La motion déposée au Parlement par les Combattants pour la liberté économique (EFF) du député sud-africain Julius Malema, visant à retirer des espaces publics tous les monuments liés à l’apartheid et au colonialisme, a une nouvelle fois ranimé la fracture raciale qui traverse le pays
En Afrique du Sud, la mémoire reste un champ de bataille qui met continuellement en lumière les divisions qui opposent les communautés noires et blanches d’Afrique du Sud depuis la fin du régime d’apartheid (1994).
« Rappels matériels »
Une nouvelle fois, connu pour leurs positions radicales et diatribes anti-blanches, les Combattants pour la liberté économique (EFF) n’y sont pas allés par quatre chemins : statues du général et Premier ministre Louis Botha, du Président Paul Kruger, du fondateur du Cap Jan van Riebeeck ou encore le monument Voortrekker érigé à la gloire des Boers qui ont battu les Zoulous à la bataille de Blood River (1838)…, tous ces symboles doivent disparaître de l’espace public selon le mouvement du député Julius Malema. Aux yeux de l’EFF, ils ne sont pas des témoins neutres de l’histoire, mais des rappels permanents de l’oppression raciale vécue par la majorité noire.
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« Ce ne sont pas des symboles neutres de l’histoire. Ce sont des monuments du colonialisme et des rappels matériels que, bien que le régime politique de l’apartheid ait été officiellement vaincu, les structures idéologiques, culturelles et économiques de la conquête demeurent intactes », a dénoncé la députée Nontando Nolutshungu à l’origine de la récente motion déposée au Parlement fédéral. Et d’expliquer avec un certain mépris: « C’est pourquoi elles ont été placées dans les centres-villes, devant le Parlement, sur les plus hautes collines, afin que chaque enfant africain ayant grandi sous le colonialisme puisse lever les yeux et voir son oppresseur dépeint comme un héros. ».
En face, AfriForum, puissant lobby afrikaner, a immédiatement dénoncé une « attaque directe contre le patrimoine » de la minorité blanche. Son porte-parole, Ernst van Zyl, a accusé l’EFF de n’avoir rien construit et de se contenter d’encourager « la démolition et la division ». « Les politiciens qui ont prouvé leur impuissance à construire, comme l’EFF, encouragent simplement la destruction et la violence. L’EFF n’ayant pas construit la moindre école promise, ils se concentrent désormais sur des promesses de démolition de statues », a-t-il déclaré.
Héritage colonial ou instruments d’oppression ?
Le cœur du débat est là : ces statues, sont-elles des repères historiques, ou encore des instruments de domination afrikaner ? Pour l’EFF, elles incarnent un système qui a volé la terre, criminalisé les langues africaines et effacé la dignité des Noirs. « Notre patrimoine, ce sont nos terres, nos minéraux et nos océans, et nous ne serons jamais libres tant que ces ressources n’appartiendront pas au peuple », insiste la troisième force politique de l’Afrique du Sud. De son côté, l’African National Congress (ANC) de feu Nelson Mandela tente de temporiser sur la question même si certains de leurs élus ne sont pas opposés à la ré-africanisation totale de l’Afrique du Sud.
Pour baeucoup d’Afrikaners, au contraire, ces velléités menacent l’existence même de leur « volk ». « La suppression d’une partie des symboles, des statues et du patrimoine de la communauté (boer) constitue une tentative éhontée de priver ce groupe de son identité et de son droit d’exister », déplore AfriForum, rappelant que l’histoire regorge d’exemples où « la répression physique ou la violence visant des communautés spécifiques ont été précédées d’actions similaires ».
Une fracture raciale toujours béante
Ce n’est pas la première fois que la question de la présence de ces statues cristallise les tensions. En 2015, des groupes d’étudiants noirs, initiateurs du mouvement #RhodesMustFall,avaient exigé le déboulonnage de la statue de Cecil Rhodes, présente à l’Université du Cap et dont le mausolée antique surplombe la ville du Cap de toute sa majesté. Acteur majeur de l’histoire coloniale britannique, il reste encore de nos jours l’incarnation de la suprématie blanche sur le continent africain. La violence de leur action avait contraint l’université à retirer la statue. Dernièrement c’est celle de Paul Kruger qui a provoqué un vif débat en Afrique du Sud. La statue du dernier dirigeant de la République du Transvaal, qui trône toujours au milieu de Pretoria, fait régulièrement les frais des militants de l’EFF.
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Encore dernièrement, le 27 septembre, la jambe d’un des quatre soldats en bronze protégeant la statue de l’homme politique a été fracassée au lendemain de la journée du Patrimoine (Heritage day). Dans la seconde décennie des années 2000, de véritables affrontements avaient eu lieu entre partisans de l’extrême-droite blanche et ceux de l’extrême-gauche aux abords du parc qui abrite la statue. Lors de la vague du Black Lives Matter (BLM) qui avait également secoué le pays, la mairie avait refusé de répondre aux injonctions de cette mouvance exigeant que la statue soit enlevée de son socle.

L’EFF réclame aussi que les terres des Afrikaners soient redistribuées équitablement à la majorité noire, quand elle n’exige pas qu’on exproprie les blancs de leurs fermes qu’elles détiennent depuis des siècles ou appelle à les tuer. Le parti promet de poursuivre la « décolonisation des symboles » par le biais de lois et d’initiatives locales, comme le changement de nom du parc national Kruger et de l’aéroport international Kruger, qualifiés par ce mouvement d’hommages à un « raciste féroce ». AfriForum, de son côté, entend mobiliser la société civile pour protéger ce qu’il estime être un héritage légitime. Plusieurs milliers d’Afrikaners se sont récemment rassemblé au Voortrrekker monument afin de suivre un discours et un concert du chanteur Steve Hofmeyr connu pour ses slogans nationalistes et pour s’être enchaîné au pied de la statue de Paul Kruger en guise de protestation.
En réponse aux agissements des « décoloniaux » sud-africains, la droite afrikaner a fait ériger une réplique de la statue de Paul Kruger. Elle devrait être placée au centre de la ville d’Orania, un bastion autonome afrikaner qui rejette les principes de la nation arc-en-ciel et qui entend être le point de départ d’un projet devant mener les Afrikaners à prendre leur indépendance du reste de la nation sud-africaine. Plus de trente ans après la fin de l’apartheid, le constat est là : la réconciliation tant vendue par les télévisions du monde entier, Hollywood, compris, est un échec. L’Afrique du Sud reste prisonnière de cette dialectique, incapable à se trouver un récit commun : pour les uns, la mémoire afrikaner incarne l’injustice passée ; pour les autres, elle constitue une identité menacée.




