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Frédéric Beigbeder: «Liberté, égalité, légèreté!»

Propos recueillis par Élisabeth Lévy, Jean-Baptiste Roques et Jonathan Siksou


Frédéric Beigbeder: «Liberté, égalité, légèreté!»
Frédéric Beigbeder © Hannah Assouline.

Chroniqueur littéraire au Figaro Magazine, président-fondateur du prix de Flore, animateur des « Conversations chez Lapérouse » sur Radio Classique, écrivain à succès chez Grasset : avec une telle carte de visite, Frédéric Beigbeder connaît mieux que personne l’esprit français ; et n’oublie pas au passage d’en avoir.


Causeur. Qu’est-ce que l’esprit français ? Et surtout, existe-il ?

Frédéric Beigbeder. Oui, il existe ! Précisément depuis François Rabelais, le premier homme de lettres à avoir critiqué le pouvoir, à s’être moqué de tout ce qui est sérieux. C’était l’écrivain libre par excellence, un pur anarchiste avec son mot d’ordre « Fay ce que vouldras ». Nous sommes tous les enfants de ce médecin complètement dévoyé, martyrisé en son temps par la censure, alors qu’il est l’inventeur – en même temps que Cervantès en Espagne – du roman moderne, donc de l’esprit moderne.

Modernes, nous le sommes tous, mais peut-on parler d’un esprit spécifiquement français ?

Peut-être bien. Parce qu’en France, on aime davantage l’outrance et la provocation que dans les autres pays. Prenez Oscar Wilde, qui est un sommet de l’esprit. Sa vie est faite de scandales, en particulier celui de son homosexualité – qui lui a valu d’aller en prison –, mais il a toujours veillé à ce que son expression, elle, ne dépasse pas les bornes. Alors que dans notre pays, on ne peut pas résister au plaisir d’exagérer, de caricaturer, de choquer, quitte à le payer très cher, parfois du prix de sa propre vie. Ce n’est sans doute pas un hasard si Charlie Hebdo est publié à Paris.

Malheureusement, l’esprit français, c’est aussi Robespierre et un certain esprit de délation…

Oui, mais quand on me parle d’esprit, je ne pense pas à nos défauts, notre lâcheté, notre pourriture ! Dans le mot « esprit », j’entends un certain style, celui de Voltaire, de Guitry, la repartie, l’ironie, l’art de faire rire, de bousculer. Avoir de l’esprit ne consiste pas à préparer ses blagues à l’avance, mais à savoir les inventer dans l’instant et les placer pile au bon moment. Par exemple Talleyrand qui s’exclame, alors qu’une comtesse qui vient de faire un pet dans un salon bouge son fauteuil pour tromper l’assemblée : « Madame, vous cherchez la rime ? » Il paraît que cette saillie a fait le tour du pays. J’adore l’idée qu’un bon mot soit repris, colporté. Ce n’est peut-être pas glorieux, mais l’esprit français prospère dans le ragot. Truman Capote affirmait d’ailleurs que toute la littérature repose sur des potins. Il avait raison. Depuis Villon, on ne fait que reprendre des histoires qu’on se raconte dans les dîners. La ballade des dames du temps jadis, c’est rien que des vieux cancans.

Avec son trait assassin, Talleyrand a sali la réputation d’une dame. L’homme d’esprit français aime aussi, et même surtout, honorer le beau sexe ! Alain Finkielkraut cite souvent cette phrase de Germaine de Staël : « La France est la patrie des femmes. »

C’est vrai. Et ça remonte au Moyen Âge courtois, donc avant Rabelais. La galanterie, c’est très français. D’ailleurs, je l’ai remarqué de façon empirique. Quand j’organise un dîner, s’il n’y a pas une, deux ou trois femmes, les mecs sont nuls. Pour que le Français ait de l’esprit, il faut qu’il cherche à plaire à une dame. On retrouve cela chez les libertins du xviiie siècle. Sans cette inspiration-là, on n’est plus que des instagrameurs à faire des vannes, ou des comiques de stand-up.

L’esprit français, c’est en quelque sorte l’inverse de l’esprit de l’escalier…

Je dirais que l’esprit français, c’est un tiers d’irrévérence, un tiers de potin, un tiers de drague.

Trouvez-vous aujourd’hui des héritiers dignes de cet esprit ?

