Dans une rentrée sociale agitée, ce modèle populaire, disparu il y a presque 20 ans de la circulation, est à la fois annonciateur d’une prise de conscience politique et le creuset de tous les réenchantements…
Depuis plusieurs mois, la colère gronde. Comme souvent dans notre pays, c’est loin des villes, dans les campagnes évincées, sur des terres exsangues où les industries ont déserté et où la puissance publique a failli que la cristallisation s’est opérée. Au début, les politologues salonnards sont passés, comme de bien entendu, à côté du phénomène. Les sondeurs manquaient de capteurs sur place ; hors des périphéries actives et des centres décisionnels, une zone blanche s’étalait devant leurs ordinateurs blêmes. Tout un monde jadis organisé en bourgs et en cantons ne répondait plus à aucun signal. Dans cette carte du vide, on pouvait se demander si le cœur de la nation battait encore ? Les statistiques étaient formelles, les sociologues catégoriques, les médias à la ramasse, la ruralité était un concept aussi dépassé que le Solex et la brillantine. Les sociétés modernes se projetaient dès lors, loin des fenaisons d’antan et des comices agricoles, de l’école communale et du Gaffiot. Rappelons pour mémoire que tous ces experts patentés n’avaient pas vu arriver les « Gilets Jaunes », ils ne verront pas non plus des colonnes de C15 se diriger gaiement vers les Champs-Élysées et croiser le fer sur les pistes cyclables au milieu des taxis électriques et des vélos-cargos muletiers. L’aveuglement des « élites » (peut-on encore les qualifier ainsi ?) est une maladie incurable qui tient autant du déni que de l’incapacité physique à voir le réel. Je ne dis pas le comprendre, l’analyser ou y répondre par des actes, seulement le discerner dans la brume technocratique, constater les peurs et les errances de tout un peuple perdu, salement lâché, accepter l’état d’hébétement d’une population arrivée à son terme, à bout, ne croyant plus en rien et n’attendant plus rien. Et pourtant, il suffisait de se promener un peu partout sur notre territoire, en dehors des autoroutes et des rails TGV, en empruntant les remplaçants du « Corail » et en privilégiant les routes bordées de platanes. Et là, stupeur et tremblement, d’année en année, leur nombre s’est multiplié. La tache avec ou sans accent circonflexe sur le a grossissait à vue d’œil. Car leur prolifération ne faisait pas plaisir aux puissances marchandes, elle était même perçue comme une menace à la virtualité et à la technologie-reine. Un frein à la compétitivité et à l’obsolescence programmée. En somme, un méchant retour en arrière. Loin des oukases et des instances extraterritoriales, les Citroën C15 fédéraient les inadaptés, les reclus, les passifs du progrès. Elles faisaient corps. Au début, il n’y avait que quelques réfractaires au bonheur lyophilisé, des chasseurs et des pêcheurs, des artisans en pré-retraite et des exfiltrés des Domaines pour succomber au charme débonnaire et rustique de cet utilitaire léger produit principalement dans la péninsule ibérique entre 1984 et 2006. Une lame de fond s’est emparée de nos départements sans haine ni violence, du Finistère à la Moselle, des Ardennes aux Pyrénées-Orientales. Les réseaux sociaux en sont babas. Plus ou moins fatiguées, dans leur jus mais vaillantes, la carrosserie grignotée et la mécanique sonore, les cicatrices du temps apparentes, les C15 sont nées au siècle dernier en plein tournant de la rigueur, Fabius était alors Premier ministre et Léo Ferré chantait à l’Olympia.
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De la raillerie à l’affection, il n’y a qu’un tour de clé. Rouler avec cet objet solide et résistant, c’est l’adopter. Les C15 sont alors devenues un visage familier des marchés de primeurs et des chemins boueux. La météo ne semble pas les atteindre, ni les accabler. Elles affrontent l’hiver en Balagne et les étés chauds du Gard. Dans un climat déglingué, face à une classe politique défaite, dans un pays à la dérive, elles sont là. Indestructibles et chaleureuses. Populaires et angéliques. Rabelaisiennes et charpentées. Logeables et corvéables à merci. Elles nous redonnent un peu d’espoir. Elles ne trichent pas sur leur CV et leurs immenses mérites. On peut compter sur elles en cas de coup dur ! Leur persévérance, leur frugalité, leur sens du partage les rendent belles dans les yeux des Français à la recherche d’un amour éternel. Les Français en ont assez des promesses. Elles nous rappellent le sens des priorités : transporter à moindre frais, sans chichis et sans prêchas. Elles permettent de rouler économiquement et sans supporter des coûts excessifs de réparation. Elles conquièrent ainsi chaque jour de nouvelles cibles comme disent les marketeurs, leur cote grimpe. On se les arrache sur le marché de l’occasion. Elles ont même une mission pacificatrice, elles peuvent, par leur entremise miraculeuse, réconcilier des profils éloignés. Leur arc de la raison court des conservateurs aux antisystèmes, elles dessinent une autre France, celle du labeur, du coup de main et d’une indépendance d’esprit. Toutes les radicalités convergent aujourd’hui vers cette automobile déclassée qui arbore les chevrons victorieux comme un signe de réappropriation de notre destinée.
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