Placez perdant!


Placez perdant!

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Il n’a probablement échappé à personne, même aux moins férus en économie, aux sous-doués de la finance, aux bras cassés de la bourse et aux incompétents notoires en placements à terme, que le monde des actions et obligations, comme le monde tout court, d’ailleurs, change.

Il y a des années, si vous aviez quelques francs à placer, vous preniez rendez-vous chez votre banquier, il vous offrait un cigare et vous décidiez de miser vos douilles dans les mines du Katanga, les phosphates ou le champagne. Ou encore, séduit par le projet novateur de votre vieux pote de lycée, vous risquiez vos économies dans sa nouvelle boîte d’importation de tissus indiens. Pour la peine, lui aussi vous offrait un cigare. Ensuite, vous surveillez les cours, ça vous donnait, à l’occasion, un petit frisson, et si tout se déroulait normalement, après quelques années, vous aviez réalisé un bénéfice, tout le monde était content et on ressortait les cigares. Vous aviez opéré ce que l’on appelait un placement de bon père de famille. Ce terme, outrageusement patriarcal, est voué aux gémonies par les féministes, certes, mais les placements de bon père de famille avaient cet avantage de mettre femme et enfants à l’abri du besoin, ce qui est déjà un bon plan. Avec un peu de chance, le bénéfice vous permettait aussi de réaliser l’un ou l’autre projet, sous la surveillance bienveillante mais sourcilleuse de Madame, élevée au rang de bonne mère de famille – Quelle horreur ! glapiront une fois encore les féministes, décidément très en voix – qui juge plus utile de refaire la salle de bains que d’acheter une nouvelle bagnole dernier cri. Evidement, si vous aviez investi dans les emprunts russes, le titre de bon père de famille vous échappait, mais le banquier vous offrait carrément la boîte de cigares pour vous consoler.

Mais cela, c’était avant. Maintenant, si vous avez quelques euros à placer, vous prenez rendez-vous chez votre banquier et il est hors de question d’allumer la plus petite cigarette. Ledit banquier, qui n’est jamais deux fois le même à force de fusions/acquisitions, vous parle dans une langue inconnue, vous explique des trucs que vous ne comprenez pas, s’exaspère de votre ignorance et vous dégringolez de votre statut de bon père de famille investisseur à celui d’enfant un peu borné. Comme vous avez hâte de sortir de là pour aller fumer une clope sur le trottoir, vous signez des papelards à trente exemplaires et vous seriez bien incapable de dire dans quoi vous avez investi vos sous. Pétrochimie ? Agroalimentaire ? Nouvelles technologies ? Industrie du tabac ? Va savoir…. Ca semble tout à fait virtuel, immatériel, désincarné, du moins pour ce que vous avez cru comprendre, et il faudrait plus qu’un cigare pour faire passer ce sentiment diffus d’être un imbécile, qui vous envahit peu à peu. Vous faites des ronds de fumée en soupirant, espérant vaguement avoir misé sur le bon cheval et mis femme et enfants à l’abri du besoin. Peut-être même pourrez vous refaire la salle de bain.

C’est à ce moment que vous croisez un loustic à qui vous livrez benoîtement vos doutes, et vous ne devriez pas. Parce que le loustic en question va se transformer dare-dare en Torquémada des « pays émergents » et vous poser LA question : Oui, mais sont-ce des placements éthiques ?
Excellente question, qui vous avait échappé et à laquelle d’ailleurs vous seriez bien en peine de répondre ! Pour vous, « éthique », ça voulait dire qu’au lieu d’utiliser votre bas de laine à faire la java, mettant ainsi les fameux « femme et enfants » sur la paille, vous l’aviez consciencieusement placé à la banque, avec prudence et vigilance, du moins selon ce que vous avez cru comprendre du charabia du banquier. « Ethique », ça voulait dire qu’au lieu de penser à vous, vous avez pensé à ceux qui vous sont chers et dont vous vous sentez responsable. « Ethique », ça voulait dire aussi ne pas prendre de risques démesurés et éviter les nouveaux « emprunts russes ». Mais vous apprenez que « éthique », ça veut dire que vos actions ne vont pas polluer les nappes phréatiques ni mettre des mômes de 6 ans au turbin. C’est con, vous avez oublié de demander des éclaircissements sur ce point au spécialiste au costume gris clair et au parler inventif ! Votre préoccupation, c’était les dividendes, mais visiblement, là n’est pas le problème. Vous pensiez qu’il y avait des instances internationales payées par vos impôts qui avaient précisément pour tâche de veiller à la limpidité des nappes phréatiques et à la scolarisation des bambins. Et bien, non ! Cette tâche immense est de votre ressort. Vous vous sentez ployer sous cette responsabilité gigantesque mais difficilement cernable et le loustic ajoute à votre sentiment d’être un ignare sans coeur en s’exclamant « Mais enfin ! Les rapports d’activité des entreprises sont consultables sur Internet, voyons ! ». In petto, vous supputez que ces fameux rapports doivent être rédigés dans la même langue que celle couramment utilisée par votre banquier et vous vous dégonflez déjà. Vous soupirez en pensant à votre grand-père qui avait investi dans la papeterie de sa région et pouvait refaire autant de salles de bain qu’il voulait, et au moment où vous alliez allumer votre deuxième clope, après cet éprouvant échange, Monsieur Loustic s’écrie « Quoi !? T’as pas encore arrêté de fumer ? »

Vivement un bon bain, dans l’antique salle de bain !

*Photo : Pixabay.



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Romancière et scénariste belge, critique BD et chroniqueuse presse écrite et radio. Dernier roman: Sophonisbe.

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