Édouard Baer par exemple. Si vous le lancez sur un sujet, il peut improviser dix minutes de monologue complètement poétique, inattendu, désopilant. Amélie Nothomb aussi a beaucoup d’esprit. Un jour, je lui dis : « Ça serait drôle qu’on écrive chacun un livre l’un sur l’autre. » Elle me répond : « Bonne idée, faisons-le ! » Je la taquine alors : « Le seul problème, c’est que mon livre va être meilleur que le tien, évidemment. » Et elle me lâche aussitôt : « Oui, parce que le sujet est plus intéressant ! »

Ce n’est pas le genre d’échange que vous pourriez avoir avec Annie Ernaux ou Christine Angot…

Je ne sais pas… Mais je vois où vous voulez m’entraîner. Vous voulez peut-être dire que l’esprit, c’est de droite ? C’est une bonne question, à vrai dire. J’ai publié il y a cinq ans un livre sur ce sujet, sur l’humour de gauche omniprésent depuis vingt ans, notamment à l’antenne de France Inter, et qui est si prévisible, si répétitif, si éculé. Maintenant, on s’aperçoit que la vraie liberté est peut-être de l’autre côté, du côté des pessimistes, de ceux qui ne donnent pas de leçons. Le vrai esprit, c’est de simplement réagir à ce qu’on voit. De ne rien démontrer au fond.

Reste que l’esprit de système, c’est aussi très français. Il y a une blague : deux philosophes se baladent, un Français et un Anglais. Le Français dit à l’Anglais : « Votre régime est merveilleux en pratique, mais en théorie ? »

L’intellectualisme ! Oui, ce n’est pas faux. D’ailleurs, dans le monde entier, on se fout de notre gueule à cause de ça. On est les rois de la prise de tête. Dès qu’on bouffe une madeleine, on pense à notre enfance, on se souvient de notre mère qui venait nous dire bonsoir dans notre lit. Et on fait deux mille pages de démonstration là-dessus.

La dernière démonstration ambitieuse française remonte à l’an dernier, avec la cérémonie d’ouverture des JO à Paris. Qu’avez-vous pensé de ce spectacle retransmis en mondiovision ?

J’ai surtout trouvé que les acteurs étaient très mal habillés et ça m’a fait de la peine pour la haute couture française. On est quand même le pays du style, de la mode ! Les drag-queens semblaient sapées aux Puces ou chez Guerrisold. Cela dit, certains passages étaient très réussis. Juliette Armanet chantant Imagine avec un piano en flammes sous la pluie, quelle belle image ! Mais globalement, je n’étais pas très fier de cette cérémonie.

La tête coupée de Marie-Antoinette…

Le visuel se voulait comique. Cela avait un côté attraction de foire à Piccadilly Circus, genre madame Tussaud. De l’humour anglo-saxon, pas du tout français.

Vous avez le sens de l’image, vous avez réalisé plusieurs films, et avant d’être écrivain, vous étiez publicitaire. N’est-ce pas un milieu où l’esprit est très formaté ?

Avec le temps et le recul, je m’aperçois au contraire que ce métier m’a beaucoup appris. Il oblige à la concision, à la précision. Chaque phrase doit être une formule. On ne peut pas écrire des platitudes quand on met au point une campagne de pub.

En 2002, vous avez conçu la campagne présidentielle de Robert Hue. Par conviction ou par besoin d’argent ?

Je venais d’écrire un livre sur la pub, 99 francs, dans lequel je décrivais la façon dont les marques manipulent les masses. Ça rejoignait les préoccupations anticapitalistes du Parti communiste, donc ils m’ont téléphoné et m’ont proposé de participer à des réunions sur le sujet. J’ai trouvé très marrant de me rendre place du Colonel-Fabien, dans cet immeuble incroyable qui ressemble à une soucoupe volante. Je sentais bien que les apparatchiks se demandaient : « Qu’est-ce que c’est que ce garçon ? Qu’est-ce qu’il fout là ? » Mais, ayant l’esprit ouvert, ils m’ont demandé d’imaginer les affiches de leur candidat. Cela m’a semblé tellement surréaliste que j’ai accepté. J’ai travaillé pour eux à titre gracieux bien entendu. Ça a donné un slogan assez sérieux à la fin : « Aidons la gauche à rester de gauche ».

Hommage national à Hélène Carrère d’Encausse dans la cour d’honneur des Invalides, Paris, 3 octobre 2023 ISA HARSIN / SIPA

Ça a marché, ils sont restés très à gauche. Bravo !

Je reconnais que ce slogan manque de légèreté. Or la légèreté est une vertu française cardinale. La devise de la République devrait être : « Liberté, égalité, légèreté ». La fraternité, très bien, mais on n’y arrivera jamais, donc… Cessons déjà d’être lourds, y compris avec les femmes ! Retrouvons le goût de la légèreté, qui fait que rien n’est grave, qu’on plaisante. C’est le badinage qu’il faut ressusciter.

Difficile dans un pays où même le Festival de Cannes interdit les robes trop dénudées ! N’est-on pas en train de perdre cet esprit de liberté si français ?

