capacité de donner l’heure à qui vous la demande. Un immigré, un prolétaire, un chômeur, un gay qui peut se pacser grâce à Lionel Jospin, un Parisien qui peut être heureux grâce à Bertrand Delanoë, une ouvrière qui débauche dès le mardi après-midi grâce à Martine Aubry, une écrivaine ou une auteure qui n’a même plus besoin de néologiser toute seule dans son coin grâce à Ségolène Royal : n’importe qui peut demander l’heure à un homme de gauche. Il la lui donnera. Avec cœur et sans arrière-pensée.

Et quand on est vraiment de gauche, c’est-à-dire quand l’on croit que l’Humanité est autre chose qu’une fête annuelle où se produit Didier Barbelivien, on s’évertue à porter une montre à complications, parce que la solidarité ne connaît pas de frontière et qu’il peut arriver qu’un Chinois ou un Vénézuélien en goguette à Paris vous demande l’heure qu’il est. Si vous n’avez pas à votre cadran ni le fuseau de Pékin ni celui de Caracas, bonjour les convictions cosmopolites ! Il faut être aussi farouchement socialiste qu’internationaliste pour porter au poignet une montre à complications[1. Quant à l’ultra-gauche, chère à Bruno Maillé et Jérôme Leroy, ses représentants ne se déplacent jamais sans une horloge franc-comtoise. Au moins.].

Lénine s’était trompé : le socialisme, ce n’est pas l’électricité plus les soviets. C’est la montre et ses complications. Qui aura donc l’audace d’envoyer des radios-réveils rue de Solférino ?



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Née à Stuttgart en 1947, Trudi Kohl est traductrice, journaliste et romancière. Elle partage sa vie entre Paris et le Bade-Wurtemberg.

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