Sondage du JDD: appelons un chat un chat


Sondage du JDD: appelons un chat un chat

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Plus encore que le sondage « vivre-ensemble » publié dimanche dernier par le JDD, la polémique qu’il a suscitée brosse le portrait de la France d’aujourd’hui : un pays où ce qui ne devrait pas exister est décrété inexistant.

Cartésienne au mauvais sens du terme, la critique qu’on oppose au sondage que la Fondation du judaïsme français a commandé à Ipsos se focalise sur les catégories utilisées par l’enquête. Les études qualitatives (longs entretiens avec une trentaine des sondés) ont été réalisées à partir d’échantillons composées de juifs et de musulmans. Or non seulement les statistiques ethniques sont en principe interdites en France, mais la définition même de juif ou de musulman est loin d’être évidente.

Ainsi on se dit d’abord que Jérôme Leroy n’a pas tort quand il écrit : « Les catégories, proposées par Ipsos, sont les suivantes : Maghrébins, Roms, de confession musulmane, d’origine africaine, de confession catholique, de confession juive, d’origine asiatique.  Déjà, première anomalie : depuis quand, dans la république française, est-on classé de cette manière ? Ou plus exactement, en quoi cette classification est-elle pertinente pour « classer » (ficher ?) ceux qui vous auraient posé « des problèmes ». »

L’ennui, c’est qu’à y regarder de plus près, cette critique, d’apparence raisonnable et raisonnée, nous mène directement à l’asile de fous. Puisqu’un Descartes sommeille en chaque Français, commençons par l’exemple suivant. Vous organisez une fête et pensez ne pas avoir assez de chaises. Vous expliquez alors à un ami qu’il vous manque des chaises. Or, au lieu de vous répondre « pas de problème, je peux t’en passer deux », il vous dit : « Avant de constater qu’il y a un problème de chaises, définis-moi une chaise ». « Eh bien, un truc sur lequel on s’assoit », lui dites-vous. «  Ah, jubile votre ami cartésien,  et si je m’assois sur une table ? D’ailleurs, je connais plein de gens qui le font ! ». Vous : « D’accord, une chaise est donc un truc avec quatre pieds et un dossier ! » Lui : « Tu n’y es toujours pas, un artiste contemporain a justement exposé la semaine dernière un meuble qui a les formes d’une chaise mais qui est dans la réalité… une table ! Il a ainsi brillamment exposé l’insidieuse mainmise du néocapitalisme sur nos représentations, et sa stratégie sournoise de domination qui nous transforme tous en esclaves d’un système signifiant-signifié liberticide ! ». Las, vous vous énervez : « J’veux une putain de chaise ! C’est une évidence, non ?  N’as-tu pas le moindre sens commun ? » Réponse du philosophe : « Ah, le sens commun, la sagesse populaire, le « tout le monde sait que ». N’est-ce pas l’arme rhétorique de l’extrême droite ? Tu ne vas pas, toi aussi, faire le lit du Front national ? » C’est sans doute à ce moment-là que vous optez pour un buffet de préférence à un dîner assis.

Si vous pensez qu’il s’agit d’une caricature, lisez ce que Noam Chomsky avait dit de cette manie bien de chez nous à Elisabeth Lévy, qui l’avait interviewé pour Le Point durant sa visite en France en juin 2010. À la question « Comment jugez-vous la vie intellectuelle française ? », le philosophe et linguiste américain avait fait cette réponse : « Elle a quelque chose d’étrange. Au Collège de France, j’ai participé à un colloque savant sur « Rationalité, vérité et démocratie ». Discuter ces concepts me semble parfaitement incongru. À la Mutualité, on m’a posé la question suivante : « Bertrand Russell nous dit qu’il faut se concentrer sur les faits, mais les philosophes nous disent que les faits n’existent pas. Comment faire ? » Une question de ce type laisse peu de place à un débat sérieux car, à un tel niveau d’abstraction, il n’y a rien à ajouter. » Autrement dit, à force de nous croire subversifs, dupes de rien, critiques, rebelles à tout et tout le temps, on finit non seulement par être un peu cons mais aussi par étonner voire affliger des gens comme Chomsky, qui n’est pourtant pas néoréac…

Nous pouvons donc continuer à nier l’existence des chaises, des noirs, des juifs et des musulmans, ou même comme n’importe quel philosophe débutant mettre en doute tout ce que nous voyons et entendons (puisque une petite cuillère dans un verre d’eau nous semble cassée, tout témoignage oculaire est par définition faux, inacceptable et doit être rejeté). Sauf que, même s’il est impossible de les définir, nous passons une bonne partie de nos journées le cul sur une chaise, les sikhs et les bouddhistes – contrairement à certains autres groupes religieux – ne nous posent pas de problèmes particuliers et, pour le moment, le niveau de menace terroriste posé par des Finlandais est tout à fait gérable sans déclarer l’état d’urgence.

C’est très bien de s’émerveiller chaque année sur l’exception française qu’est le bac philo mais il ne faut pas oublier que des choses indéfinissables et innommables peuvent nous tuer. Au lieu de nier la réalité au prétexte qu’elle ne se plie pas à nos catégories et à nos merveilleuses règles de logique, résignons-nous de temps à autre au pragmatisme, à l’empirisme et à quelques généralisations bien fondées.

*Photo: http://res.publicdomainfiles.com



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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