Accueil Édition Abonné Décembre 2025 Juif, avec un F majuscule

Juif, avec un F majuscule

Entretien avec Denis Olivennes. Propos recueillis par Elisabeth Lévy


Juif, avec un F majuscule
Denis OLIVIENNES. Présentation de Alliance Gravity, Paris, France, le 4 Juillet 2017. Photo de Nicolas Messyasz//NICOLASMESSYASZ_2017_07_04b_249a/Credit:NICOLAS MESSYASZ/SIPA/1707041500

Dans son Dictionnaire amoureux des juifs de France, Denis Olivennes retrace deux mille ans d’une histoire extraordinaire, ou comment les enfants d’Israël se sont retrouvés chez eux sous le ciel gaulois. Il salue la bienveillance de grands auteurs à leur égard et le rôle crucial des Lumières qui ont fait rimer émancipation et assimilation.


Causeur. Dans votre Dictionnaire amoureux des juifs de France, vous montrez la richesse des apports juifs à la culture française, dont on ne saurait nier ce qu’elle doit aussi au christianisme. Certains disent que notre pays a été façonné par une matrice judéo-chrétienne. Reprenez-vous ce terme à votre compte ? Ne passe-t-il pas sous silence la divergence théologique radicale ?

Denis Olivennes. Oui, j’ai essayé de raconter deux mille ans de cette histoire extraordinaire qui réunit les juifs et la France, et qui est je crois sans exemple, en particulier depuis la Révolution et l’émancipation. Judéo-chrétien me paraît cependant réducteur, même si le christianisme vient du judaïsme et si désormais, depuis Vatican II, il s’inscrit dans cette filiation. Parler des racines judéo-chrétiennes, c’est oublier, d’une part, l’apport d’Athènes et de Rome, d’autre part, la dynamique propre des Lumières. Et puis c’est oublier aussi la différence fondamentale entre le judaïsme qui est organisé par la Loi et le christianisme qui l’est par la Foi.

Vous insistez sur les écrits empreints de grande bienveillance envers les juifs que l’on retrouve chez de grands auteurs français chrétiens comme Abélard, Pascal, Péguy ou Chateaubriand. La France est-elle le lieu privilégié du dialogue judéo-chrétien ?

Les chrétiens ont eu à l’égard des juifs un rapport ambivalent. D’un côté, ils vouaient aux gémonies le peuple déicide, aveugle à la vraie foi. De l’autre, ils inscrivaient les juifs dans l’histoire du Salut comme peuple témoin de la vérité du Christ, dont la conversion signerait la fin des temps. Et ils leur accordaient pour cela leur protection. Mais au-delà, oui, il y a eu de grands Français, admirables, issus du christianisme, qui ont fait montre à l’égard des juifs d’une aménité, d’une amitié, d’une fraternité, souvent extraordinaires. Je leur consacre plusieurs notices à proportion de mon admiration pour eux, à commencer par Péguy.

Aujourd’hui, cette notion de judéo-christianisme est récusée par certains qui voient dans cette alliance une arme contre l’islam, et brandie par d’autres pour les mêmes raisons. Mais en dehors de toute polémique, n’y a-t-il pas une parenté culturelle et même anthropologique entre les deux monothéismes bibliques qui ont été le fond de sauce de l’Occident tandis que l’islam, arrivé tardivement, lui, reste culturellement hétérogène ?

La différence vient surtout, me semble-t-il, dans l’un et l’autre cas, de ce que et les chrétiens et les juifs, au prix parfois de moments douloureux comme la séparation de l’Église et de l’État, ont « rendu à César ce qui appartient à César », autrement dit de ce qu’ils ont reconnu la supériorité de la loi nationale sur la particularité de leurs prescriptions religieuses. Cette adaptabilité est très certainement liée au caractère non littéraliste de leur pratique religieuse. Quoique sacré, le texte s’interprète. Je raconte cela pour les juifs : l’émancipation de 1791 et la maxime de Clermont-Tonnerre – « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus » ; le Grand Sanhédrin convoqué par Napoléon et l’abandon par les juifs d’un certain nombre de leurs règles. Ce chemin reste à parcourir pour une partie des musulmans en France.

A lire aussi: « Mon parti représente un judéo-christianisme conservateur et identitaire! »

Estimez-vous cependant que l’islam radical, qui contamine une grande partie de l’islam européen et français, doit être combattu ? Et la mobilisation de notre héritage judéo-chrétien est-elle la bonne arme ?

Bien sûr, il doit être combattu dès lors qu’il est orthogonal aux lois de la République et à ses mœurs – je pense à l’égalité hommes-femmes, aux droits des homosexuels, à la prééminence de la science… Et surtout dès lors qu’il nourrit un projet politique, qu’il veut imposer ses règles propres à la Cité de tous. Mais c’est moins avec notre héritage religieux qu’avec l’esprit de la République, la défense des droits et libertés, la promotion de la laïcité, que nous pouvons combattre cela. En prenant bien soin de ne discriminer personne, de ne stigmatiser personne, de distinguer la critique de la religion de celle des croyants, de protéger le droit de chacun à pratiquer sa religion. Pour moi, les musulmans doivent suivre le chemin d’assimilation emprunté par les juifs.

Nous ne sommes pas rendus… Avez-vous été touché, en tant qu’ami d’Israël, par le soutien de nombreux chrétiens après le 7-Octobre ?

Profondément touché. Cela m’a rappelé que Péguy, qui est au cœur de mon Dictionnaire, n’est pas mort. La manière dont les chrétiens se sont guéris de leur antijudaïsme et considèrent désormais les juifs comme leurs « frères aînés », pour reprendre les termes de Jean Paul II, est magnifique. C’est une immense source d’espérance.

L’antisémitisme décomplexé est aujourd’hui à gauche. Mais avant d’être « déshonoré par Hitler », il était très porté à droite ainsi que dans les rangs catholiques. Avez-vous peur qu’il ressurgisse dans les milieux conservateurs ?

Franchement, aujourd’hui le sujet est à gauche. Certes les électeurs d’extrême droite sont 35 %, contre 25 % en moyenne pour la population, à avoir des préjugés antisémites, mais ils n’acceptent pas la violence antijuive. C’est très important. Les électeurs d’extrême gauche eux, sont 30 % à accepter ou à souhaiter cette violence envers les juifs, contre 10 % des Français. Et ce retournement est spectaculaire : la gauche démocratique est née de son abandon de l’antisémitisme avec l’affaire Dreyfus. En y retournant, elle rompt avec la République. Nous vivons un moment étrange : Marine Le Pen renonce à l’antisémitisme et à l’antisionisme et Jean-Luc Mélenchon les adopte. Sinistre chassé-croisé.

Vous ne croyez pas en Dieu. Mais dès lors, que signifie être juif ?

La fidélité à ma famille et notamment à la mémoire de la Shoah. Le combat sans concession contre l’antisémitisme : je ne baisse certainement pas la tête. L’adhésion philosophique à la conception éthique que fait Levinas de l’homme, qui est d’abord responsabilité pour autrui et dont il dit qu’elle est l’essence du judaïsme. L’attachement à l’existence de l’État d’Israël, même si je critique vertement son gouvernement. Mais une fois tout cela dit, je suis juif certes, mais comme Marc Bloch je suis « avant tout et très simplement Français »

Dictionnaire amoureux des juifs de France, Denis Olivennes, Plon, 2025.

Dictionnaire amoureux des Juifs de France

Price: 28,00 €

14 used & new available from 23,00 €




Article précédent « Être chrétien, c’est par définition être mauvais chrétien »
Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération