La ligne Clergue


La ligne Clergue

grand palais lucien clergue

À quoi sert une exposition dans l’un des musées de l’institution parisienne ? À établir la renommée d’un artiste, à lui conférer le prestige qui lui manquait, à l’admettre dans le cercle capricieux de la consécration française. Elle peut aussi corriger sa réputation, modifier l’idée que nous nous faisions de son œuvre, affaiblie parfois par sa personne même. C’est précisément ce qui se produit actuellement au Grand Palais pour Lucien Clergue (1934-2014). On y allait à reculons, agacé par ce notable impérieux, fier de sa poitrine constellée des breloques de l’honneur national. On l’avait trop vu, on le jugeait satisfait, comblé par son reflet, avec cela trop marchand, commerçant habile. Mais la vérité de ce photographe surdoué allait réduire à rien les effets de notre ignorance et de notre amnésie.

Comment reprocher à Clergue son besoin de reconnaissance et son habileté sociale ? Pour Lucien, né en 1934 à Arles, tout avait si mal commencé ! Son père s’était mis aux abonnés absents, la maison familiale avait disparu sous un bombardement, sa mère tant aimée, qui se débattait dans les difficultés d’une épicerie, mourait alors qu’il avait 17 ans. Lucien abandonnait ses études, entrait à l’usine.

Lucien photographie de manière « sauvage », en autodidacte résolu.[access capability= »lire_inedits »] Il ne maîtrise pas encore la technique, mais il distingue quelque chose derrière les choses, il révèle la permanence de signes sur la matière inerte, il signale l’intérêt graphique d’un pli de terrain, d’une faille dans le sable, d’un enlacement de brindilles, il révèle la sensualité totale du corps sans tête d’une femme, dont la chair affolante est battue par les vagues. Bref, le garçon pressent qu’il possède une mystérieuse énergie, un pouvoir de révélation qui l’autorise à briser le miroir des simples apparences. Le jeune Clergue, employé dans une usine, est photographe : il lui reste à le démontrer. En 1953, il ose solliciter Pablo Picasso, qui sera son thaumaturge. L’accord est immédiat entre le garçon sauvé du malheur par sa volonté farouche et le peintre adulé : « À la sortie d’une corrida, aux arènes d’Arles, je mets mes photos sous le nez de Pablo Picasso. Il les regarde et me dit : “Je veux en voir d’autres.” Alors je me suis mis au travail pour lui, comme une obsession. » Si la sympathie joue son rôle, il n’est pas impossible que Picasso ait éprouvé dans ces images fortes et mystérieuses une communauté de réflexion et d’audace. À ce moment précis, le monde veut « absolument être moderne ». Les photographies de Lucien fondent une sensation de nouveauté absolue.

 « J’ai débuté dans ma vie artistique avec un carré d’as dans la main. » Quatre cartes gagnantes dont la première se nomme donc Pablo Picasso, son « découvreur ». En 1955, Clergue lui confie un ensemble de photographies qu’il a intitulé La Grande récréation, soit 120 images d’enfants « de la rue » déguisés par ses soins, dans les ruines d’Arles causées par la Seconde Guerre. Ils évoquent les saltimbanques peints antérieurement pas le grand Pablo : « J’ai fait un inventaire de mon univers, de là où je vivais, j’ai introduit de petits saltimbanques qui correspondaient [à mes] influences majeures […] à cette époque, le Picasso de la période rose, l’Orphée avec les personnages clé de l’œuvre de Cocteau. [Et] La grande parade, de Fernand Léger. » Clin d’œil du jeune ambitieux à Picasso vieillissant qui, un peu plus tard, devant ses nus féminins « dans la mer », s’écrie : « Il faut les montrer à Cocteau ! » Ce dernier, visité dans l’entresol fameux du 36, rue Montpensier, à Paris, en 1956, les fait parvenir à l’éditeur Pierre Seghers, qui les choisit pour illustrer Corps mémorables, de Paul Éluard[1. Recueil de poésie édité chez Seghers sous le pseudonyme de Brun, en version partielle, dans un ouvrage intitulé Poésie 47, réédité en 1948 dans sa version intégrale. L’édition de 1957 compte 12 photographies de Lucien Clergue ; Jean Cocteau lui a donné le poème liminaire, sa couverture est un dessin de Pablo Picasso.]. Sa rencontre avec Jean Cocteau, l’enchanteur du xxe siècle, fonde une amitié seulement tranchée par la mort[2. Les lettres qu’ils échangèrent ont été publiées sous le titre Correspondance Jean Cocteau et Lucien Clergue, Éd. Actes Sud, en 1989.]. Après cela, une lucarne s’est ouverte dans son ciel noir. Il rentre rassuré : « …] ce voyage à Paris, le premier de ma vie, m’aura permis de faire le point. Je me trouve en fin de compte heureux d’être né, de vivre et de construire mon œuvre à Arles » (lettre à Cocteau). Picasso, Cocteau, Seghers, Éluard, ses quatre as : un orphelin pauvre pouvait-il espérer plus beau jeu pour un début dans la vie ?

