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Faut qu’ça saigne


Il n’aime pas la viande. Question de sensiblerie ? Même pas. Pour Franz-Olivier Giesbert, c’est une question quasi métaphysique, témoignant d’un rapport au monde où l’homme n’est, selon la formule de Pascal, qu’ « un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant ». Dans son dernier livre, très personnel, Dieu, ma mère et moi, le patron du Point consacre quelques belles pages aux animaux et à la consommation de leur chair. Disciple scrupuleux d’Elisabeth de Fontenay et de saint François d’Assise réunis, il critique évidemment Descartes et la théorie des animaux-machines, selon laquelle les bêtes dépourvues de conscience et de pensée ne souffriraient pas – thèse balayée très tôt par Gassendi. Il cite Adorno qui écrit dans Minima Moralia : « L’obstination avec laquelle l’homme repousse ce regard – “ce n’est qu’un animal” – réapparaît irrésistiblement dans les cruautés commises sur les hommes dont les auteurs doivent constamment se confirmer que ce n’est qu’un animal », suivi d’un Isaac Bashevis Singer qui, dans Ennemies, met en scène un rescapé des camps qui professe que « ce que les nazis avaient fait aux Juifs, l’homme le faisait à l’animal ».[access capability= »lire_inedits »]

Ce genre de comparaison nous semble déplacé, pour ne pas dire scandaleux. Pour autant, Giesbert pose de bonnes questions : jamais les sociétés développées n’auront consommé autant de viande. L’homme qui, pour s’en procurer, avait pris l’habitude depuis trente mille ans de se faire chasseur ou de domestiquer du bétail pour sa propre consommation, a industrialisé la production carnée après la Seconde Guerre mondiale. Stabulations, batteries, taylorisme appliqué à l’étourdissement, à l’abattage, au dépeçage des bestiaux. Boris Vian a mis en musique notre époque servie par de Joyeux bouchers : « Faut qu’ça saigne / Faut qu’les gens aient à bouffer / Faut qu’les gros puissent se goinfrer / Faut qu’les petits puissent engraisser / Faut qu’ça saigne… »

« Et je ne parle pas, écrit Giesbert, de l’abattage rituel où la bêtise le dispute à l’ignominie, quand on refuse d’étourdir ou d’anesthésier l’animal avant de le saigner, pour s’assurer qu’il souffrira davantage, au nom de Dieu, de ses prétendues lois et de ses douteux plaisirs. Mâcher pareilles viandes, c’est mâcher de la douleur à l’état pur. Une vache saignée met une vingtaine de minutes à mourir, bien plus que le gibier chassé ou le taureau dans l’arène qui au moins a eu sa chance, même si elle était faible. »
Mais le gros du problème tient-il seulement à ces « traditions » critiquées par François Fillon et Franz-Olivier Giesbert ? Ne réside-t-il pas simplement dans l’irruption très récente dans l’histoire humaine d’une consommation carnée qui jamais n’a été aussi élevée ? Ce soir, promis, c’est salade.[/access]
 

Franz-Olivier Giesbert, Dieu, ma mère et moi, Gallimard, 2012.

Mars 2012 . N°45

Article extrait du Magazine Causeur



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