Jean-Pierre Martinet, stratège de l’échec


Jean-Pierre Martinet, stratège de l’échec

jerome martinet eibel

Certains morts ne dorment que d’un œil. D’outre-tombe, Jean-Pierre Martinet (1944-1993) doit s’amuser du retour en grâce qu’il connaît depuis quelques années. Mort alcoolique à quarante-huit ans, l’ »écrivain maudit » sort peu à peu du quasi-anonymat dans lequel il était confiné. Son chef-d’œuvre, Jérôme, réédité avec succès (Finitude, 2014) et transposé en spectacle de danse, sa nouvelle La Grande Vie adaptée il y a quelques années au théâtre par Denis Lavant, sa vie objet d’un documentaire, bref, la postérité de Martinet ne s’est jamais aussi bien portée. « S’il vivait encore, il serait étonné du succès de Jérôme. Ses livres ne sont quand même pas très réjouissants, ni très drôles », confesse l’ancien éditeur Alfred Eibel, qui fut son meilleur ami.

Pleins d’humour grinçant, les personnages de Martinet forment une grande famille d’éclopés. « Vivre le moins possible pour souffrir le moins possible »[1. La Grande Vie, L’Arbre vengeur, 2006.] est le credo de ces laissés-pour-compte qui retournent contre les autres le mal-être qui les ronge.[access capability= »lire_inedits »] De La Somnolence (1975) à L’Ombre des forêts (1987), on meurt beaucoup chez Martinet, le plus souvent accidentellement, comme si la fatalité s’abattait autour de ces grands fêlés dont le monologue intérieur tient lieu d’intrigue. Ainsi, l’alcoolique et pervers notoire Jérôme Bauche[2. Clin d’œil aux tableaux apocalyptiques de Jérôme Bosch, le nom de Jérôme Bauche correspond parfaitement au personnage contrefait et ultracomplexé qu’est le narrateur de Jérôme.] se met-il en quête de Polly, une gamine de seize ans née des fantasmes de l’auteur. Comme son double, Bauche noie son mal-être dans l’alcool pour supporter le voisinage d’une mère oppressive. La famille Martinet, c’est un peu la version tragique des Deschiens : un père mort très jeune, que Jean-Pierre n’a jamais connu, un frère simple d’esprit, une sœur à moitié folle à l’usage de laquelle on avait fabriqué un revolver en bois parce qu’elle braquait les cafés pendant ses crises de démence et, pour couronner le tout, une mère poule qui harcelait son rejeton au téléphone. C’est dans ce milieu suffocant que Jean-Pierre Martinet évoluera au cours d’une grande partie de sa vie, le foyer maternel de Libourne faisant office de refuge et de prison lors de sa démission de l’ORTF, à la fin de la décennie 1970, puis quelques années plus tard, après le fiasco du kiosque à journaux qu’il avait ouvert à Tours. Empuantie par les miasmes et les déjections, cette littérature viscérale, au sens littéral du terme, met en scène « des corps qui sentent la sueur, l’urine et le foutre ». Dans Jérôme, d’innombrables détails font écho au quotidien de Martinet, comme ces tranches de museau qui soulèvent le cœur du héros, condamné à en manger chaque jour. Un trait de caractère qu’Alfred Eibel ne manquait pas de souligner : « Arrête d’acheter du museau puisque tu dis toi-même que tu ne le digères pas ! ». «  Oui, mais qu’est-ce que tu veux que j’achète d’autre ?! », se voyait-il répondre…

Le parallélisme entre Martinet et ses créatures de papier est à double sens. C’est le livre qui a métamorphosé son auteur, au point que celui-ci a fini par s’identifier à Jérôme Bauche, grossissant, se laissant pousser une barbe naissante, sans cependant tomber dans les mêmes extrémités : il n’est pas dit que le petit Jean-Pierre se soit déjà masturbé dans le yaourt aux fruits de sa mère, Yvonne, ou qu’il ait fréquenté des prostituées. Il semble même qu’on ne lui ait jamais connu de vie privée.