L’exposition du Grand Palais présente les travaux d’apprentissage photographique d’un garçon dépourvu de tout, sauf de talent. Inédits jusque-là, découverts avec les sept albums qui les contiennent, ils sont un bel exemple de « récup » : plusieurs d’entre eux sont, à l’origine, des classeurs présentant des échantillons de tissus proposés à la vente. Clergue a substitué aux carrés de textile ses propres « contacts » en noir et blanc. Ils témoignent de la puissance, de la précocité originale de sa vision. Nombre des thèmes qu’il développera par la suite, tels les nus dans la mer, les animaux morts, l’agonie des taureaux de combat, les objets délaissés par le temps, se trouvent déjà dans cette genèse encore maladroitement fabriquée de 1954 à 1957 : « […] il fallait du culot et surtout du talent pour arracher de la beauté, une beauté bouleversante, éclatante, à une matière aussi radicalement rebutante » (Michel Tournier). Ces documents, ici chronologiquement répertoriés, n’avaient jamais été montrés, or, ils produisent la preuve de sa « fulgurance », terme justement utilisé par les deux commissaires de l’exposition, Christian Lacroix, couturier de son ancien état, décorateur, concepteur de formes, illustrateur, homme d’Arles, et François Hébel, directeur des Rencontres d’Arles en 1986-1987, puis de 2001 à 2014 (il a fait connaître Nan Goldin, photographe « sulpicienne » en mode flash, qu’on aurait tort, selon nous, de vouloir associer à l’entreprise d’autofiction laborieuse et terne de Christine Angot).

Arlésien, enraciné mais non pas prisonnier, dépourvu de tout provincialisme, méditerranéen, français donc universel, Lucien Clergue a rendu à la photographie beaucoup de ce qu’elle lui avait accordé[3. « De cette dynamique est née à Arles, l’École nationale supérieure de la photographie […] une filière d’industries culturelles, la fondation Van Gogh… Lucien a réalisé une œuvre d’aménageur du territoire, il a fait de sa ville le centre du monde de la photographie […] Arles est en train de connaître une Renaissance, de devenir une ville phare de la culture […] » (Bernard Gille).]. En 1969, il fonde les Rencontres internationales de la photographie avec l’écrivain Michel Tournier, Agnès de Gouvion Saint-Cyr et Jean-Maurice Rouquette, conservateur du Musée Réattu, qui possède à ce jour 4 500 clichés, offerts par Ansel Adams, Brassaï, Robert Doisneau, Izis, Man Ray, Robert Mapplethorpe…

L’exposition Lucien Clergue, au Grand Palais, est le passage obligé, qui mène à un artiste majeur.

 

Entretien avec François Hébel, commissaire de l’exposition

Patrick Mandon. L’exposition replace Lucien Clergue dans le mouvement général de l’après-guerre. Son apport est fondamental. En outre, vous balayez sans effort les critiques hâtives : arrogant, commercial…

François Hébel. Cette exposition, telle qu’elle se présente aujourd’hui, est née du temps que nous avons passé dans l’atelier du photographe, de la liberté dont nous avons joui pour consulter ses archives. Il nous est apparu comme une évidence que l’art de Lucien est proprement fulgurant. Il ne connaissait pas l’histoire de la photographie, il ne possédait aucune référence. Il était donc affranchi des maîtres, il devait inventer son art. Ses nus « nés de la vague » signalent bien son originalité : on n’avait jamais vu cela auparavant. Quant au commerce ! Lucien a été très tôt convaincu de l’importance commerciale des tirages. Il a été le premier à vendre ses tirages et à vivre de ces ventes. C’est un visionnaire là aussi. Aujourd’hui, le marché s’est développé considérablement. Il a eu la prescience de ce phénomène, et il s’est employé à en profiter : un artiste doit vivre de son art. Mais il est vrai que s’est créée une certaine confusion : le personnage, avec son bagout, s’imposait, son œuvre en souffrait.

