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Royaume Uni: l’insécurité culturelle en VO

"Cool Britannia" ? Politesse en façade, mais panique identitaire derrière la porte…


Royaume Uni: l’insécurité culturelle en VO
Le Premier ministre britannique Keir Starmer, au centre-gauche, et sa ministre de l’Intérieur Shabana Mahmood, au centre-droit, visitent la mosquée de Peacehaven, en Angleterre, le 23 octobre 2025 © Peter Nicholls/AP/SIPA

Comme en France, le malaise identitaire britannique plonge ses racines dans une immigration mal maîtrisée et un profond vide culturel, voire civilisationnel. Mais, il a en plus trouvé dans le modèle politique du Royaume-Uni un terreau idéal pour prospérer. Analyse.


Les trois mandats de Tony Blair, Premier ministre du Royaume-Uni de 1997 à 2007, avaient popularisé l’idée de la « Cool Britannia » – un clin d’œil à la chanson patriotique de 1740 « Rule Britannia ». Pour schématiser, le Royaume-Uni serait une nation tolérante et multiculturelle, confortable avec une identité certes affirmée mais non exclusive – à l’opposé d’une France crispée sur son identité républicaine et assimilationniste, mal à l’aise avec l’ouverture des frontières induites par la mondialisation.

Shabana Mahmood contre la submersion migratoire

Sauf que, outre le vote en faveur du Brexit en 2016, deux évènements récents sont venus remettre en cause cette belle image : la tenue d’une manifestation ouvertement anti-immigration dans le centre de Londres le samedi 13 septembre (la barre des 100.000 manifestants a été dépassée, dans un pays peu enclin à descendre dans la rue) et l’annonce en novembre d’un durcissement sans précèdent des règles régissant l’asile. Ironiquement, la ministre de l’Intérieur qui adopta une position aussi intransigeante s’appelle Shabana Mahmood et est elle-même descendante d’immigrés pakistanais. Elle met ainsi ses pas dans ceux de ses prédécesseurs conservatrices, Priti Patel et Suella Braverman, toutes deux issues de familles d’origine indienne. En fait, rien de très étonnant quand on connait la façon dont s’est construit le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord.

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Car outre-Manche, « uni » n’a jamais été synonyme d’« uniforme » : le cadre institutionnel du pays a toujours été plus proche d’un conglomérat de territoires qu’un Etat centralisé, sans pour autant adopter une forme fédérale. Un tel agencement est difficile à comprendre pour des Français dont la nation a été construite par l’Etat (incarné par la monarchie absolue puis par une République forte) dans une logique centralisatrice et autour d’une langue bien définie. Au contraire, la nation britannique se structura en agrégeant divers territoires sans jamais chercher à les « angliciser ». Même une fois réalisée la fusion de l’Ecosse et de l’Angleterre en 1707 par la dissolution du parlement d’Edimbourg (des députés écossais siégeront désormais au parlement de Westminster), les territoires écossais garderont un droit local (sur la propriété notamment) qui ne sera jamais remis en cause. De même, si l’Ecosse utilise la Livre sterling, les billets de banque écossais sont différents de ceux en circulation dans le reste de la Grande-Bretagne : les coupures sont de couleurs différentes et ornées de personnages de l’histoire écossaise. Il faudrait encore ajouter au tableau les « crown depencies » (Jersey, Guernesey et l’ile de Man), des territoires qui ne font pas partie du Royaume-Uni mais sont rattachés à la couronne britannique, et les « British Overseas Territories » (Gibraltar, les Bermudes et quelques autres archipels). Concrètement, ce statut spécifique leur permet de bénéficier d’un régime fiscal particulier (leur réputation de paradis fiscaux est bien établie), mais cela signifie également que leurs habitants, lorsqu’ils viennent étudier en Angleterre, sont considérés comme des étrangers (avec à la clef des frais de scolarité bien plus élevés). Une telle hétérogénéité et l’absence quasi-totale d’un projet politique unificateur à l’instar de celui porté par la IIIème République française explique par ailleurs l’incroyable variété d’accents que compte le Royaume-Uni: pour prendre un exemple extrême, l’anglais parlé à Liverpool sonne d’une toute autre manière que l’idiome en usage à Manchester, alors que les deux villes ne sont distantes que de 31 miles (environ 50km).

Tolérance britannique

Cette construction par ajouts successifs est illustrée par la façon dont fut créé le drapeau britannique, l’Union Jack, dont l’origine remonte à 1603 lorsque James VI d’Ecosse devient James I d’Angleterre, réunissant les deux pays sous une même couronne. Un étendard commun est alors composé en superposant la croix rouge sur fond blanc de saint Georges, saint patron de l’Angleterre avec la croix blanche en X sur fond bleu de saint Andrew, patron de l’Ecosse (saint André aurait par humilité envers le Christ refusé de subir le martyre sur une croix similaire). La croix de saint Patrick, patron de l’Irlande, un X rouge sur fond blanc, ne sera ajoutée que deux cents plus tard en 1801 et survivra à l’indépendance de l’Irlande en 1920. Quant au Pays de Galles, il n’est pas représenté pour la bonne et simple raison que les terres galloises étaient passées sous contrôle anglais depuis l’échec de la rébellion des princes gallois en 1402.

