«Mein Kampf», nein danke!


«Mein Kampf», nein danke!
(Photo : Sebastian Kahnert)
(Photo : Sebastian Kahnert)

En 2016, le livre dicté par Adolf Hitler à Rudolf Hess lors de son emprisonnement dans la forteresse de Landsberg tombe dans le domaine public. « Chaque Français doit lire ce livre », écrivait Lyautey dans sa préface à la traduction française intégrale de Mein Kampf, publiée en 1934 par les Nouvelles éditions latines (NEL). Proche de l’Action française, la maison dirigée par Raymond Sorlot avait choisi de sortir l’ouvrage en violation directe des conventions régissant les droits d’auteur. Une infraction assumée devant les tribunaux par le jeune éditeur dont l’ardeur antiboche devait plus tard succomber à la « divine surprise » : devenu collabo de plume, Sorlot fut épuré à la Libération. Au milieu des années 1930, la diffusion de Mon Combat contrariait les plans du Führer, inquiet des effets dans l’opinion des passages violemment antifrançais du livre issu de ses années de prison.

En 1938, les éditions Fayard publiaient un Mein Kampf expurgé, conforme aux souhaits de Berlin et débarrassé des gênantes diatribes francophobes. Le même établissement envisage aujourd’hui d’en rééditer le texte complet, assorti d’un volumineux appareil de notes élaboré par des historiens. L’annonce d’un retour en force dans les rayonnages de la somme des élucubrations hitlériennes – « livre saint du national-socialisme et de la nouvelle Allemagne », raillait Klemperer – a fait controverse au-delà du monde savant. Le 22 octobre dernier, Jean-Luc Mélenchon, auteur à succès de la librairie Fayard, exhortait son éditeur à renoncer au projet. C’est de Christian Ingrao, historien du nazisme lui aussi estampillé Fayard, que vint l’argument en défense de l’édition critique : « republier ce livre harnaché de […] discours historien » […] permet de « pallier la pathologisation du dictateur et de sa lourde prose », argumente le chercheur dans Libération[1. Chrisitan Ingrao, « Il est nécessaire de republier Mein Kampf », Libération, 25 octobre 2015] ; à juste raison, il rappelle que « l’essai besogneux » est en accès libre sur Internet. L’ouvrage, ajoute-t-il, n’a pas de portée programmatique et ne peut, in fine, « convaincre que des convertis ».[access capability= »lire_inedits »]

Livre tabou ou totem ?

Mein Kampf, écrit Ingrao, n’est pas la feuille de route de la Shoah, qui procède de « l’aboutissement de politiques incohérentes, obsessionnelles, portées à l’incandescence homicide par un mélange de considérations idéologiques, logistiques, économiques et guerrières ». L’argument a, semble-t-il, force d’autorité parmi les historiens, malgré le désir exprimé par l’auteur du « piètre pamphlet » de tenir « douze à quinze mille de ces Hébreux corrupteurs du peuple sous les gaz empoisonnés ».

Et pourtant on peut, sans braconnage dans les domaines savants, questionner la pertinence d’une entreprise qui cible la « mise en tabou » et le « rejet dans la démonologie » d’Hitler et de Mein Kampf en remettant ce dernier en circulation sous la forme d’un livre. C’est peut-être là faire trop peu de cas du caractère tiche dont l’histoire a habité certains livres en tant qu’objets, et de leur puissance, qui réside ailleurs que dans le texte. C’est en brandissant une Bible, qu’il est lui-même bien incapable de lire, que le conquistador Pizarro scelle le sort de l’empereur inca Atahualpa, nous dit Nathan Wachtel[2. Nathan Wachtel, La vision des vaincus, Gallimard, 1971]… Plus près de nous, Mein Kampf est depuis longtemps un best-seller au Proche-Orient, mais aussi au Bangladesh et en Inde, où il est proposé à la vente depuis 1988 par Jaico Publishing House et désormais commercialisé par six maisons d’édition. L’ouvrage est fort prisé des étudiants et des enseignants des facultés de droit et de commerce, qui voient dans le Führer un exemple de management personnel et dans son livre un traité de réussite dans les affaires.

Bien sûr, le fatras hitlérien ne recèle nulle martingale économique ; en Inde et ailleurs, les possesseurs de Mein Kampf ne le lisent guère : il leur suffit de détenir l’objet-livre, objet distinctif, combinaison des formes et insignes légitimes qui font défaut aux PDF et Ebooks disponibles gratuitement sur l’Internet. Convaincu que le volume retient un peu de la volonté de puissance de son auteur, ou simplement à la recherche d’un objet devenu fashionable (ce qui revient au même), l’acquéreur n’a cure des documents « critiques » commercialisés par Jaico et les autres dans des « packs Mein Kampf », qui peuvent inclure un DVD de Joachim Fest ou un exemplaire des Mensonges d’Hitler d’Irène Harrand ; il veut un grimoire, et c’est, paradoxalement, la standardisation à laquelle se livre l’éditeur qui compose en objet de puissance les feuillets que le Net met à la portée du premier nazillon venu.