Le jour de l’inauguration, on ne se bousculait pas du côté des critiques et des médias.

C’est vrai, mais la situation a évolué très favorablement. Ils ont su que l’exposition démontrait toute la force créatrice de Clergue, et ils ont fini par se déplacer. Lucien lui-même est sans doute un peu responsable de cette apparente désaffection, qui l’a injustement puni. Il était exubérant, volontiers colérique, d’un abord qui pouvait être rugueux, très inquiet de sa survie et de la mémoire qu’on garderait de lui.

Chez Clergue, on pourrait discerner l’attention aux plus démunis, aux plus fragiles, une singulière vision de la matière et de ses métamorphoses, ainsi qu’une perception de la violence, presque de la désolation. Cela s’explique-t-il en partie par les événements de sa propre jeunesse, les malheurs, personnels et collectifs, qu’il a connus ?

Il est certain que la guerre, le décor de sa ville natale bombardée, surtout l’agonie puis la mort de sa mère, tout cela lui a fourni l’aliment d’une grande mélancolie qui ne l’a jamais quittée. On retrouve ces antécédents dramatiques dans sa fascination pour les charognes et les ruines. Il en va autrement de ses photographies sur les gitans. Il vivait au milieu d’eux, qui composaient une population visuellement intéressante. Ce voisinage offrait des occasions permanentes de photographie. En outre, ils formaient une communauté à part, plutôt méprisée, qui ne se mêlait pas avec les autres Arlésiens. Ils faisaient la fête, ils aimaient la musique : Clergue se sentait bien avec eux. D’ailleurs, il leur a démontré un vrai attachement, même dans son travail photographique, qui s’inscrit dans la durée.

Auprès de Manitas de Plata, il joue le rôle d’un agent artistique.

Ils étaient plusieurs, mais Lucien a vraiment découvert Manitas, de son vrai nom Ricardo Baliardo. Il l’introduit chez Vogue et l’accompagne partout dans le monde.

On le découvre grand amateur d’une certaine photographie américaine

Encore une fois, lorsque Lucien présente ses clichés à Picasso, il ignore tout du passé de la photographie. Progressivement, il tente d’en savoir plus. Ce qu’il voit de la tendance française de l’après-guerre ne l’attire pas : la reconstruction, le reportage de rue, l’humanisme photographique ne sont pas son « genre ». Ce qu’il découvre des photographes américains, en particulier ceux de la Côte Ouest, dans quelques magazines, l’attire bien davantage. Il se sent proche de leur univers minéral, de leur sens de la composition, de leur démarche conceptuelle. Le hasard veut qu’il rencontre Edward Steichen[1. Edward Steichen (1879-1973), peintre, photographe, est un artiste considérable. Il dirigea le Musée d’art moderne (MoMa), à New York.] en Suisse, au cours d’une exposition organisée par ce dernier. Steichen, séduit par ce qu’il lui montre, l’invite à présenter ses œuvres au Museum of modern Art. C’est ainsi que Lucien Clergue s’envole pour New York en 1961 : il subit le choc de la révélation. Cette ville exerce sur lui une vraie fascination. Il y retourne peu de temps après avec Manitas de Plata, qu’il laisse ensuite partir vers l’Australie. Quant à lui, il rend visite aux photographes de la Côte Ouest : Ansel Adams, Edward Weston, Lee Friedlander. Il invitera tous ces artistes à Arles, établissant un pont entre l’Amérique et l’Europe, et accomplissant de cette façon son projet fondamental en faveur de la photographie. On ne peut discerner que de la générosité dans cette action, dans ces rapports d’admiration qu’il veut partager avec le public français. Voilà bien l’autre aspect de son œuvre.[/access]

Exposition Lucien Clergue, Grand Palais, jusqu’au 15 février.

Janvier 2016 #31

Article extrait du Magazine Causeur



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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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