Maxime Tandonnet : «Le pouvoir a les pieds et les mains liés»


Maxime Tandonnet : «Le pouvoir a les pieds et les mains liés»

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Haut fonctionnaire, ancien élève de l’ENA, Maxime Tandonnet a été conseiller de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur (2005-2007) et à l’Élysée (2007-2011). Il est l’auteur de nombreux livres sur l’immigration, mais aussi d’une histoire des présidents de la République. Son dernier ouvrage, Au cœur du volcan. Carnets de l’Élysée 2007-2012, a été publié chez Flammarion en septembre 2014.

Gil Mihaely : En 2007, beaucoup d’électeurs du FN ont voté Nicolas Sarkozy au deuxième tour parce qu’ils attendaient de lui une politique « ferme » sur l’immigration et la sécurité. Entre 2007 et 2011, vous étiez conseiller spécial auprès de lui, en charge de ces deux questions. Avez-vous tenu les promesses du candidat ?

Maxime Tandonnet : Pas à tout à fait. Le sujet des migrations est en grande partie internationalisé : un gouvernement n’est pas complètement souverain. La France seule peut décider de certaines choses, mais pas de tout. Une grande partie du traitement de l’immigration relève de conventions internationales et des jurisprudences des tribunaux.

Le terme « immigration » véhicule aujourd’hui toutes sortes de fantasmes. Que désigne-t-il précisément pour l’État ?

Tout d’abord, il faut se garder des polémiques et s’en tenir aux faits. L’immigration concerne le flux des nouveaux arrivants, c’est-à-dire, depuis l’an 2000, à peu près 180 000 entrées légales par an en moyenne (dont 60 000 étudiants, 80 000 pour motif familial, 10 000 réfugiés politiques et 10 000 visas de travail) ainsi que des migrants en situation irrégulière dont on estime le nombre à partir de l’AME, aide médicale d’État, à 200 000 à 300 000 (chiffre total et non pas en termes de flux annuel). Sur une longue période historique, l’immigration est un atout et un enrichissement démographique et économique.[access capability= »lire_inedits »] En revanche, quand le flux migratoire excède les capacités d’accueil du pays, notamment sur le marché du travail ou celui du logement, des difficultés apparaissent. Quand il n’y a pas d’emploi pour certains des nouveaux arrivants en période de fort chômage, cela peut favoriser l’exclusion et fragiliser la cohésion sociale. C’est pourquoi il faut maîtriser, organiser l’immigration, tout en restant un pays ouvert.

Très bien, vous avez prononcé tous les mots-clefs. Et il est bon que la neutralité du langage administratif évacue les affects des représentations individuelles. Reste que si, dans le long terme, l’immigration, nous dites-vous, est un enrichissement, beaucoup de nos concitoyens semblent se dire que, dans le long terme, nous serons tous morts, et ils ont d’autant plus tendance à voir les problèmes, plus que l’enrichissement, que les inquiétudes identitaires s’ajoutent aux tensions économiques et sociales que vous évoquez. Quels peuvent être les objectifs d’un gouvernement en ce domaine ?

La mission principale que m’a confiée Nicolas Sarkozy était de développer une politique de gestion des flux migratoires avec les pays d’origine, en même temps qu’un « pacte européen pour l’immigration et l’asile ». J’ai donc travaillé avec le ministère de l’Immigration et les partenaires européens, mais aussi avec des pays de l’Afrique de l’Ouest. Nous avons négocié, bilatéralement, les accords de politique migratoire qui sont en vigueur aujourd’hui avec une quinzaine de pays, comme le Gabon et le Sénégal.