Cependant que Jérôme et la vieille narratrice névrosée de La Somnolence soliloquent jusqu’au grotesque, leur concepteur « trouvait que les gens parlaient trop, souvent pour ne rien dire. Martinet a intégré ces bavardages inutiles en faisant de ces personnages des gens complètement ridicules », raconte Eibel. Aussi ponctuel, travailleur et prévenant que ses personnages se révèlent indolents, égoïstes et refermés sur eux-mêmes, Martinet savait user de gaieté et d’ironie avec ses quelques amis, lors de repas bien arrosés. Son ex-condisciple à l’Institut des hautes études cinématographiques (Idhec) Michel Marmin[3. Journaliste, scénariste de Gérard Blain et critique de cinéma né en 1943, qui reste l’une des figures historiques du Grece et de la « Nouvelle Droite » constituée autour d’Alain de Benoist.] se souvient d’un jeune homme moins ombrageux qu’on ne l’imagine, et peu porté sur la boisson. Jean-Pierre Martinet aurait commencé à absorber d’invraisemblables quantités d’alcool après un chagrin amoureux infligé par une jeune femme elle-même éprise de boisson. Quelques années plus tard, faute de réussir à vendre ses auteurs de prédilection dans son kiosque tourangeau, Martinet se réfugie dans les cubis de dix litres.

Un écrivain ayant débuté sa carrière dans la plutôt droitière revue Matulu avant de rejoindre les « gauchistes » Éditions du Sagittaire égare tous les classificateurs. « En lisant son essai sur l’écrivain fantastique A. t’Serstevens, sous-titré Misère de l’utopie, on comprend qu’il n’était pas de gauche », analyse Michel Marmin. Certes, son expérience à l’ORTF l’a vacciné contre « Mai 68 et ses jeunes crétins discoureurs »[4. Voir Gérard Guégan, Ascendant Sagittaire, Parenthèses, 2001.], l’avant-garde de cette « gauche en mie de pain » dégoulinant de moraline. Mais son antiprogressisme n’en fait pas pour autant un auteur de droite, lui qui se disait « un fort mauvais citoyen car l’avenir de ce pays de cons m’indiffère totalement ! »[5. Capharnaüm n°2, « Jean-Pierre Martinet. Sans illusions », Finitude, été 2011.]

Chez ce réalisateur frustré, l’écriture est tantôt cinématographique et syncopée, tantôt psychotique, lorsque les énumérations se succèdent dans de longues périodes sans ponctuation, à la façon dont les pensées les plus inavouables viendraient à un cerveau malade. S’il est un film à rapprocher de son œuvre, c’est bien Série noire, d’Alain Corneau, tiré d’un polar de Jim Thompson. Patrick Dewaere y croise des figures aussi sordides que la tante avare de Marie Trintignant prostituant sa nièce de seize ans pour s’acheter des visons, dans le décor post-apocalyptique d’une banlieue des années 1970. Comme Thomson, son romancier de chevet, Martinet suinte l’empathie à l’égard de ses personnages disgracieux. Secouez Bérénice, la pute à l’œil et au sein gauche crevés, comme le fait Jérôme, elle sera pleine de larmes. La scène scabreuse durant laquelle Bauche choisit la plus laide des courtisanes, la sodomise, écoute ses malheurs, puis la gratifie d’une rouste, n’est qu’un suicide par procuration. Nul salaud intégral ne se tapit au coin de ces pages dénuées de pathos. S’il propage le Mal, Jérôme ne cherche aucun palliatif au dégoût de lui-même, puisqu’il se sait voué à la damnation… On raconte qu’après avoir lu le manuscrit de Jérôme, son futur éditeur, Gérard Guégan, serait sorti dans la rue pour voir si le ciel était encore bleu tant il trouvait l’atmosphère désespérée et désespérante !

Dépité par ses échecs commerciaux successifs, Jean-Pierre Martinet arrêtera d’écrire à la sortie de L’Ombre des forêts (1987). Une embolie cérébrale mettra définitivement fin à sa réclusion chez sa mère au début de l’année 1993. De sa courte existence, nous reste une grande œuvre, mi-désespérée mi-onirique, fidèle à ce bel aphorisme : « Que le monde soit un gros caca, on n’a pas attendu Cioran pour le savoir. »[/access]

Décembre 2014 #19

Article extrait du Magazine Causeur



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