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L’homme qui dort

«L’Empire du sommeil», au musée Marmottan Monet, jusqu'au 1er mars 2026


L’homme qui dort
Le Sommeil de saint Pierre, Giuseppe Antonio Petrini, vers 1740 ©Grand Palais RMN/Stéphane Maréchalle

Le sommeil a toujours inspiré les artistes. Et en réunissant des œuvres de l’Antiquité à nos jours, «L’Empire du sommeil», au musée Marmottan Monet, brosse le portrait psychologique de l’humanité occidentale : ses amours, ses textes saints, sa mythologie, ses désirs érotiques, ses ivresses et ses paradis artificiels.


Qu’il soit doux et « réparateur », profond, agité, peuplé de rêves ou de cauchemars, qu’il occupe une nuit noire ou un après-midi ensoleillé, le sommeil demeure une absence mystérieuse. Tout le monde dort, même les insomniaques. Nous passerions un tiers de notre vie à dormir. Et cet état d’abandon physique et intellectuel « frère de la mort » (Théophile Gautier) a toujours nourri la création artistique. Depuis des millénaires, musiciens, dramaturges, poètes, romanciers, sculpteurs et peintres ont représenté ce temps suspendu – qui n’est pas forcément de tout repos – avec une fascination teintée de crainte irrationnelle. Puis la médecine s’est penchée sur ce curieux moment de notre existence. Il lui reste beaucoup de choses à découvrir mais elle dévoile petit à petit l’activité perpétuelle du cerveau humain. Ce champ d’études infini a été exploré par la psychanalyse dès ses débuts, Freud estimant que « l’interprétation des rêves est la voie royale qui mène à la connaissance de l’inconscient de la vie psychique ». Le Viennois a également formulé un constat que nous pouvons tous partager : « La pensée des rêves est presque toute faite d’images. » Pourtant, aucune exposition n’avait été consacrée aux représentations du sommeil ; jusqu’à ce que le musée Marmottan Monet ouvre ses portes à Laura Bossi.

Cette neurologue et historienne des sciences s’est illustrée par les ponts qu’elle tend entre les disciplines, par sa façon peu commune d’associer histoire de l’art, histoire des idées et histoire des sciences. « Les Origines du monde. L’invention de la Nature au xixe siècle », au musée d’Orsay en 2020, en était une remarquable synthèse. On trouvait déjà cette patte à travers ses collaborations avec son époux Jean Clair qui ont fait date, « Mélancolie » (Grand Palais, 2005), « Crime et châtiment » (Orsay, 2010), « Sigmund Freud. Du regard à l’écoute » (MAHJ, 2018)… Avec « L’Empire du sommeil », elle brosse le portrait psychologique de l’humanité occidentale, ses amours, ses textes saints, sa mythologie, ses désirs érotiques, ses ivresses et ses paradis artificiels. Tout au long des huit salles du musée se côtoient dans un accrochage très « xixe » tableaux et gravures, photographies et dessins, sculptures et enluminures, soit cent trente-sept œuvres venues du monde entier et de tous les temps, de l’Antiquité à nos jours.

Laura Bossi. Photo : Hannah Assouline

Tendre regard

« Quasiment tous les artistes ont peint ou dessiné leurs proches endormis, nous dit Laura Bossi. Pendant la sieste, ce sommeil diurne particulièrement doux, ils ont portraituré leurs épouses, leurs maîtresses, leurs enfants ou leurs animaux domestiques. » Claude Monet peint son fils Jean au berceau (1868), les yeux clos, il serre une poupée aux joues roses comme les siennes. Mais le sommeil peut s’emparer de nous n’importe où. John Everett Millais immortalise une fillette richement vêtue qui s’est assoupie assise à l’église. Ses mains sont dissimulées dans un manchon de fourrure et ses petites jambes tendues d’un collant rouge ne touchent pas le sol. S’est-elle endormie d’ennui ? La toile s’intitule Mon deuxième sermon (1864).

À l’inverse, Un martyr. Le Marchand de violettes (1885) de Fernand Pelez représente un garçon bouleversant, a-t-il 10 ans, affalé à même le trottoir. Le malheureux aux pieds nus est tombé d’épuisement contre une porte cochère. Il dort la bouche ouverte, on découvre sa peau diaphane à travers ses haillons, ses mains délicates aux ongles noirs reposent parmi ses petits bouquets.

Une photo prise en 1905 nous montre Pierre Bonnard et le prince Antoine Bibesco piquant du nez, côte à côte sur une banquette de train, un livre ouvert sur les genoux. Quant à David Hockney, il a consacré une série de gravures à son chien en boule dans son panier (ici la No. 8, 1998). Les nombreux traits à la pointe sèche traduiraient presque les ronflements de l’animal. « Tous les animaux dorment, nous apprend Laura Bossi. Ceux qui nous sont les plus proches, les mammifères ou les oiseaux, mais aussi les serpents, les poissons, les araignées, les vers de terre… même les méduses ! »

La Somnambule, Maximilian Pirner, 1878. National Gallery Prague

C’était écrit

On dort aussi abondamment dans la Bible. Jacques Le Goff a recensé quarante-trois rêves dans l’Ancien Testament et neuf dans les Évangiles[1]. Dans la Genèse, le sommeil est lié à la symbolique des origines : Adam est endormi lors de la création d’Ève (superbe enluminure d’une Bible latine, xiie-xiiie siècles) ; Noé s’endort après avoir trop bu (la remarquable toile de Bellini, peinte vers 1515, montre ses fils tentant de cacher sa nudité avec un drap – rose et non blanc comme un linceul, car Noé dort, il n’est pas mort) ; et Job souffre d’insomnies (la gravure de William Blake, Rêves terrifiants de Job, 1825, en témoigne par une vision infernale).

