Être à l’heure : la seule exactitude


Être à l’heure : la seule exactitude

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Ce texte est issu du discours prononcé par Alain Finkielkraut le 19 mars à la Halle aux grains de Toulouse, à l’occasion des commémorations organisées pour le deuxième anniversaire des assassinats perpétrés à Toulouse et Montauban par Mohamed Merah.

« Se mettre en avance, se mettre en retard : quelles inexactitudes ! Être à l’heure : la seule exactitude », écrivait Péguy en juin 1914, quelques mois avant d’être tué à l’ennemi. Un siècle plus tard, le 13 mars 2014, je rentrais de Copenhague et mon avion atterrissait à l’aéroport Charles-de-Gaulle. Une rangée de chauffeurs de taxi, officiels et clandestins, attendait les passagers qui sortaient de la salle de livraison des bagages. Alors que je me dirigeais vers l’un d’entre eux, son voisin, maghrébin de toute évidence, m’apostropha brièvement. J’étais, comme cela m’arrive souvent, ailleurs ; je ne compris donc pas ce qu’il me disait. Je lui demandai une fois, deux fois, de répéter. Il s’exécuta consciencieusement. Et les deux syllabes de son interpellation prirent enfin sens : « Raciste ! » Il me traitait de « raciste ». Il me décochait, en guise de bienvenue, le mot devenu, à l’issue du siècle des camps et de l’apartheid, le plus infamant de la langue.  J’étais abasourdi : la première parole que j’entendais, au moment de poser le pied sur le sol de mon pays, m’excluait, pour crime d’exclusion, de la communauté des hommes. Tout en continuant mon chemin, je criai ma colère. Mon insulteur, se sentant lui-même insulté, me suivit et, alors que j’étais arrêté devant un ascenseur, il répéta distinctement l’accusation puis, joignant le geste à la parole, il me dit : « Je vous fais une quenelle ! »  Je ne voudrais surtout pas me draper dans cette histoire. Elle est, je le sais bien, le prix à payer pour la notoriété médiatique. Et les encouragements prodigués par des personnes issues, comme on dit, de la « diversité », m’interdisent, en outre, toute généralisation. Mais je ne peux pas faire non plus comme si rien n’avait eu lieu. Longtemps, nous avons cru que l’antiracisme suffisait à la fraternité. Contre l’apologie meurtrière du Même, il fallait prendre résolument le parti de l’Autre, sous toutes ses formes, dans toutes ses incarnations : le juif, le musulman, l’Arabe, le Noir, la femme, l’homosexuel.[access capability= »lire_inedits »] Ces différences ne pouvaient, pensions-nous, s’op- poser puisqu’elles étaient unies par leur altérité et leur vulnérabilité mêmes.

Les choses, hélas, ne sont pas aussi simples. Sous le grand chapiteau de l’Autre, des conflits inexpiables se font jour. Des victimes réelles ou potentielles de l’exclusion ostracisent à tour de bras et elles le font sans la moindre mauvaise conscience, car elles s’expriment dans l’idiome désormais sacro-saint de l’antiracisme. Le geste obscène de la quenelle balaie un spectre très large, mais il s’adresse en priorité aux juifs, aux juifs en tant que sionistes, car le sionisme n’est rien d’autre, aux yeux d’une partie de plus en plus importante de la popula- tion mondiale, qu’une forme de racisme.  « Hitler a déshonoré l’antisémitisme », écrivait Bernanos au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est pas tout à fait vrai. Hitler a déshonoré l’antisémitisme raciste. Après un temps de stupeur devant la faiblesse infinie de ceux que l’on considérait comme les rois des débrouillards, Israël a fourni à l’antisémitisme antiraciste l’occasion de revenir au premier plan. Il est tout à fait légitime de dénoncer la poursuite imperturbable de la colonisation dans les territoires encore occupés par Israël. Je l’ai fait moi-même en signant l’appel de JCall pour la solution de deux États. Mais avec l’identification du sionisme et du racisme, on quitte le registre politique pour celui de la malédiction. Dans la lignée de Marcion, qui opposait le Dieu du Nouveau Testament et son message d’amour universel au Dieu exclusiviste, belliqueux et xénophobe de la Bible juive, des universitaires très sérieux nous expliquent qu’Hitler est un descendant de Moïse, que la pensée de Mein Kampf, c’est l’idéologie de Jéricho et que cette idéologie revient aujourd’hui au bercail. L’extermination des Cananéens inspire, disent-ils, la politique actuelle d’Israël. Mon apostropheur n’était pas aussi érudit. Il allait droit à la conclusion qui fait du juif l’inventeur du racisme.  Hantée par Hitler – et comment ne le serait-elle pas ? – notre époque se trompe d’époque, notre présent ne sait pas être présent à lui-même. Pour empêcher le retour des « années les plus sombres de notre histoire », il rejoue sans cesse la même pièce et sa propre réalité lui échappe complètement. La résistance de l’esprit du temps au pire manque l’actuelle figure du pire et en vient parfois à collaborer avec celle-ci. Dans les derniers jours de février, une manifestation a été organisée à Toulouse contre l’antisémitisme et l’homophobie. Des représentants du CRIF sont venus se joindre au défilé. Ils ont été chassés au cri de « Sionistes dehors, vous n’avez rien à faire ici ! »

Deux ans après les tueries commises par Mohamed Merah pour venger les « gamins qui meurent à Gaza » et au moment où le négationnisme est paré par les libres enfants d’Internet du prestige du combat contre la censure, nous ne pouvons pas nous contenter de nous indigner et de répéter les mots d’ordre des grandes marches d’antan. L’ignominie raciste est toujours vivante, comme viennent de le démontrer les affronts faits à la garde des Sceaux. Mais l’antiracisme lui-même n’est pas immunisé contre l’ignominie. C’est même en son nom que se préparent les agressions antisémites à venir. Cessons donc de nous crever les yeux devant ce qui crève les yeux pour ne pas être dérangé dans notre traque inlassable de la « Bête immonde ». N’oublions pas la catastrophe qui s’est abattue sur l’Europe, mais gardons aussi à l’esprit que le Mal a plus d’un tour dans son sac. Accomplissons scrupuleusement notre devoir de mémoire sans laisser pour autant la mémoire préempter tout ce qui arrive. « Être à l’heure : la seule exactitude » ; si nous persistons dans notre retard et si le somnambulisme antifasciste continue à nous tenir lieu de vigilance, les appels si nécessaires à la fraternité républicaine resteront des vœux pieux, des toasts pathétiques et vains scandant, à intervalles de plus en plus rapprochés, la montée inexcusable de la violence.[/access]

*Photo : LANCELOT FREDERIC/ SIPA/SIPA. 00679604_000010.

Avril 2014 #12

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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