Notre chroniqueur a décidément un problème avec l’Intelligence Artificielle. Elle n’est selon lui qu’un ramassis d’idées médiocres, dont l’influence sur les élèves et étudiants est en train de faire dramatiquement baisser un niveau déjà au ras des pâquerettes. Peut-être a-t-il raison : après tout, Causeur est écrit par des personnes réelles, des individualités de grand talent — et en aucun cas ChatGPT ne serait capable de remplacer l’un quelconque de nos rédacteurs.
La révolution de l’IA risque paradoxalement de provoquer un affaissement du niveau intellectuel collectif. Pour paraphraser Bernard de Chartres, nous espérions être « des nains perchés sur des épaules de géants », nous risquons d’être juste des nains au pied de géants numériques. Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont Laurent Alexandre, Olivier Babeau et Alexandre Tsicopoulos dans un article du Figaro, le journal mal pensant bien connu.
Demi-mesure de bon aloi
Et il ne saurait en être autrement : l’IA exploite tout ce qu’on lui a mis en mémoire, mais ne saurait en aucun cas avoir une idée originale. Au fond, elle est l’illustration caricaturale du précepte central de la sagesse grecque classique, le Μηδὲν ἄγαν, « rien de trop », recommandé par Cléobule, Pittacos, Thalès ou Aristote : « Ainsi tout homme averti fuit l’excès et le défaut (= le manque), recherche la bonne moyenne et lui donne la préférence… C’est ce qui fait qu’on dit généralement de tout ouvrage convenablement exécuté qu’on ne peut rien lui enlever, ni rien lui ajouter, toute addition et toute suppression ne pouvant que lui enlever de sa perfection et cet équilibre parfait la conservant » (Ethique de Nicomaque).
Demandez donc à ChatGPT (ou à n’importe lequel des moteurs de même nature) son avis sur le conflit Israéliens / Palestiniens, et vous aurez une opinion moyenne, visant à n’offenser ni les uns ni les autres. Ce n’est pas l’IA qui vous conseillerait de vitrifier Gaza ou d’éliminer les Juifs du fleuve à la mer…
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Dans les Sciences humaines, l’IA se cantonne dans une demi-mesure de bon aloi. Elle répertorie des faits, et ne se hasarde qu’à des conclusions déjà formulées. Et dans les sciences dures, elle est parfaitement incapable de résoudre des problèmes que l’homme (vous savez, la créature verticale à pouce opposable qui pisse et qui pète et doit dormir huit heures par nuit, inconvénients dont les machines sont dépourvues) n’a pas encore élucidés. Voyez par exemple les « problème du millénaire », proposés par l’Institut de mathématiques Clay en 2000 : un seul d’entre eux, la « Conjecture de Poincaré », a été résolu à ce jour, et par un mathématicien en chair et en os, Grigori Perelman — qui sans doute pisse et pète à loisir. Pas par un super-ordinateur.
(À noter que pour cette performance, Perelman, qui est un esprit puissamment original, a refusé la médaille Fields qu’on voulait lui attribuer, et le million de dollars promis par l’Institut Clay. Les Russes et les vrais matheux sont de drôles de gens.)
Hypothèses fécondes menacées de pénurie
Le problème, c’est qu’un nombre grandissant d’élèves et d’étudiants (et d’enseignants, osons le dire) se fient aux réponses de l’IA, sans plus développer de regard critique ni oser d’hypothèses fécondes. J’ai expliqué il y a quelques mois que l’IA ne vaut jamais plus de 12 / 20 : idées moyennes, sans prise de risque. Et le risque, c’est le « pas de côté » que doit faire la pensée pour trouver une solution originale. Le pas de côté qu’ont fait tous les grands découvreurs. Un Espagnol de la fin du XVe siècle qui aurait demandé à l’IA de lui indiquer le chemin des Amériques n’aurait rien obtenu, puisque les routes maritimes n’avaient pas encore été explorées. Un ordinateur n’a d’autres intuitions que celles mises à sa disposition. Ce n’est pas lui qui, de la chute d’une pomme, déduirait l’attraction terrestre.
Le problème, c’est que ces performances moyennes impressionnent les imbéciles que nous sommes, parce que nous sommes majoritairement très en dessous de la moyenne. Nous vivons dans un monde de médiocrité béate, où nous appelons « idées » des poncifs, lieux communs et autres banalités entendues au Café du Commerce — ou sur les rézosocios. Une IA jouerait sans problème le rôle d’une personne réelle (et même de plusieurs milliers de personnes) sur Facebook ou Instagram, plateformes parfaitement inaptes à produire une seule pensée originale.
Et sans fautes de frappe ou d’orthographe, de surcroît.
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Le problème, c’est aussi que nombre d’étudiants et de chercheurs bâtissent leurs travaux universitaires (y compris désormais leurs doctorats) sur des compilations obtenues à moindre frais sur le Net, qui leur fournit sans sourciller toutes les idées exprimées avant eux. De quoi satisfaire les jurys de thèse, dont le souci premier, lorsqu’ils lisent un nouveau travail universitaire, est de rechercher les références à leurs travaux, à ceux de leurs estimés collègues, et à vilipender celles citant leurs ennemis intimes. Mais rarement à peser (c’est le sens premier de « penser ») les hypothèses nouvelles, les audaces inattendues, les raisonnements inédits.
Le problème, c’est que, comme le soulignait sur Causeur Xavier Lebas il y a déjà deux ans, le prochain Goncourt pourrait bien être écrit par une IA — après tout, il s’agit de plaire au plus grand nombre. Vite, les œuvres complètes de Jean-Baptiste Botul !
C’est à ce titre qu’Olivier Babeau and co., dans l’article sus-cité, peuvent écrire : « Plus l’IA devient performante, plus les étudiants se privent de l’effort cognitif nécessaire à leur développement intellectuel. Terrible effet ciseau. L’omniprésence de l’IA incite à la paresse intellectuelle. Pourquoi se fatiguer à synthétiser une problématique complexe quand ChatGPT peut, en quelques secondes, livrer un texte parfait ? La magie de l’automatisation tue l’effort et la rigueur. La créativité et l’esprit critique – pourtant essentiels pour innover et développer une vision originale – risquent de se perdre. Car l’intelligence grandit grâce aux efforts répétés, aux tâtonnements et aux remises en question. Si la machine nous prémâche systématiquement le travail, nous ne musclons plus notre cerveau. »
Il est plus que temps de décréter un moratoire de l’IA, au lieu de lui confier la formation de nos sous-élites en devenir — le pédagogisme, qui est d’une médiocrité embarrassante pour l’esprit, s’en réjouit très fort, et préconise une formation des maîtres étayée par l’IA.
Si j’avais à conseiller François Bayrou des économies substantielles, je lui suggèrerais de remplacer les profs à venir par des machines, bien suffisantes pour former des con / sommateurs. C’est déjà le cas aux États-Uniss. Et à réserver les cours réels, face à des enseignants un peu plus futés que les ordinateurs, aux futures élites.
Parce que l’élite, la vraie, l’élite républicaine, ne saurait se satisfaire des données de l’IA. Un ordinateur aurait déconseillé de faire la révolution, en 1789. Il aurait déconseillé aussi d’attaquer à Valmy ou à Austerlitz. De la médiocrité informatique rien de neuf, rien de grand ne saurait surgir.




