Philippe Verdin publie aux éditions du Cerf une biographie charpentée de Denis Tillinac (1947-2020) à la fois plongée dans la vie personnelle de l’écrivain-éditeur, essai littéraire et réflexion sur la France qui perdure

La postérité est indigne. Elle ne retient que l’écume. L’anecdote lui sert de corset. Comme si l’accessoire emportait tous les suffrages à l’heure du jugement dernier. Que reste-t-il alors de l’onde nostalgique, puissant sillon qui, de l’enfance à l’âge mur, soutient et élève l’écrivain de style ? Il fallait un homme de foi en habit de moine, ayant fait ses humanités éditoriales au temps de la rue Corneille, à la Table Ronde, un compagnon de route de Tillinac qui n’est pas allé à Moscou mais sur les routes départementales de Corrèze et du Bourbonnais pour s’approcher d’une page majeure de l’histoire littéraire et la retenir. Oui, la retenir et la propager à l’usage des admirateurs de cet insaisissable (ils sont nombreux) et alerter ceux qui ont un peu vite enfermé le personnage dans le folklore médiatique qu’il avait lui-même créé. Il est temps aujourd’hui de se souvenir. « On reconnaît une page de Tillinac à un style et quelques thèmes qui demeurent sa marque » souligne Verdin. Il ajoute : « J’ai vu un écrivain à l’œuvre : cinquante-neuf livres écrits en quarante ans, des centaines de chroniques, un style qui s’affirme dès les premiers romans, une mélodie de nostalgie sans aigreur, une expression des bonheurs fugaces, le goût des batailles où avec des copains on distribue des horions ». Oubliez les images prémâchées, les interventions télévisuelles au débotté, la mémoire est une fausse amie. Elle nous joue des tours. Car Tillinac est plus que Tillinac. Chez son biographe, il y a la volonté de comprendre un cheminement intérieur, de coller aux bornes temporelles, et d’expliquer, dans une belle langue claire, la composition d’une œuvre. Verdin dévoile les plaques en décomposant la machinerie de l’artiste. De quoi était fait Tillinac ? Il n’était pas à une contradiction près et souvent son propre ennemi. Pudeur et sédimentation sont les deux mamelles d’une littérature exigeante. Une complexité incompréhensible à notre époque du raccourci et de la diatribe. Tillinac, c’était un boomer hostile à l’esprit soixante-huitard, un fan d’Elvis, un gaulliste aimant l’Amérique, un chiraquien de cœur, un hussard sans idéologie, la Xaintrie en armoirie, un romantique se réfugiant dans les églises, un réactionnaire rabelaisien, un Français au carré portant en lui le spleen des campagnes et l’illusion des Maréchaux. Un écrivain en partance vers l’ailleurs, vers l’Afrique. Un voyageur de circonstance, le regard collé à la vitre embuée et les fesses dans le gras molletonné des sièges du « Capitole ». Parisien de souche et provincial d’essence. Bernanos dans son sac à dos. La gare d’Austerlitz comme seule boussole dans l’existence. Tillinac s’est trouvé au milieu du gué avec, dans le rétroviseur l’héritage de Blondin et du bar-Bac, la mythologie d’une Rive Gauche pensant mal, et aux prémices d’une renaissance, celle des duellistes des années 1980, jeunes turbulents à la plume vacharde, les jadis fringants Besson et Neuhoff. Le lecteur s’y perd. Tillinac est-il un fils de Dumas, de Rocroi ou des Yéyés ? Dans les librairies, une littérature pleureuse et exhibitionniste allait prendre le pouvoir et distribuer les cartes. Dans cette confusion des genres, Tillinac était-il un écrivain de droite, flibustier et cinglant, ou ce régionaliste des terres abandonnées ? Il était tout ça et mieux que ça. Verdin recompose le puzzle, accumule les témoignages et trace un portrait en trois dimensions. Il remonte le fil, l’enfance à Daumesnil, l’adolescence à Vichy, une scolarité fluctuante avant la rencontre de Jacques Ellul sur le déprimant campus de Pessac, puis les débuts du localier à Tulle fauché par la tornade Chirac, emporté par l’amitié, suivra la parution des premiers livres sous l’influence déterminante de Robert Laffont. On voit la fermentation de l’écrivain en mouvement. Spleen en Corrèze fut salué par l’indispensable François Bott. Et une voie commença à se dessiner dans les brumes de la Mitterrandie. Que Tillinac nous parle des maisons de famille, de Simenon, du rugby, qu’il mette en lumière Pirotte, Charnet, Kauffmann, la même phrase coule, elle fait corps avec le lecteur. Ce plaisir de lire est la seule chose qui doit demeurer. Vivre en mousquetaire est une biographie où il est autant question d’amitié, de permanence que de transmission. Nous avions lu, il y a quelques années, Philippe Verdin au sujet de Maurice Druon, sa stèle à Tillinac est un délice d’automne aussi savoureuse qu’une poêlée de giroles.
Denis Tillinac – Vivre en mousquetaire – Philippe Verdin – Cerf 272 pages



