Les politiciens sont dépassés, les caisses sont vides, la guerre menace, la morosité règne. Alors un conseil: courez voir La Jalousie, de Sacha Guitry, au théâtre de la Michodière qui fête ses cent ans, dans une mise en scène soignée de Michel Fau.

Sacha Guitry (1885-1957), fils de l’acteur Lucien Guitry, s’affirme rapidement comme un auteur dramatique de grand talent. Il saisit les caractères de l’être humain, s’en amuse, les raille avec élégance et légèreté. Il n’épargne pas la bourgeoisie, pusillanime, hypocrite, misogyne, préférant toujours l’argent à l’honneur. Ses phrases sont mordantes, le ton est juste, les répliques font mouche. L’ironie domine ; elle rappelle celle de Voltaire. Les rapports entre les hommes et les femmes sont étudiés dans son laboratoire personnel, ce qui lui permet d’être d’un réalisme impitoyable, sans toutefois tomber dans le graveleux. Le bon goût le protège, comme le champagne désarme le révolver les soirs de vive amertume. Guitry, c’est aussi un splendide acteur, avec cette voix un peu précieuse et inimitable. Il met également en scène ses textes et n’hésite pas à devenir réalisateur de films historiques grandioses. C’est un artiste complet. Indémodable. Il suscite la jalousie durant la période de l’Occupation. Ses pièces sont jouées et rencontrent le succès. Cela suffit pour qu’il soit inquiété à la Libération. On lui cherche des poux dans la tête. On ne trouve rien. Pas de voyage en Allemagne, pas de contrat signé avec la firme Continentale. Il passe cependant par la case prison. Le dossier est vide. Le chef d’accusation ne comporte que deux mots : « Rumeur publique ».
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La jalousie, justement. Thème de la pièce écrite alors que « le grand Sacha », comme l’appelait Michel Simon, a tout juste 30 ans. Vous avez le choix entre les 600 pages de La Prisonnière, de Proust, pour tout savoir sur ce sentiment dévastateur qui rend malade le jaloux avant de le détruire, lui et son entourage, et les dialogues incisifs du texte court de Guitry.
Albert Blondel, fonctionnaire à la moralité de façade, rentre à son domicile cossu. Il vient de tromper sa femme avec une « grue ». Il cherche toutes les excuses possibles pour expliquer son retard. Son imagination n’est guère débordante. Il se perd en conjectures. C’est alors qu’il s’aperçoit que son épouse n’est pas encore rentrée. La jalousie commence à le submerger, un délire obsessionnel l’envahit qui va le dévorer. La jalousie se confond avec la possession. Sa femme, sous la pression des insupportables questions de son mari, finit par faire ce qu’elle n’aurait jamais imaginé faire. C’est à la fois cruel et jubilatoire. Les mots claquent, laissant le spectateur étourdi par les bonds et rebonds des répliques. Guitry avait interprété le rôle de Blondel. Il est repris par Michel Fau – magistral Mitterrand dans L’Inconnu de la Grande Arche, film de Stéphane Demoustier –, parfait en mari jaloux qui flirte avec la folie. Son visage, souvent, inquiète. Il y a du Hamlet en lui quand, dans une lumière blafarde, il se dirige seul vers la salle. Une fêlure intérieure happe le spectateur attentif.
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Le personnage de l’écrivain infatué de soi-même, interprété par Alexis Moncorgé, est caricatural. Guitry nous livre l’image de ce qu’il aurait pu être, si le génie de ses textes lui avait tourné le dos. Mais le « maitre » sut rester à la hauteur de ses mots d’esprit si français. Michel Fau, dont la liberté de ton est à souligner en ces temps de moraline, résume, à propos de La Jalousie : « Dans cette comédie, l’auteur fortement influencé par Jules Renard, Octave Mirbeau mais aussi Georges Feydeau et Georges de Porto-Riche, cultive les contrastes ; une satire sociale côtoie une farce raffinée, une psychologie échevelée se frotte à une férocité joyeuse. »
À noter que la tragédienne Geneviève Casile, qui interprète aujourd’hui la belle-mère, jouait le rôle de la femme de Blondel quand la pièce fut reprise à la Comédie-Française. Il lui incombe d’affirmer que les femmes sont douées pour le mensonge. Le propos n’engage que « le grand Sacha ».
La Jalousie, pièce de Sacha Guitry, mise en scène de Michel Fau, à la Michodière. 1h40 Paris 2e. Prolongation jusqu’à mars 2026.
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