Au-delà de l’internationalisation et de la judiciarisation, qui privent le gouvernement français d’une partie de sa marge de manœuvre dans le domaine de l’immigration, vous avez affronté de nombreux autres obstacles sur votre route. Rappelons-nous la polémique provoquée par l’un des premiers projets de Sarkozy, les tests ADN – je revois Carla Bruni s’indignant lors d’un grand raout de la gauche…

Oui, et je ne cache pas ma responsabilité personnelle dans cette affaire. L’idée était d’adapter une législation sur l’immigration pour faire comme les États-Unis, le Canada et les pays européens : permettre sous certaines conditions à une personne qui ne peut pas démontrer par des documents d’état civil qu’elle a un lien de parenté avec une autre personne – par exemple pour faire venir ses enfants dans le cadre du regroupement familial – de faire des tests ADN sur une base volontaire. Mais nous avions sous-estimé la réaction passionnelle que cette mesure mal expliquée pouvait susciter dans la conscience collective…  C’était une erreur. Cet incident incarne parfaitement la très grande complexité de l’action politique…

Le président Sarkozy, pourtant tout juste élu et encore assez populaire, a finalement décidé de renoncer à cette mesure…

Le tollé était disproportionné par rapport à l’intérêt de la mesure. Ce n’était pas si simple de revenir en arrière, car le projet était déjà dans les tuyaux. Mais on ne fait pas toujours ce qu’on veut…

La pression des médias et de l’opinion n’est pas seule en cause. Le plus choquant, ou au moins surprenant, c’est peut-être la résistance administrative. Dans votre livre, vous racontez que Nicolas Sarkozy voulait réformer le fonctionnement des consulats de France, qui octroient les visas. Le président avait demandé d’organiser une réunion sur le sujet. Et sa demande a tout simplement été ignorée… Ce qui révèle un léger dysfonctionnement institutionnel, non ?

Tout à fait, c’est une chose qui m’a aussi choqué. Le président de la République s’occupe d’une multitude de sujets en même temps, et il ne peut donc pas avoir à l’esprit tous les dossiers. À cette époque-là, j’ai eu l’impression que l’administration n’appliquait pas ses instructions. Il faut savoir qu’à l’Élysée il n’y a pas de cellule de suivi de décisions, c’est tout l’entourage du président qui s’en charge, et il est du devoir de tout le monde de réagir… ou pas… Parfois, on prend des notes et on fait des comptes rendus de réunion, mais ce n’est pas systématique, car cette pratique n’est pas dans l’esprit de l’institution. C’est à Matignon que l’on rédige des comptes rendus officiels des mesures. Un puissant organisme, le secrétariat général du gouvernement, assure cette mission fondamentale. Cela traduit un caractère profond de nos institutions : l’Élysée n’est pas normalement le lieu où l’on gouverne au quotidien. On y fixe le cadre, les grandes orientations, pas plus. Mais, depuis une quinzaine d’années, l’Élysée est devenu, sans en avoir les moyens, le centre de gouvernement à la place de Matignon. Autrement dit, on essaye de gouverner la France depuis l’Élysée. C’était déjà ainsi pendant le second mandat de Chirac, c’était comme cela avec Sarkozy, c’est encore le cas avec Hollande.

Êtes-vous en train de dire qu’on ne sait pas qui dirige la France ?

Je dis qu’il y a une ambiguïté dans le mode de fonctionnement du pouvoir. Normalement, c’était l’Élysée qui fixait la ligne en matière d’immigration. Elle était claire : on est ouvert à l’immigration régulière mais on ne peut pas accueillir tout le monde, surtout avec un taux de chômage considérable, et il faut lutter contre l’immigration illégale. Ensuite, ce devait être à Matignon de mettre en œuvre ces grands principes. Cela n’a pas été le cas. On vivait dans une confusion des genres permanente.

Est-ce cette « ambiguïté » dans le fonctionnement du pouvoir qui crée un sentiment général d’impuissance ?

Je pense qu’elle y contribue beaucoup. Le président a pour mission d’incarner la nation, il représente en principe la communauté nationale, l’unité du pays, et doit rester « au-dessus de la mêlée ». Au quotidien, c’est au Premier ministre, sous le contrôle du Parlement, qu’échoit la mission – plus ingrate – d’adopter des mesures nécessaires, mais souvent douloureuses. La confusion de ces missions respectives peut compromettre la capacité même d’agir. En outre, en période de crise, une surexposition médiatique du chef de l’État entraîne de graves phénomènes de rejet et d’impopularité.