On peut payer de sa vie un mot ou un dessin, donc ça rend un peu paranoïaque. L’esprit français est attaqué de toutes parts, par les susceptibles, les puritains, certaines féministes, ça manque d’humour tout ça ! L’intelligence ne peut fuser que dans une atmosphère détendue, où tout est permis. Seulement, nous ne sommes plus dans une époque où tout est permis. Pas mal d’hommes d’esprit sont morts juste à temps, comme Jean d’Ormesson en 2017 ou Pierre Bénichou en 2020. Ils ont bien senti que ça allait devenir compliqué. La preuve, depuis quelques années, à chaque fois que je sors un livre, cela déclenche une polémique.

Et pourtant, il n’y a pas de scènes franchement choquantes dans vos bouquins.

Pas beaucoup, non. À l’écrit, je suis très pudique. Je veux que ce que je raconte soit intense et si possible provoque des réactions, mais je ne veux pas mettre le lecteur mal à l’aise, lui donner le sentiment d’être un voyeur. C’est ma limite. Même si dans une de mes Nouvelles sous ecstasy, il y a du cul assez hard. Je me suis lâché. Une seule fois.

Revenons à ceux qui s’estiment offensés par vos écrits. Il s’agit des féministes, bien sûr, qui ne supportent pas que vous proclamiez votre hétérosexualité… On peut les comprendre : on est inclusif, mais faut pas déconner !

Hélas, je ne peux pas faire autrement. Même si je vois bien que je me crée de plus en plus de problèmes en écrivant ce qui me plaît. Au dernier salon du livre de Nancy, j’avais deux gardes du corps. La municipalité avait demandé à des policiers de me protéger. Et quand j’ai pris la parole en public, des militantes se sont levées pour me demander de me taire.

C’est le festival des peine-à-jouir.

Les militantes tatouées, au crâne rasé, ont peut-être des orgasmes fulgurants entre elles ! Mais je ne comprends pas en quoi mon hétérosexualité les dérange. Je leur ai tendu mon micro en disant : « Exprimez-vous », elles m’ont dit : « On te parle pas, on veut juste que tu te taises. » L’esprit ne peut s’épanouir que quand chacun accepte que l’autre prenne la parole, et éventuellement, ne soit pas d’accord. La démocratie quoi !

Un nouvel outil fait régresser, peut-être pas la démocratie, mais l’esprit de contradiction, d’originalité et de tolérance : c’est l’intelligence artificielle. Ça vous inquiète ou ça vous passe au-dessus de la tête ?

Cela m’inquiète énormément. Comme tous les gens qui vivent de leur plume, j’ai bien sûr très peur d’être remplacé par des logiciels. Pour le moment cependant, je constate que s’il y a une chose que les ordinateurs n’ont pas encore réussi à développer, c’est l’esprit. Chat GPT n’est pas marrant du tout. Il faut dire qu’il n’est pas autorisé à parler de sexe, de drogue, etc. Tous les sujets embarrassants sont gommés.

L’IA ne détruit peut-être pas les écrivains, mais détruit déjà assurément les lecteurs.

Pour le voir de manière positive, il faut se dire qu’on va finir dans des catacombes, en se récitant des poèmes de Baudelaire comme à la fin de Fahrenheit 451.

Ça commence déjà un peu. Peut-être que lorsque vous avez postulé à l’Académie française, c’était justement pour être admis dans une de ces caves ?

Le Quai Conti est typiquement le genre d’institutions dont on pensait, depuis plusieurs siècles, qu’il ne servait à rien, alors qu’en fait il va bientôt avoir un vrai rôle à jouer pour défendre l’humanité. Les Immortels ne le savent pas, mais tout d’un coup, c’est ce genre d’endroits qui va protéger ce qui reste de l’esprit, tout simplement. Car l’esprit, au fond, c’est ça : des vieux cons qui se réunissent pour s’envoyer des maximes de Joseph Joubert ou de Vauvenargues à la figure, des auteurs que plus personne ne connaît. Les académiciens sont des résistants dans un monde de robots. Je suis très sérieux. Je pense que d’ici dix, quinze ou vingt ans, la littérature et l’esprit seront la seule manière de rester humain.

On fera une association de protection et de conservation du second degré !

Voilà ! Tout le monde aura son cerveau branché sur une puce électronique Neuralink et portera des lunettes tridimensionnelles ne laissant voir qu’une réalité virtuelle. Mais des zoos existeront, où l’on pourra observer dans des cages des personnes débranchées en train de lire des livres.

Et en train de baiser, parce ça aussi ça devient virtuel…

Mais il sera super ce zoo ! J’ai hâte d’y être enfermé. Au lieu de s’appeler Disney World, ça s’appellera Human World – le monde humain. Et les robots viendront le visiter pour s’émerveiller de cette espèce bizarre et sauvage qui s’appelle l’homme.

Été 2025 – #136

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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