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Vengeance au poing

Émilie Lanez publie « Folcoche » (Grasset, 2025)


Vengeance au poing
La journaliste Émilie Lanez © JF PAGA

Hervé Bazin: de Sainte-Anne au restaurant Drouant ?


C’est une œuvre qu’on lisait au collège. Les professeurs raffolaient de Vipère au poing, roman d’Hervé Bazin, et de son héroïne Folcoche, la mère mauvaise. Style sec, assez dur, et surtout un portrait au vitriol de cette femme qui martyrise ses trois enfants, dont le surnommé Brasse-Bouillon, narrateur contant les souffrances corporelles et psychologiques subies. Folcoche n’est pas Médée, elle ne tue pas ses enfants, mais c’est presque pire, elle les fait souffrir dans une vaste demeure provinciale transformée en univers concentrationnaire. C’est sa seule jouissance. Brasse-Bouillon lui résiste. Le garçon a du caractère et du courage. Il ne ressemble en rien à son père, veule et transparent, qui préfère collectionner les mouches plutôt que d’affronter sa déglinguée d’épouse.

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Succès de librairie

Ce violent roman d’apprentissage plaît à l’Éducation nationale car il montre la bourgeoisie sous un jour peu flatteur, où la moisissure des esprits discrédite une classe sociale jugée corrompue. Le succès de ce roman, publié en 1948, est fulgurant – 5 millions d’exemplaires vendus à ce jour. Folcoche devient Alice Sapritch le temps d’un téléfilm, en 1971 : une femme aux traits peu gracieux et à l’âme noire. L’héroïne d’Hervé Bazin est devenue le parangon de la mère sadique.

L’auteur se nomme en réalité Jean Hervé-Bazin. Il n’est pas tout jeune – né en 1911 – quand Grasset, l’éditeur qui vend des romans comme on vend des savonnettes, décide de publier le manuscrit. Il le rajeunit de quelques années, car c’est le cri de rage d’un jeune homme contre un père dévalorisé et une mère castratrice. Ce premier roman se veut entièrement autobiographique. D’aucuns considèrent qu’il faut attendre que la mère soit morte pour écrire efficacement. Hervé Bazin, lui, écrit pour tuer symboliquement la mère. La littérature a tout à y gagner. Mais Folcoche n’est pas Paule Guilloteaux, la mère de Jean et de ses deux frères. Elle est certes instable, maniaque, peut pincer sa progéniture, lui imposer la disette – ces notables de province ont des problèmes d’argent –, elle enferme tout à clef, même certains membres de sa famille, mais ce n’est pas l’ogresse décrite par son fils. Il a grossi le trait, et pas qu’un peu. Le futur président de l’académie du prix Goncourt, l’écrivain aux romans à gros tirages, le critique craint, bref l’homme qui règnera sans partage sur les lettres françaises, ferraillant contre Alain Robbe-Grillet et la bande du Nouveau Roman, invité perpétuel de l’émission Apostrophes, cet homme-là est un menteur, manipulateur, mythomane. Pire, c’est un faussaire, kleptomane, repris de justice, usurpateur d’identités, amant compulsif, interné psychiatrique. Son itinéraire pourrait se résumer ainsi : de Saint-Anne au restaurant Drouant.

Crime littéraire

Émilie Lanez a enquêté sur ce cas singulier déclaré « psychopathe constitutionnel » par les psys. Elle a retrouvé les témoins, a arpenté les lieux de ce crime littéraire. Elle a consulté les archives de la préfecture de police de Paris. Le dossier Bazin, malgré de nombreuses pièces effacées par l’intéressé lui-même, est consternant. L’auteure révèle une famille dévastée par ce roman. Un roman qui n’est pas autobiographique, là est la faute majeure de Jean Hervé-Bazin. On peut tout inventer – Clara Malraux revendiquait pour l’écrivain d’être mythomane – mais l’ouvrage ne doit pas être estampillé autobiographique. Le livre-enquête de Lanez intitulé Folcoche n’est pas manichéen. Elle parvient à montrer que l’écrivain retors était mu par un irrépressible désir de vengeance contre les Guilloteaux, en particulier Paule, la figure dominatrice. On apprend que ses parents sont partis à Shanghai, les confiant, lui et ses frères, à sa grand-mère puis à sa tante. Jean Hervé-Bazin a souffert d’une sorte d’abandon, d’autant plus qu’il fut trépané à la suite d’une otite mal soignée. Il ne pardonna pas non plus d’être privé de sa part d’héritage. Le succès littéraire lui a permis d’assouvir une vengeance venue de loin. Hervé Bazin, neveu de l’académicien René Bazin, fils de magistrat, petit-fils de sénateur, a assurément vrillé, mais non sans raison. Sa tête de Frankenstein à la drôle de coupe de cheveux couleur jais cachait de profondes cicatrices intérieures. Lorsqu’il apprend que le manuscrit de Vipère au poing est accepté, il déclare à son frère Pierre : « Il faut le dire, j’ai besoin d’un peu de scandale pour hausser la voix et me faire entendre à mon heure, je sais d’avance que la famille va rugir. Aucune importance ! C’est ma petite revanche ! Et je me marre à l’idée de gagner de l’argent pour la première fois sur le dos de ma mère. » L’argent, maître-mot dans cette histoire ? c’est probable. Avec un retournement de situation que je vous laisse découvrir. On n’est plus chez Bazin mais chez Balzac.

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Folcoche, personnage d’encre a-t-elle dévoré Laure Guilloteaux ? On voit cette dernière errer dans une maison en ruine, pouilleuse depuis la mort de son mari. Sa volonté reste cependant intacte quand le pognon est en jeu. Elle ne sombre pas totalement, elle qui calmait ses fils trop turbulents à table en leur piquant le dos des mains avec sa fourchette. Rien n’est simple dans cette histoire, Émilie Lanez le montre avec objectivité. Paule, au fond, n’est plus depuis longtemps, et le triomphe de Folcoche, offrant la notoriété, l’argent et la stabilité à son enfant malade n’est pas pour lui déplaire. Le sacrifice maternel est sans limite. Comme peut l’être l’attitude scandaleuse d’un fils. Il suffit de relire Ma mère de Georges Bataille pour s’en convaincre.

Au soir de sa vie, Paule trouve refuge au domicile de l’écrivain. Bazin, pervers narcissique, l’accueille le visage grave. Il convoque des reporters de Paris-Match pour photographier l’agonisante. Lanez décrit la vieille dame « bouche desséchée entrouverte, derniers cheveux collés sur son crâne, mains crispées ». Bazin prend la pose. L’écrivain est un monstre froid.

Émilie Lanez, Folcoche, Grasset, 2025. 192 pages.



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Pascal Louvrier est écrivain. Derniers ouvrages parus: biographie « Malraux maintenant », Le Passeur éditeur; roman « Portuaire », Kubik Editions.

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