D’où le rôle de fusible conféré au Premier ministre. Mais l’interventionnisme de Nicolas Sarkozy et, plus généralement, sa personnalité, ne sont-ils pas la principale cause de ces ambiguïtés ?

Pas uniquement. C’est un problème beaucoup plus profond. Le quinquennat a beaucoup joué. J’ai vu cette sorte d’amalgame entre le rôle de chef de l’État et celui de chef du gouvernement se mettre en place sous mes yeux. Il faudrait revenir à une pratique plus « Ve République ». En revanche, je ne crois pas à la formule d’un « président chef de parti », raison pour laquelle je suis totalement opposé au système des primaires, où le parti choisit son futur candidat. Le président doit rester l’homme de la nation.

Quel est le problème, alors ?

Nicolas Sarkozy a été un président très actif, volontariste, animé par une profonde envie de changer les choses, mais il s’est heurté à de multiples obstacles : la force d’inertie dans les ministères, le poids des jurisprudences… Le Conseil constitutionnel et les tribunaux suprêmes européens ont un pouvoir considérable sur les politiques. Pour prendre un exemple cité dans mon livre, il était prévu qu’un criminel très dangereux qui a de fortes chances de récidiver soit maintenu en rétention après avoir purgé sa peine.

Mesure qui peut effectivement être jugée contestable…

Sans doute, mais n’est-ce pas une prérogative du pouvoir exécutif ? On n’a pas pu le faire comme on voulait, car le Conseil constitutionnel a estimé que c’était contraire à sa jurisprudence. Il faut savoir que le Conseil constitutionnel censure la moitié des lois, y compris celles du gouvernement actuel. C’est énorme quand on y réfléchit ! Cela pose un problème au regard de la légitimité démocratique d’un Parlement élu au suffrage universel.

Sommes-nous gouvernés par des juges ?

Je ne le dirais pas comme ça, mais il est certain que les jurisprudences des cours suprêmes ont un poids croissant dans la vie publique. D’autres contraintes ont joué aussi. Nous voulions faire beaucoup plus pour les banlieues, mais l’argent manquait. La décentralisation a aussi contribué à saper nos décisions : on a donné beaucoup de pouvoir aux collectivités locales, et quand l’État a supprimé un fonctionnaire sur deux, elles ont recréé autant de postes de fonctionnaires… Bref, le manque d’efficacité de l’autorité du pouvoir central est l’un des grands problèmes de notre République.

Sarkozy hier, Hollande aujourd’hui, qui que ce soit demain – tous les présidents se heurtent aux mêmes écueils…

Absolument ! J’en suis persuadé. Je ne dis pas que l’on peut tout changer d’un seul coup, mais il faudrait redonner des marges de manœuvre, même restreintes, pour permettre aux pouvoirs politiques d’agir. Comment se fait-il que face au chômage de masse, qui existe depuis environ 1980, on n’ait jamais réussi à trouver de solution ? Cela s’aggrave continuellement, les gens sont découragés et ne croient plus au politique. Il faut rejeter toute forme de démagogie. Je ne crois pas aux solutions miracles et à la poudre de perlimpinpin, mais à un travail sérieux et de longue haleine pour recouvrer peu à peu des marges d’action et d’efficacité.

D’accord, mais en attendant, comment peut-on gouverner la France ?

Autrefois, même les gouvernements de la IIIe et de la IVe République, malgré une instabilité chronique, fonctionnaient mieux : des décisions ressortaient du chaos apparent ! Aujourd’hui, derrière les attributs de la puissance, le pouvoir en France a les pieds et les mains liés. Il faut revenir aux bases de la Ve République, avec un président qui préside et un gouvernement qui gouverne. C’est la leçon que je tire de mon passage à l’Élysée.[/access]

*Photo : Hannah.

Novembre 2014 #18

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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