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Fausse route et match nul


Fausse route et match nul
Vénus de Willendorf, musée d'Histoire naturelle de Vienne.
Vénus de Willendorf, musée d'Histoire naturelle de Vienne.

Vaut-il mieux avoir tort avec Élisabeth Badinter ou tort avec Edwige Antier ? Telle semble être l’alternative qui nous est offerte, à nous les femmes de 2010. Et c’est pas joyeux. A ma droite, l’option lénifiante de la maternité niaiseuse et rose bonbon ; à ma gauche, une belle mécanique de pensée mal appliquée. Même s’il est injurieux pour la seconde de les situer au même niveau, dans les deux cas : fausse route. Fausse route, tel était d’ailleurs le titre du dernier essai d’Elisabeth Badinter (Odile Jacob, 2003) consacré aux régressions du féminisme, sur lesquelles elle revient aujourd’hui avec les mêmes arguments : l’instinct maternel n’existe pas, et la maternité n’est qu’un aspect parmi d’autres de la féminité. Sa crainte principale ? La « guerre souterraine » livrée contre les femmes qui travaillent et/ou n’ont pas d’enfant, dont Mme Antier serait le héraut (ses conseils sont, il est vrai, particulièrement gnangnan, mais parler d’une « guerre » est excessif).

[access capability= »lire_inedits »]Difficile de s’attaquer à un tel mythe vivant : Badinter la juste, la pure, celle dont les très courageuses prises de position sur le voile (à bannir) ou sur les quotas (à éviter) ont fait honneur à la France, à la République et aux femmes. Dur, dur, de contredire une telle intelligence, une telle réflexion. Et pourtant.

D’abord, Badinter s’élève contre un supposé « retour du naturalisme » et ses ravages sur l’émancipation des femmes. Mais en dehors de quelques excitées de la Leache League et des injonctions médiatiques de Mme Antier (on peut changer de chaîne), il me semble au contraire qu’on n’a jamais autant fichu la paix aux femmes concernant leurs choix en la matière. On assiste, c’est vrai, à un retour de mode de l’allaitement (sans oublier, mais oui, que certaines femmes allaitent avec plaisir), mais je n’ai vu nulle part d' »injonctions soutenues par les plus respectables institutions » ni subi d' »oukases des pédiatres ». La « maternité triomphante » est peut-être en vogue, mais elle n’empêche pas les femmes françaises de travailler, au prix d’acrobaties parfois vertigineuses entre nounous, horaires de crèche, pères participant encore peu, etc. Ce que Badinter souligne, mais pour alimenter l’argument inverse ! Les femmes feront bientôt, dit-elle « le calcul des plaisirs et des peines », comme si le désir d’enfant ne pouvait en aucun cas être une envie qui nous dépasse et écrase sous elle tous les arguments les plus raisonnables. « Il faut perdre la tête… ou perdre sa race », disait crûment Paul Valéry, et comme c’est vrai : vouloir un enfant, c’est perdre la tête, et c’est tant mieux (pour ceux qui en veulent). Badinter cite en exemple de résistance à l’air maternel du temps les 25 % de femmes allemandes qui n’ont pas d’enfant : bel exemple, dit-elle, d’un refus de modèle imposé. Or, en Allemagne, avoir un enfant signifie souvent renoncer à toute vie professionnelle puisque les écoles ferment en début d’après-midi et que la garde à domicile n’est ni répandue ni bien vue (en Suède non plus). Dans cette perspective, il me semble au contraire que les Allemandes sont moins libres que les Françaises, qui peuvent mener les deux de front, ce que beaucoup parviennent fort bien à faire. Certes, leur vie est très souvent tiraillée, c’est vrai, et leurs exploits quotidiens, comparables à ceux du marathon, sont admirables et peu reconnus : mais elles continuent. À croire qu’elles aiment ça…

Enfin, un acteur légèrement indispensable de la maternité brille par son absence dans ce livre : le père. Les hommes semblent totalement exclus du désir (ou plutôt du « calcul ») des femmes dans cet ouvrage, dans lequel ils sont avant tout cités comme une donnée entravante et/ou pesante, par leur absence d’aide et leur peu de compréhension des doubles tâches féminines : « Le bébé, écrit-elle, est le meilleur allié de la domination masculine » (propos presque injurieux pour les femmes, qui seraient donc dépourvues de libre-arbitre au point de subir le désir d’enfant d’hommes dominateurs… autour de moi, j’ai plutôt vu l’inverse). Pourtant, les bébés − jusqu’à nouvel ordre ! − se font toujours à deux, détail que Badinter semble négliger. Depuis la fin du XVIIIe siècle et la maîtrise de la fécondité dans notre précoce pays, les hommes et les femmes qui décident ou non d’avoir des enfants y ont souvent pensé ensemble. Choix fous, parfois aliénants, difficiles pour les couples : peut-être, mais choix tout de même. Et c’est là que ça se complique. Car en admettant que « retour du naturalisme » il y ait, ne pourrait-on y lire plutôt une sorte de retour du refoulé, de cette époque si dure − et si douce − où l’on n’avait pas le choix ?

Cette liberté si chèrement acquise ne nous pèse-t-elle pas, par moments ? Avoir un enfant aujourd’hui, c’est l’avoir voulu. Telle est sans doute la vraie question. Et la clef de bien de nos contradictions modernes.[/access]

Mars 2010 · N° 21

Article extrait du Magazine Causeur



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Charlotte Liébert-Hellman est éditeur.

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