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L’horreur à Coët


L’horreur à Coët

« Malgré l’histoire de mon frère et ce que je vivais depuis une semaine au camp, j’avais toujours une haute idée de l’institution militaire. Une très haute idée, pouvais-je même dire. » C’est Geoffroy de La Roche, psychologue dans le civil et lieutenant de réserve qui parle ici, et il a bien du mérite étant donné ce que l’Armée va lui faire subir. Il est le narrateur et le personnage principal des Soldats de papier, le deuxième roman de Marc Charuel, après Le jour où tu dois mourir, dont nous avions rendu compte l’année dernière. La subtilité que l’auteur met à tracer son portrait tout en nuances va donner à son histoire une étonnante crédibilité, autant que la documentation de première main parfaitement métabolisée dans le déroulé de l’action.

Les soldats de papier est un roman qui se passe presque entièrement dans l’enceinte de Saint-Cyr Coëtquidan, le West Point français où les traditions et les valeurs d’honneur et de courage forment l’élite des officiers français autant que les cours et l’entraînement qu’ils reçoivent. Le problème est que les institutions de ce genre peuvent avoir la pureté dangereuse et décider de passer sous silence les affaires délicates. Quand en ce mois d’octobre 1992, on demande à Geoffroy de la Roche de venir à Coët, il croit absurdement que c’est pour aider à l’enquête sur des disparitions mystérieuses d’appelés. Il y en a eu une bonne demi-douzaine en quelques mois, que la direction de l’école s’empresse de classer dans le dossiers « désertions » en croisant très fort les doigts pour que les familles n’alertent pas la presse ou la justice.

Geoffroy se sent d’autant plus motivé qu’il a lui-même perdu son frère aîné, dix ans plus tôt, dans des conditions similaires. Cette enquête est donc pour lui un enjeu intime : il s’agit de rentre justice à un jeune homme dont le supplice nous est décrit dans un prologue aussi éblouissant qu’éprouvant par Marc Charuel qui se révèle orfèvre dans le traitement littéraire de l’horreur, ne nous épargnant aucun détail sans pour autant sombrer dans la complaisance. C’est à ce genre de prise de risques dans la note à tenir que l’on reconnaît d’ailleurs les bons auteurs des faiseurs à la chaîne.

Mais voilà, le lieutenant de La Roche comprend vite que sa principale mission va être de calmer les angoisses des appelés du camp plutôt que de comprendre ce qui se passe vraiment. Ce qui se passe vraiment, celles et ceux qui se souviennent de l’affaire des disparus de Mourmelon et de la sinistre figure de l’adjudant Pierre Chanal l’auront déjà compris. En la transposant dans le cadre élégant, pour ne pas dire feutré de Coëtquidan, Marc Charuel réussit un sacré pari qui est celui d’étudier, sans préjugés, la construction d’un monstre pour qui l’Armée est un moyen idéal de masquer des pulsions mortifères. Charuel serait antimilitariste, la charge serait presque moins rude ! Mais ce photographe de guerre, ancien reporter qui a baroudé sur tous les fronts depuis les années 70, aime la chose militaire comme on aime une vieille maîtresse avec qui on en a vu d’autres et à qui on peut tout dire. Comme quoi, être fanamili n’a jamais empêché la lucidité.

Le lecteur retrouvera la délicieuse angoisse qui consiste à s’attacher à un enquêteur et à savoir que celui-ci a toujours un coup de retard, y compris quand son enquête le conduit dans la Yougoslavie en guerre, où il ira traquer le tueur, un pervers intelligent comme tous les pervers et qui sait que rien ne vaut de grands massacres pour perpétrer à l’abri ses petites horreurs à soi, bien caché sous un casque bleu ou un béret de milicien quelconque.

Ceux qui avaient lu le précédent roman de Charuel, qui traitait d’un sujet aussi violent et épouvantable que celui des snuff movies, retrouveront sa maitrise narrative, celle de l’auteur de thriller qui a suffisamment de métier pour rendre en quelques lignes l’ambiance d’un bar à putes de Rennes, l’inconfort d’une chambrée ou Sarajevo en ruines vue par le périscope d’un char. Mais cette fois-ci, dans Les soldats de papier, en réduisant la dimension planétaire de son précédent opus à un huis-clos en forêt de Brocéliande, à l’exception d’une ultime échappée dans une Bosnie en proie à l’épuration ethnique, il a encore concentré ses effets et sa noirceur et créé des personnages d’une grande complexité.

Il semble donc que nous soyons, d’ores et déjà, avec Charuel, en présence d’une grande plume du noir d’aujourd’hui.

Les soldats de papier, Marc Charuel (Albin Michel)

*Photo : Patrick Peccatte/Paris Match



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