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De la misère en milieu journalistique


De la misère en milieu journalistique

Retenez bien ces deux noms : Guillaume Chauvin et Rémi Hubert. Ces deux étudiants des Arts déco de Strasbourg, nous rapporte Le Monde du 25 juin, ont réussi un coup fumant : berner un jury de professionnels du photojournalisme réuni sous la houlette d’Olivier Royant, directeur artistique de Paris Match pour décerner le prix annuel du photoreportage, qui récompense des jeunes désireux de se lancer dans cette estimable activité. En ces temps de crise de la presse, recevoir 5000 € et voir ses œuvres publiées dans ce prestigieux hebdomadaire constitue déjà en soi un exploit que les jeunes admirateurs des Robert Capa, Marc Riboud ou Henri Cartier-Bresson rêvent d’accomplir.

Mais tel n’était pas l’objectif des sieurs Chauvin et Hubert. Ils se proposaient d’accomplir un « geste artistique retentissant » à l’occasion de la remise de ce prix, en participant au concours avec un reportage bidonné de A à Z, mais réalisé « dans l’esprit de Paris Match » comme le stipule le règlement. Ils choisissent alors un sujet : la misère en milieu étudiant, et les moyens de survie économique de celles et ceux qui la subissent. Ils trouvent un titre accrocheur « Des étudiants option précarité », et réunissent quelques copains et copines qui sont censés raconter une vie propre à susciter l’indignation et la compassion des braves gens lecteurs de Paris-Match. Ainsi, une étudiante en philosophie, qui se prostitue pour subvenir à ses besoins déclare : « Pour pouvoir étudier le jour, je me sers de mon cul la nuit… De temps en temps je reviens à l’appart entre midi et deux pour dormir. C’est dingue d’en être arrivée là. Heureusement j’arrive encore à le cacher. » Lamentable, mais totalement bidon, comme tous les autres « témoignages » rapportés dans le dossier présenté au prestigieux jury. Nos deux lascars ne se font pas trop d’illusions : « On trouvait ça un peu caricatural, on pensait que ça ne passerait jamais ! » Raté ! C’est passé et même très bien passé puisque les jurés n’y ont vu que du feu et ont décerné le prix aux faussaires.

Ces derniers auraient pu la boucler, empocher leur chèque, frimer devant leurs copains en leur montrant le reportage publié dans Paris Match, et réfléchir au bidonnage suivant susceptible d’alimenter leur compte en banque. Mais on oublie que, parfois, des jeunes peuvent se comporter autrement que comme les voyous cyniques qu’ils ne manqueront pas de devenir par la suite. Ils ont mangé le morceau lors de la remise du prix, le 24 juin, transformant cette cérémonie en un « geste artistique retentissant », qui laissa le jury sans voix et désemparé, au point qu’il laissa les récipiendaires partir avec le chèque de 5000 €. Cette magnanimité ne dura cependant que le temps, pour la direction de Paris Match de reprendre ses esprits et de faire opposition sur le chèque, qui abondera l’édition 2010 du prix. Cela laisse un an aux impétrants pour réaliser un double bidonnage qui recevra une double ration de pépètes…

On pourrait profiter de cette fable pour faire, une fois de plus, le procès de cette presse à sensation, pour qui un bon gros mensonge bien saignant est préférable à une grise vérité, se gausser, comme Coluche, du « choc des mots et du poids des photos », et stigmatiser le coupable aveuglement des responsables de ces publications… C’est oublier que reportage et bidonnage sont aussi unis que les lèvres et les dents, comme aurait dit le président Mao.

Pour avoir quelque peu fréquenté ces milieux, je puis témoigner que personne n’est dupe de ces « reportages » de la presse écrite ou audiovisuelle dont le caractère sensationnel n’a d’égal que le rapport très lointain qu’ils entretiennent avec la réalité. Les exemples de falsifications patentes qui parviennent jusqu’à la publication ou la diffusion, et dont on apprend par la suite la vraie nature sont suffisamment nombreux pour le prouver. Comme ce documentaire télé sur les trafics d’organes, en l’occurrence des yeux volés à des enfants sud-américains, qui reçut le prix Albert Londres en 1995 et où les pauvres petits, examinés par des spécialistes français, se révélèrent aveugles à cause d’une maladie infantile. La « bidonneuse » conserva son prix et poursuivit une carrière brillante et prolifique dans le monde du documentaire de télévision. Cette dérive ne concerne pas que la presse dite « de caniveau ». J’ai souvenir d’une page entière du Monde consacrée, au début des années 2000, à une bouleversifiante histoire d’espions du Mossad infiltrés aux Etats-Unis sous couvert de venir étudier les beaux-arts. Ces faux étudiants mais vrais espions étaient supposés avoir eu vent des préparatifs de l’attentat du 11 septembre et conservé par devers eux ces précieuses informations. Cette « meyssannerie » passa sans encombre tous les filtres mis en place par le « quotidien de référence » et reçut in fine le bon à tirer d’un grand moraliste de la profession, l’excellent Edwy Plenel. Jamais le journal ne présenta les moindres excuses à ses lecteurs et l’auteur de ce morceau d’anthologie forgeronne poursuit une brillante carrière au sein de la rédaction du Monde.

Ceux qui affirmeront que jamais, au grand jamais, de telles pratiques ne se sont produites dans l’organe de presse dont ils ont la responsabilité sont soit des imbéciles, soit des menteurs. La vérité est que les histoires bidonnées sont mille fois plus excitantes, donc vendeuses, que la complexe et triste vérité et que la loi non écrite du milieu veut qu’un bidonnage qui ne trahit pas trop la réalité en lui donnant le surcroît de peps dont elle manque est tout à fait moralement acceptable.

C’est ce qu’ont découvert tous seuls, comme des grands, les jeunes Chauvin et Hubert. Ils pourront se consoler d’avoir perdu, avec panache, les 5000 € qui auraient pu ensoleiller leurs vacances, en sollicitant un stage au bureau de Jérusalem de France 2, où ils seront, j’en suis certain, accueillis à bras ouverts.

Photo de une : «  »Il ne faut pas se fier aux apparences : ce n’est pas forcément ceux que l’on croit qui souffrent de la précarité. Quand j’ai vu par hasard une de mes élèves faire le trottoir, j’ai eu un choc. » Pierre, membre du corps enseignant. » © Guillaume Chauvin et Rémi Hubert, 2009.



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