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« Je n’ai pas fait chanter Muray »


<em>« Je n’ai pas fait chanter Muray »</em>
Bertrand Burgalat.
Bertrand Burgalat
Bertrand Burgalat.

Compositeur, chanteur et producteur, fondateur du label discographique Tricatel, vous avez écrit et produit l’album-culte de Houellebecq en 2000. Vous avez même donné une série de concerts à l’auteur des Particules élémentaires. Pouvez-vous nous raconter cette collaboration ?

D’abord, je ne l’ai pas fait chanter mais parler, ce qui n’était pas facile au début, même si, par la suite, le carton de ses livres l’a délié. Nous nous sommes rencontrés vers 1995 par l’intermédiaire de Jean-Yves Jouannais et nous avons mis ensuite cinq ans à achever ce disque, à tâtons, car nous n’avions alors aucune référence, à part peut-être certains écueils et poncifs que nous souhaitions éviter.

[access capability= »lire_inedits »]Tricatel a été sollicité pour éditer l’album de Philippe Muray, Minimum Respect (enregistré entre 2003 et 2006). Alors qu’il est presque à la mode, regrettez-vous de ne pas l’avoir inscrit à votre catalogue ?

Je connaissais et aimais ses livres depuis longtemps lorsque je l’ai rencontré, et j’étais très triste de ne pouvoir embrayer sur son projet. Mais c’était une période difficile pour moi, notamment financièrement : ça n’aurait pas été lui rendre service que de sortir son disque tel quel. D’autre part, il me semblait que la musique ne collait pas avec le texte ; cela donnait un fond sonore un peu ironique et décalé, bref ça m’avait paru moins bien que ses bouquins, et trop proche sur la forme de ce qu’on avait essayé de faire et de ne pas faire avec Présence humaine pour que je m’y recolle : Houellebecq m’en avait fait pas mal baver, il aurait fallu que ce disque soit totalement différent pour que je recommence, même si je voyais bien que Muray était aussi sincère et gentil que l’autre peut se montrer épouvantable. Quant au fait qu’il soit devenu « à la mode », je trouve cela très mérité, et ça ne change évidemment rien à tout le bien que je pense de lui. 

La chanson est-elle un moyen, pour les écrivains, d’élargir leur public ?

Je ne pense pas que ce soit le bon angle d’approche. Le public qui s’intéresse aux disques un peu hors-piste est souvent plus rare que celui des livres. Pour un écrivain établi, la chanson n’est pas un facteur d’élargissement mais de rétrécissement de l’audience. Le groupe Air, qui d’ordinaire applique mes recettes avec un succès que mes propres tentatives ne connaissent jamais, a voulu percevoir les dividendes de l’album de Houellebecq en faisant un disque avec… Alessandro Baricco. Cette fois-ci, le crime n’a pas payé.

Houellebecq nourrissait-il de véritables ambitions de chanteur ?

Non, je pense qu’il s’est beaucoup amusé, au début, à jouer avec le cliché du type qu’on regarde sur scène, mais il me paraissait justement très important qu’il ne chante jamais au sens littéral : il n’était pas question de faire un disque de célébrité (ce qu’il n’était pas au début du projet) mais de tenter autre chose. Houellebecq a été courageux : il n’avait rien à gagner à se confronter aux infrastructures actuelles du rock, qui ne brillent pas par leur subtilité, et aux sarcasmes du milieu littéraire.  

Tricatel a également publié, en 2001, un album de l’écrivain Jonathan Coe, 9th & 13th. Cet album se distingue par l’accord et l’entremêlement des mots et de la musique…

Jonathan Coe est un écrivain considérable. Je suis triste qu’il n’y ait aucun équivalent en France de Testament à l’anglaise ou de Rotters Club. Dans 9th and 13th, il juxtapose les accords 9e et 13e et les rues portant le même chiffre à New York : on est effectivement dans ce que musique et littérature peuvent produire de plus singulier.

Le « disque d’écrivain » est-il un genre ?

Le premier qui me vienne à l’esprit est La Devanture des ivresses, que Jack-Alain Léger a publié sous le nom de Melmoth en 1969, puis l’album Obsolète qu’il a sorti en 1971 sous le pseudonyme de Dashiell Hedayat : ses deux essais ont été des coups de maître. Il y a ensuite certaines chansons de Ferré, comme La Solitude, Night and Day, ou Je t’aimais bien, tu sais : des textes somptueux aux flashes époustouflants (« Ton cancer a deux jours et tu as 18 ans »…) qui  communient avec une musique ravélienne. Ce n’est pas un « disque d’écrivain », mais ça ressemble à un « disque d’écrivain parfaitement réussi ».

L’album d’Ingrid Caven, édité par Tricatel en 2000, Chambre 1040, comporte beaucoup de textes de l’écrivain Jean-Jacques Schuhl (conjoint de la chanteuse). Comment ce projet est-il venu à vous ?

Les choses se sont toujours faites sans préméditation : je n’ai jamais essayé de positionner le label d’une manière ou d’une autre. Faire de la musique n’est pas toujours facile, mais l’une des joies que cela procure est de pouvoir rencontrer des gens qui n’en font pas, de s’évader d’un milieu professionnel qui, dans l’ensemble, est en contradiction avec ce que la musique peut avoir de merveilleux. Je ne sais pas si je préfère passer une soirée avec un programmateur de radio ou avec quelqu’un qui travaille dans le gardiennage (je parle d’expérience). Alors oui, c’est très agréable de pouvoir échanger et faire des choses avec des personnages aussi différents que Jack-Alain Léger, Yves Adrien, Elisabeth Barillé, Virginie Despentes, Bertrand Delcour, Jonathan Coe, Marie-Dominique Lelièvre, Jean Parvulesco ou Jean-Jacques Schuhl… Si j’étais dans le milieu littéraire (ou le gardiennage), je n’aurais pas forcément cette possibilité.

Il y a des écrivains qui font des disques, et les chanteurs qui font des livres. Passer de la littérature à la musique est-il naturel ?

Dans les deux cas se posent des questions de légitimité qui me semblent dérisoires. Chanter ou écrire, ce sont des choses assez naturelles : on n’a pas besoin de passer de permis pour ça. Pour en avoir le statut social, il suffit d’aller dans le métro se faire imprimer des cartes de visite. Ce qu’on fait après, ça, c’est autre chose. L’Académie française est truffée d’écrivains qui n’ont jamais écrit une ligne intéressante de leur vie, voire pas de ligne du tout. Certains textes d’Yves Simon ou de Pierre Vassiliu (Film, par exemple) sont façonnés comme des nouvelles. Dans l’autre sens, une romancière comme Barillé possède, dans ses livres, un véritable sens mélodique qui ne demande qu’à s’épanouir dans l’écriture de chansons. La plus grande difficulté, quand on écrit des paroles, qu’on soit écrivain ou non, est de s’affranchir des règles. On a souvent tendance, au début, à accorder trop d’importance aux rimes et aux pieds, au détriment de la musicalité, et bien sûr du sens de ce qu’on veut exprimer.[/access]

Septembre 2010 · N° 27

Article extrait du Magazine Causeur



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Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

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