Avec la promesse de résurrection du christianisme, le sommeil n’est plus apparenté à la mort. Au contraire, la mort est considérée comme un sommeil dont on sera réveillé. Le terme « dormition », du latin dormitio (sommeil), est d’ailleurs employé pour qualifier la mort des saints et surtout celle de la Vierge Marie. La Dormition de la Vierge est un état transitoire qui se caractérise par l’absence de souffrance et la paix de l’âme avant son élévation au Ciel, son Assomption. Il se dégage de La Dormition du xve siècle qui est exposée, exceptionnel haut-relief en bois polychrome et doré, un souffle joyeux. Les douze apôtres qui encadrent le lit de la Vierge lisent et chantent en chœur, ils sourient.

Le Christ a également eu de célèbres sommeils. Notamment en pleine tempête sur le lac de Tibériade. Affolés sur leur barque, les apôtres le réveillent, Il calme les eaux puis leur lance : « Hommes de peu de foi, de quoi avez-vous peur ? » Un sommeil serein comme allégorie de la foi. Ce même sommeil peut aussi être celui de la douleur, de la tristesse profonde face à la mort du Christ, c’est le cas de Luc et de Jean souvent représentés endormis ou mélancoliques. Jean s’endort même à la table de la Cène. Les Trois Apôtres endormis, un ivoire sculpté du xive siècle de quelques centimètres de hauteur est des plus émouvants.

Blanche nuit

« Je jalouse le sort des plus vils animaux / Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide », écrit Charles Baudelaire dans Les Fleurs du mal. Le « sommeil du juste » n’est pas donné à tout le monde et dès la fin du xviiie siècle, l’insomnie et les troubles nocturnes tels que le somnambulisme et les cauchemars ont inspiré les artistes bien avant les scientifiques. Goya, Füssli et Blake ont ainsi ouvert une voie aux romantiques allemands et français : la représentation des troubles de l’âme.

L’incube est une figure particulièrement équivoque. Ce gnome grotesque mêle angoisse et érotisme. C’est un démon à forme humaine qui vient violer les femmes dans leur sommeil. Assis comme une gargouille oppressante sur la poitrine de la belle endormie, il peut également incarner la paralysie du sommeil, cette incapacité éphémère de bouger ses muscles et de parler. Dans L’incube s’envolant, laissant deux jeunes femmes (1780), Füssli peint deux éplorées sur leur lit alors que la bête s’envole sur un cheval à travers la fenêtre. Peu de doute : elles ont vu le loup. Dans Le Cauchemar (1860), d’après Füssli, Gabriel von Max brosse un gnome terrifiant qui fixe le spectateur. Sous lui, la dame semble dormir, alanguie. A-t-il déjà commis son crime, s’apprête-t-il à le faire ? Sous le même titre, en 1846, Ditlev Blunck n’y va pas par quatre chemins. L’incube, corps d’homme et tête de lapin aux yeux exorbités, découvre les seins de l’endormie qui ne paraît pas du tout cauchemarder.

La nuit blanche est aussi synonyme de solitude. Edvard Munch, insomniaque, l’a représentée dans plusieurs autoportraits. Le magistral Noctambule (1923-24) erre ici dans la pénombre de son appartement, épaules voûtées et traits floutés.

In bed with…

« L’Empire du sommeil » se conclut sur un meuble qui lui est forcément associé, le lit. Georges Perec souligne que « même l’homme le plus criblé de dettes peut le conserver : les huissiers n’ont pas le pouvoir de saisir votre lit ; cela veut dire aussi – et on le vérifie dans la pratique – que nous n’avons qu’un lit, qui est notre lit ; quand il y en a d’autres dans la maison, on dit que ce sont des lits d’amis ou des lits d’appoint[2] ». Autrefois compagnon pour la vie, de la naissance à la mort en passant par la maladie, le lit personnel se troque désormais pour un lit à hôpital. Chez soi, il n’est plus que le lieu du sommeil et peut-être de l’amour. La force d’évocation des draps froissés de Delacroix (Le Lit défait, 1824), comme des oreillers rapprochés d’Avigdor Arikha (Lits, 2004), témoigne d’une action passée, d’un souffle érotique ou sensuel. Dans Mère (1900), de Joaquin Sorolla y Bastida, c’est un immense cocon de couettes blanches, chaud, profond et rassurant, duquel émergent les visages paisibles d’une mère et de son nourrisson. Avant d’empêcher ses parents de dormir, le petit d’homme consacre les premiers temps de son existence au sommeil.


À voir

« L’Empire du sommeil », musée Marmottan Monet, 2, rue Louis-Boilly, 75016 Paris, jusqu’au 1er mars 2026.

À lire

Le catalogue de l’exposition est riche de nombreux textes complémentaires, tels le sommeil au cinéma (Dominique Païni) et dans la musique (Ivan Alexandre).

L’Empire du sommeil, Laura Bossi (dir.), In Fine Éditions/Musée Marmottan Monet, 2025. 248 pages

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[1] « Le christianisme et les rêves », in L’Imaginaire médiéval, 1985.

[2] Espèces d’espaces, 1974.

Décembre 2025 – #140

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste. Dernière publication "Vivre en ville" (Les éditions du Cerf, 2023)

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