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L’Angleterre étant l’entité la plus riche et la plus puissante au sein du Royaume-Uni, il n’est pas étonnant que l’identité anglaise se confonde si souvent avec la britannique : les Ecossais peuvent se sentir écossais d’abord, britannique ensuite, de même pour les Gallois et les Irlandais. Pour les Anglais, la chose est un peu plus difficile, ainsi que le souligne le sociologue américain Krishan Kumar dans son ouvrage de 2003, The making of English national identity. Alors que certaines nations se définissent par ce qu’elles ne sont pas (les Français par rapport aux Allemands, et inversement), les Anglais ne se conçoivent « ni par l’exclusion ni par l’opposition, mais par l’inclusion et l’expansion non pas vers l’intérieur mais tournée vers l’extérieur. Les Anglais se voient dans le miroir des grandes entreprises dont ils furent les initiateurs durant la plus grande part de leur histoire. Ils ont fondé leur identité comme bâtisseurs de la Grande-Bretagne, créateurs de l’Empire britannique, pionniers de la toute première civilisation industrielle au monde. (…) Une telle conception diffère du nationalisme classique en ce qu’elle déplace la focale sur les créateurs à leur création ».

Cette tolérance des Anglais envers les différences culturelles à l’intérieur de la Grande-Bretagne se retrouve dans l’attitude des Britanniques envers leurs colonies. L’expansion coloniale étant d’abord motivée par la protection des routes maritimes et l’accès à des sources de matières premières (coton, bois…) et de produits de grande consommation tels que le thé, puis par l’ouverture de nouveaux débouchés commerciaux pour les productions de l’industrie manufacturière, la colonisation elle ne s’est jamais accompagnée du désir de faire des colonisés de bons petits Anglais (ou Ecossais). Sauf que, comme le souligne K. Kumar, « les problèmes surgissent quand ces projets [d’expansion vers l’extérieur] n’existent plus. Quand l’empire arrive à sa fin, quand la suprématie industrielle n’est plus, quand la création la plus ancienne et la plus pérenne, la Grande-Bretagne elle-même, menace de se dissoudre ».

Désintégration

Le vent d’optimisme des années Blair avait mis sous le boisseau la question identitaire. Un contrôle minimal de l’immigration (tant de travail que de regroupement familial) était assumée, autant par idéalisme (faire mentir la prédiction du député conservateur Enoch Powell que la hausse des immigrés dans la population britannique aboutirait à des « rivers of blood ») que par intérêt économique – les étrangers soutenaient la croissance et le marché immobilier, tout en maintenant des salaires bas, surtout dans les secteurs peu qualifiés de la construction ou des services. La décentralisation (devolution process) a permis de limiter les revendications d’indépendance : les Ecossais et les Gallois ont leurs propres parlements avec des prérogatives étendues mais limitées, et leur « First Minister » (par opposition au « Prime minister » britannique) – ce qui durant le Covid donna lieu à des différences de régimes de confinements qui apparaitraient insupportables a des Français. L’Union Jack était partout, du mug au caleçon en passant par la robe des Spice Girls, les Ecossais commençaient à faire de même avec la croix de Saint-André, sans qu’il y ait le moindre soupçon de chauvinisme. Vingt ans plus tard, afficher la croix de Saint-Georges, qui généralement n’apparaissait que sur les maillots des équipes de foot ou rugby, passe pour de la xénophobie.

Mouvement « Raise the colors », Hertford, 27 août 2025 © Lawrie/LNP/Shutterstock/SIPA

Le paradoxe est que contrairement à la France, parler d’identité n’a jamais été tabou en Grande-Bretagne. Au fond, le malaise identitaire que ressentent autant les Britanniques que les Français tire son origine de la fragmentation des sociétés contemporaines couplée à un grand vide culturel, voire civilisationnel – que l’immigration de masse met à nu. En effet, comment s’intégrer à un espace désintégré ? Mais il est outre-Manche exacerbé par des traits de caractère typiquement anglais – voire britanniques : une politesse légèrement hypocrite mêlée a une peur panique de la confrontation. Loin d’être une faveur faite aux étrangers afin qu’ils se sentent plus confortables sur le sol britannique, le multiculturalisme pourrait être interprété comme une indifférence gênée envers les « continentals and foreigners », et viserait avant tout à les mettre suffisamment à distance – avec politesse bien sûr, et bonne conscience, deux qualités somme toute très britanniques. Car s’il existe pléthore d’ouvrages sur « How to be British », consacres aux « Very English problems » ou encore proposant d’expliquer « the art of English humour », comme le fait remarquer le journaliste David Goodhart dans son essai de 2017 The road to somewhere : The Populist Revolt and the Future of Politics: « Nous demeurons réticents à donner aux nouveaux arrivants un plan clair de ce qu’il leur est demandé (et ce qu’ils sont en droit d’attendre de nous) ».

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Antoine Schmitt travaille dans l’industrie du traitement de l’eau. Après un début de carrière en France, il habite l’Angleterre depuis 2011. En marge de ses activités professionnelles, il collabore régulièrement au magazine de mode masculine Valet Magazine.

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