Ainsi, il y a quelque candeur à croire que l’on peut si facilement conjurer la « démonologie » – candeur propre à l’esprit qui nie la persistance du fétichisme et de la pensée magique dans la modernité. Il y a, aussi, quelque naïveté à s’imaginer qu’un discours scientifique réduira une humeur idéologique qui n’a nul besoin de dialectique pour se diffuser et se nourrit de la contradiction scientifique elle-même. Certes, la prose hitlérienne ne risque guère de susciter les conversions : le langage des frustrations d’un déclassé confronté aux révolutions culturelles de la Vienne fin de siècle et à la défaite des empires centraux est inintelligible au lecteur non averti. Au vrai, Mein Kampf est plus illisible que jamais. Mais il n’est pas, dans l’ambiance contemporaine, neutralisé par son inintelligibilité ; loin s’en faut.

Car l’ère de la vigilance, face au retour périodiquement annoncé de la « bête immonde » et – horresco referens – des nationalismes, est aussi celle de la convivialité et de la tolérance. Elle tolère donc aussi les nazis ; qui sait si elle n’inventera pas bientôt (au sens étymologique) un « nazisme ouvert » – on a bien trouvé des « talibans modérés ».

On s’est ainsi accommodé des coups de main de parfaits nazis, toutes runes SS dehors, à l’avant-garde de la révolution ukrainienne ; on admet, sans trop s’émouvoir, que ces mêmes nazis se livrent à un pogrom à Odessa ; on consent qu’un parti nazi participe aux élections en Grèce ; on accueille avec placidité les propos d’un Erdogan, qui revendique « les mêmes pouvoirs qu’Hitler».

Provoc au village global

En France, il n’est même plus surprenant d’entendre un grand média national rapporter des « dérapages nazis[3. « Calais : dérapages nazis lors d’un rassemblement antimigrants », RTL, 09/07/2014] » : mais qu’est-ce donc alors qu’un nazi qui ne « dérape » pas ? Surtout, il y a la mode : on fait des quenelles, on pose au nazi presque aussi naturellement que le jeune Bukowski il y a soixante-dix ans [4. Charles Bukowski, « Politique », in Au sud de nulle part, Grasset, 1982] ; on joue autour des signes du national-socialisme en les effleurant, comme les papillons prudents vont aux lampes sans s’y brûler. Ainsi, l’écrivain scandinave Karl Ove Knausgaard nomme Mon Combat (Min Kamp)[5. Karl Ove Knausgaard, « My Struggle » 1-4, Farrar, Straus & Giroux, New York, 2013] une autobiographie de 3 600 pages. Titre choisi, bien entendu, « par dérision » : l’auteur traduit dans 22 langues porte barbe, cheveux longs, et juste ce qu’il faut de déglingue, de tabac et de penchant pour la gnôle ; il n’a rien d’un Knut Hamsun et n’est pas même politisé. Les 500 000 Norvégiens (un dixième de la population du royaume) qui achètent ses livres ne sont pas des nazis. Pour se procurer une édition rare du livre auquel il a piqué le titre, Knausgaard, quasi fauché, a raclé les fonds de tiroir alors qu’il aurait pu acheter Mein Kampf bon marché sur la toile. Il manie son précieux exemplaire avec les gestes d’une sacralité confuse ; le trimbale, le dissimule ; évite, d’abord, de l’ouvrir, puis finit par lui consacrer un chapitre de son livre[6. Barnard Turner « Karl Ove Knausgård’s Min kamp, volume 6 :  a commentary » www.academia.edu].

« Un classique est un livre qui n’en finit pas de dire ce qu’il a à dire », écrivait Calvino en des temps qui paraissent désormais lointains. C’est précisément parce qu’il n’a rien à dire et n’a jamais rien eu à dire que Mein Kampf pourrait, demain, passer du stade de ce que BBC-India qualifie de « business à petite échelle autour de la figure d’Adolf Hitler » au rang de classique du village global. Dans l’âge du vide, le produit qui ajoute à la séduction de la transgression celle, non moins puissante, de la marchandise industrielle, est assuré d’être concurrentiel. Mein Kampf en collection grand public ne convertira pas par magie noire des hordes de jeunes, comme on dit, « en manque de repères ». Mais son avenir pourrait être un avenir pratique : exhibé « par provoc », placé en évidence sur les tables basses et dans les bibliothèques, ouvert, sans doute, dans le train et dans le bus, posté, inévitablement, en selfie, Mein Kampf deviendra-t-il l’artefact chic et décalé d’une époque tentée de faire du nazisme une idée neuve et – même – une idée cool ?

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Février 2016 #32

Article extrait du Magazine Causeur



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