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Le débat interdit


Le débat interdit

Vous avez des réponses ? Dommage, parce qu’il n’y a pas de question. La France entière s’est emparée du débat sur l’identité nationale. Pas dans les préfectures et autres salles des fêtes. Dans les bistrots, les dîners en ville et les rédactions, à l’Assemblée et sur les marchés. On ne parle que de ça. Et tout ce qui compte dans la République des Lettres ou presque y est allé d’un couplet ou d’une signature.

Si tout le monde a une réponse, il doit bien y avoir une question. Que nenni. Voilà des semaines que nos directeurs de conscience se relaient sur les ondes et dans les colonnes de la presse imprimée et électronique, répétant, comme pour conjurer le sort : le débat n’aura pas lieu. Et plus il a lieu, plus ils lui intiment de cesser, comme le petit bonhomme de Sempé qui donne des ordres à l’océan. C’est à croire que ces gens-là détestent les questions.

[access capability= »lire_inedits »]Dans cette cohorte d’agents de la pensée convenable, on ne s’en étonnera pas, le camarade Edwy Plenel est le plus rigolo. Involontairement, car l’humour n’est pas le fort du confrère. Son « appel à ne pas débattre ». Une pétition contre le débat, Muray aurait adoré.

La façon dont Plenel vend sa came est une démonstration. J’ai tous les gens qui comptent, nous dit-il. Tout le monde du savoir, toute l’intelligence. Même des gens de droite. Et même (sic) des amis de Carla Bruni. « De Dominique de Villepin à Olivier Besancenot, de Martine Aubry à Daniel Cohn-Bendit, de Marie NDiaye à Patrick Chamoiseau, de Claude Lanzmann à Tahar Ben Jelloun », annonce le site. Et de fait, il y a du beau linge parmi les 35 000 signataires qui jurent qu’ils ne débattront que par la force des baïonnettes. Un paquet de bons esprits de gauche, un peu de people concerné genre Guy Bedos (aucune trace de Marion Cotillard), des penseurs de petit, moyen et très haut vol, bref le cocktail paillette-intello qui vous signe une vraie pétition parisienne.

Et que nous disent ces gens qui comptent ? Qu’ils adorent le débat mais pas celui-là. Que cette question-là ne leur plaît pas, parce qu’elle est posée par la mauvaise personne, dans les mauvais termes et surtout, que certains lui donnent de très mauvaises réponses. Que ça dérape. Intéressant, ce verbe, déraper. Hors de quel chemin tracé à l’avance ? Par rapport à quelle parole préétablie et décrétée acceptable ? En somme, ces représentants de l’esprit et du savoir acceptent qu’on pose des questions à condition de fournir les réponses.

Il est donc fort important que personne n’entende ce que disent les gens qui ne comptent pas, à commencer par les 53 % d’électeurs suisses qui ont voté contre de nouveaux minarets sur lesquels se sont immédiatement déversés les fleuves d’indignation et pelletées de noms d’oiseaux normalement réservés aux lepénistes, crypto-lepénistes, para-lepénistes et futurs lepénistes. Personne, à part Gil Mihaely qui me fait cette judicieuse remarque, n’a observé que, dans la votation helvète, la majorité silencieuse s’est comportée comme une minorité menacée. Cette majorité menacée a peur d’assister à la disparition du monde qu’elle connaît – et peut-être est-ce le cas. Elle résiste au changement en essayant de protéger ses paysages qui seront peut-être le dernier refuge des identités humaines : on aura beau supprimer les frontières, la vie ne sera pas la même dans la steppe que dans la toundra. Peut-être est-ce dérisoire au regard de l’Histoire. Mais cela n’a rien d’infâmant.

C’est dans cette population dite « de souche » (ce qui signifie qu’elle est d’immigration plus ancienne que la population dite « issue de ») que se recrutent les dérapeurs qualifiés de racistes par le langage commun et le tribunal médiatique. À travers un exemple banal, Luc Rosenzweig montre comment le « dérapage » arrive. Emmanuel Todd a pourtant raison quand il dit que « le tempérament égalitaire des Français fait qu’ils n’en ont rien à foutre des questions de couleur et d’origine ethnique ou religieuse ». Si on excepte quelques groupuscules se réclamant d’un mythique Occident blanc, la plupart des gens pensent qu’être français n’a rien à voir avec le fait d’être blanc, noir, arabe, juif ou musulman. En revanche, s’agissant de pratiques culturelles et de comportements collectifs, ils pensent avoir leur mot à dire sur ce qui est tolérable et sur ce qui ne l’est pas (voir l’éditorial). Comme l’écrit Cyril Bennasar, « on accepte tout le monde mais pas n’importe qui ».

