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Le philosophe Sénèque entre otium et suicide

Sénèque, "Lettres à Lucilius". Traduction intégrale de Maxime Rovere (Flammarion, 2025)


Le philosophe Sénèque entre otium et suicide
Le philosophe et écrivain français Maxime Rovere © Pascal Ito / Flammarion

Une nouvelle traduction des « Lettres à Lucilius » est un événement important pour les admirateurs du philosophe stoïcien.


Le stoïcisme est une philosophie antique qui, de nos jours, connaît un certain regain d’intérêt. Peut-être parce que les temps sont durs, et que nos contemporains cherchent à affermir leur âme devant les vicissitudes de l’existence. La définition qu’en donne Alain Rey, dans son Dictionnaire historique, nous éclaire : pour le stoïcisme, « le bonheur est dans la vertu » et il prône avant tout « l’indifférence devant ce qui affecte la sensibilité ». Cette doctrine a été illustrée par des philosophes comme Marc Aurèle, Épictète, et bien d’autres encore, dont Sénèque, sans conteste l’un des meilleurs, et auteur notamment des Lettres à Lucilius. Celles-ci font justement l’objet d’une nouvelle traduction intégrale, proposée par l’écrivain-philosophe Maxime Rovere, connu pour ses travaux sur Spinoza. Il publie en parallèle un court essai, dans lequel il donne son point de vue sur cette somme essentielle de la philosophie stoïcienne. Le livre est intitulé Vivre debout et mourir libre, « Les dernières leçons de Sénèque » et paraît chez Flammarion. Il est prévu que ces Lettres reparaissent plus tard dans la collection de poche GF Flammarion. Ainsi, ni les étudiants, ni les honnêtes gens ne pourront plus prétexter : « Sénèque, connais pas ! »

Caractériser l’œuvre de Sénèque

D’abord quelques mots sur cet essai de Maxime Rovere, dont le titre Vivre debout est déjà tout un programme. Rovere cherche à voir dans l’œuvre de Sénèque une approche positive de la vie. Il pense qu’avec cet auteur, « la philosophie devient une voie royale orientée par des ambitions grandioses ». Le livre de Rovere, c’est peut-être son défaut, regorge de telles affirmations contestables, même si des références aux Lettres sontindiquées dans la marge, pour que le lecteur puisse aller en vérifier par lui-même le bien-fondé et se faire son opinion. Rovere lance ainsi des pistes variées qui, parfois, laissent perplexe. Il écrit par exemple que Sénèque réussit à « atteindre sans délai une immortalité si assurée, si vécue, qu’elle éradique définitivement toute crainte de la mort ». Je ne voyais pas les choses comme ça. Selon moi, l’enthousiasme n’était pas le fort de Sénèque, philosophe rassis. Il avait, comme on sait, médité sur la mort chaque jour de sa vie ; et le suicide, en particulier, lui semblait une échappatoire recommandable. Rovere, si j’ai bien compris, essaie de nous convaincre que le suicide, revu et corrigé par Sénèque, est seul porteur de liberté pour l’homme : « la mort volontaire et la philosophie, écrit-il, révèlent la liberté de l’individu à l’égard de sa propre existence… » Certes, peut-être, mais encore ? Comment peut-on expliquer ceci ?

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Le texte même de Sénèque

En fait, pour en avoir le cœur net, il faut revenir au texte même de Sénèque. C’est le moment, alors, de se plonger, ou de se replonger, dans ces Lettres à Lucilius, gros pavé de plus de 700 pages, dans lequel Sénèque offre un panorama passionnant du stoïcisme, avec au premier plan évidemment la question de la mort. La précédente traduction remontait à une cinquantaine d’années. C’était celle de Paul Veyne, que j’appréciais moins. On disposait aussi de l’édition bilingue aux Belles Lettres, une traduction universitaire non dénuée d’intérêt. Rovere, lui, a fait porter ses efforts sur l’accessibilité du texte, afin d’obtenir un résultat aisé à lire. Je dois dire que c’est une vraie réussite. La phrase est fluide, très contemporaine aussi. On reconnaît ce langage, le langage de Sénèque, comme nôtre. Cette version sera peut-être démodée dans x années, au gré de l’air du temps, mais c’est celle qu’il faut lire en 2025 pour sentir la modernité de Sénèque.

Mettre à profit l’oisiveté

La philosophie de Sénèque, nous dit Rovere, « ne se satisfait pas d’une adhésion intellectuelle ». Elle demande davantage : qu’on la vive vraiment. Avant toute chose, Sénèque préconise — lui aussi — l’otium, c’est-à-dire l’oisiveté, ces instants où l’homme est seul avec lui-même, près de ses livres, et où il peut s’occuper spécialement d’acquérir la sagesse, avant de l’appliquer dans la société. Chez les Romains, le désœuvrement devait être mis à profit. Ce n’était pas du temps perdu. Au reste, les Lettres à Lucilius ont été écrites justement alors que Sénèque s’était éloigné de la cour, et n’exerçait plus aucune fonction politique auprès de Néron. Il se doutait cependant que ce repos n’aurait qu’un temps, et que le tyran lui enverrait un centurion pour lui intimer l’ordre de se supprimer. Le prétexte en fut la conjuration de Pison, à laquelle Sénèque fut mêlé de très loin. Je n’ai pas la place ici de vous raconter en détail sa mort, mais elle se déroula dans la pure tradition du stoïcisme : son suicide fut l’accomplissement d’une sagesse. Le vieil historien de Rome, Pierre Grimal, la raconte comme un morceau d’anthologie, dans son livre sur Sénèque. Cette fin fut presque aussi grandiose que celle de Caton et contribua à la renommée posthume des livres du philosophe, comme le précisait Grimal. En effet, Sénèque avait acquis, ce faisant, la réputation de ne pas mentir. Il répondait de ce qu’il avait écrit. Il était évident qu’on pouvait faire confiance à un tel homme. On peut aussi faire confiance à la traduction de Maxime Rovere, ce qui est plutôt une bonne nouvelle.


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Maxime Rovere, Vivre debout et mourir libre, « Les dernières leçons de Sénèque ». Éd. Flammarion. 224 pages.

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Pierre Grimal, Sénèque ou la conscience de l’Empire. Paris, 1978.

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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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