Dans ces conditions, on peut se demander pourquoi, blague suisse à part, le débat s’est focalisé sur l’islam, ce que, bizarrement, personne n’avait anticipé. C’est que l’objet de la discussion n’est pas l’islam comme croyance mais comme ciment communautaire, code social et, parfois, étendard de la détestation de la France. Peu chaut à la grande majorité des Français que leurs concitoyens aillent à la synagogue, à la mosquée ou au sauna. Mais n’en déplaise aux pétitionnaires au grand cœur, nos villes et nos campagnes sont encore peuplées d’êtres primitifs qui n’aiment pas qu’on siffle la Marseillaise, se sentent insultés quand on dit « Nique la France » et aiment que les femmes s’habillent comme des femmes. Ajoutons, au risque de nous répéter, qu’il faut avoir des rapports très lointains avec la logique pour proclamer dans le même élan que l’islam est devenu la deuxième religion de France et qu’il est criminel de se demander si cela a ou doit changer le pacte républicain.

Il serait absurde ou criminel de faire comme si on n’entendait rien de déplaisant dans ce déballage de linge sale en famille. Et si on postule que « les gens » disent à peu près ce qu’ils pensent, ce n’est pas très étonnant. Peut-on croire que dans nos têtes, la pensée correcte aurait éliminé toute noirceur, tout sentiment mauvais, injuste, réducteur, destructeur ? La « parole libérée », ça plaisait quand c’était pour beugler « CRS-SS ! » ou draguer à corps ouvert. Quand on se pose des questions sans réponses du genre « Qui suis-je ? Où vais-je ? », ça plombe tout de suite l’ambiance. Dans le monde des bisounours dont rêvent ceux qui vont par les chemins en clamant « Taisez-vous ! », la parole est innocente parce que la pensée est pure. On aime l’autre 24/24 et dans tous ses aspects. Remarquez que, quand ils sont confrontés à un autre concret qui récuse ce qu’ils disent, nos amoureux du genre humain ont vite la bave aux lèvres. Mais jamais ils ne répondent par l’argumentation à ceux avec qui ils sont en désaccord.

Donc, on discute de l’islam de France ou, plus précisément, de certaines de ses manifestations qui ne sont pas religieuses mais identitaires et, par ailleurs, bruyantes mais minoritaires. Seulement, il déplaît à nos bons esprits qu’on parle de l’islam autrement que pour en célébrer les vertus civilisatrices. Et c’est là que le débat dérape mais pas de la façon dont on nous dit qu’il dérape. Quand un sujet de conversation leur déplaît, les curés antiracistes évoqués par Florentin Piffard ne se contentent pas, comme Jérôme Leroy, de refuser d’y prendre part. Ils prétendent l’interdire et brandissent l’arme fatale contre ceux qui entendent la poursuivre : Vichy, et plus si affinités.

Nous y sommes. Les années 1940 sont de retour et, avec elle, un monde merveilleux réduit à la guerre de l’humanité contre ses ennemis, à l’affrontement entre résistants et collabos. Et comme il suffit de dénoncer les collabos pour être admis dans l’équipe des résistants, c’est sans risque et gratifiant. Qui d’entre nous, adolescent, ne s’est rêvé en héros de l’armée des ombres, mourant sous la torture sans avoir parlé ? Dans cette affaire d’identité nationale, vous signez et vous êtes Jean Moulin.

Leo Strauss parlait de reductio ad hitlerum. Accommodé à la sauce franchouillarde, cela donne la reductio ad petainum. Le numéro spécial de Mediapart consacré à ce débat immonde (dans lequel on peut d’ailleurs lire d’intéressantes réponses à la question qu’il ne fallait pas poser), s’ouvre avec l’affirmation suivante : « Pour la première fois, s’énonce, au sommet de la République, l’idéologie de la droite extrême, celle qui fut au pouvoir avec Philippe Pétain sous Vichy, cette droite à la fois maurrassienne, orléaniste et élitiste qui n’a jamais admis la démocratie libérale. » On respire : la droite chiraco-villepiniste qui est, elle, égalitaire et progressiste, échappe à ce jeu de massacre.

À la suite de Cambadélis qu’épingle Odile Cohen (, ils sont pas mal à se lâcher sur ce registre. Besson, c’est Laval, « béat devant Jospin, Déat devant Sarkozy », selon Jean-François Kahn, vraiment très mal inspiré. Vous l’avez compris, dans ce casting, Sarko, c’est Pétain. Et les musulmans d’aujourd’hui sont les juifs d’hier – j’ai malheureusement oublié qui a écrit que l’étoile verte était en train de succéder à l’étoile jaune, à qui le tour messieurs-dames ? Quant à Hitler, sans doute se planque-t-il en chacun d’entre nous.

On reconnaît donc les « enfants de Pétain » (formule de Marc Cohen) au fait qu’ils posent les questions interdites. Evidemment, il faudrait en rire, même jaune. On peut aussi rappeler à ceux qui manient sans vergogne la comparaison historique la plus douteuse qu’il n’y a pas, en France, de lois raciales et que les seuls qui en réclament sont les partisans de la discrimination positive. On pourrait surtout les inviter à consulter un manuel d’histoire du secondaire, puis à faire quelques pas dans la rue, s’arrêter dans un kiosque à journaux, discuter avec deux ou trois commerçants, emprunter les transports en commun (si possible le RER) et finir par une douche glacée. Peut-être ce contact brutal avec le réel les ramènera-t-il, sinon à la raison, du moins à une décence minimale.[/access]

Janvier 2010 · N° 19

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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