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Voyage autour de ma chambre d’hôtel


Voyage autour de ma chambre d’hôtel

abu dabhi

Hier, rien. Ou presque. 5 245 kilomètres entre Paris-Charles-De-Gaulle et Dubaï exclusivement consacrés à revoir de vieux films de science-fiction en sirotant un cru bourgeois, sans jeter un regard au monde qui défile tout en bas, sous des nuages de plus en plus ténus. Huit heures de vol à traverser d’ouest en est une douzaine de pays, des centaines de villes, des montagnes, des déserts, des fleuves et des mers. Plus deux bonnes heures à franchir, de nuit, sur une autoroute vide éclairée comme en plein jour, les quelques arpents de sable qui séparent Dubaï la magnifique, ses fantaisies architecturales et ses centres commerciaux, d’Abu-Dhabi la majestueuse, ses fantaisies architecturales et ses centres commerciaux. Malgré l’hydrométrie surréaliste et une température qui avoisine encore les 35 °C, soit environ 35 degrés de plus qu’à Paris, je n’ai même pas eu le temps de percevoir le changement, passant comme dans un rêve de la climatisation de l’avion à celle de l’aéroport, puis à celle de la limousine, puis à celle de l’hôtel, l’un des innombrables palaces d’une chaîne de luxe qui ressemble comme un frère aux établissements de Singapour, New York ou Monaco.
Hier, rien : c’est aujourd’hui que tout commence, entre ces quatre murs où je suis cloîtré, ayant soigneusement verrouillé ma porte, pressé le bouton indiquant que je souhaite ne pas être dérangé et éteint mon portable, au cas où un collègue téméraire aurait l’idée saugrenue de me proposer une excursion à Al Ain, ou Mascate, ou encore, tout est possible, au « plus grand parc couvert au monde », le Ferrari World Abu Dhabi, dont Wikipédia précise qu’il est également connu sous le nom de « Ferrari Experience »… Tout est clos. Je suis tranquille.
Je jette un coup d’œil par la baie qui couvre la totalité du mur extérieur. Ciel bleu. Soleil radieux. Même la mer est toujours là, ou du moins, ce qui en tient lieu, qui a un faux air de lagune malgré le ballet incessant des jet-ski et les plages artificielles qu’on a installées à grands frais sur ses bords, avec chaises longues, parasols, matelas à louer et filets de beach-volley. La richesse crée l’illusion.[access capability= »lire_inedits »] À l’arrière-plan, il y avait jadis (c’est-à-dire, jusqu’à il y a cinq ans) une sorte d’île des Mille et Une Nuits, une île de sable blanc, très basse sur l’eau, aride, déserte. Une île qui, vue de l’hôtel, provoquait des bouffées de nostalgie mêlées au souvenir des romans d’Henri de Monfreid et du temps, si proche, où Abu-Dhabi n’était qu’une bourgade habitée par les pêcheurs de perles. L’afflux des pétrodollars a fait disparaître cet univers. Sur l’île, on a donc commencé par construire l’une des plus grandes mosquées du monde, toute en coupoles d’une blancheur de sucre glace et en mosaïques de marbre à faire pâlir de jalousie les églises de Florence. Le spectacle, il faut l’avouer, restait féerique. Mais l’urbanisation ne s’est pas arrêtée là, et depuis, la mosquée elle-même se trouve à demi dissimulée derrière des séries de bâtiments plus ou moins luxueux, qui seront bientôt cachés par d’autres, lesquels à leur tour, etc., etc. Sentiment curieux de se retrouver dans la peau de Tintin en Amérique, lorsque celui-ci s’endort un soir dans une immense prairie où ne vivent que des bisons, et se réveille au matin au beau milieu d’une métropole en construction. Rien à espérer de ce côté-là. Rien à voir. Du reste, malgré la climatisation poussée à fond, la vitre reste brûlante. Sans regret, je tire donc le rideau opacifiant, et me retrouve dans une obscurité chatoyante et pleine de fraîcheur. Comprenant du coup pourquoi le Coran fait de l’ombre l’un des attributs du paradis, et la symbolique du parasol, qui constitue dans ces pays la marque du pouvoir. Le temps de m’habituer à la pénombre, et l’exploration peut reprendre.
Mais comment ça, l’exploration ? Si tout se ressemble, et si cette chambre est strictement identique à celle que j’ai occupée, ici même ou ailleurs, il y a quelques mois ou quelques années, qu’y a-t-il à explorer ? L’argument est recevable. C’est d’ailleurs ce qui rend ce genre de voyages si monotone, une fois passée la surprise de la découverte. Mais d’un autre côté, la chambre d’hôtel n’est pas seule en cause : car au fond, dans notre meilleur des mondes à nous, tout finit par se ressembler. Les riches de partout suivent les mêmes régimes, s’habillent de la même manière et se font construire le même genre de maison, néo-Bauhaus mâtiné Franck Lloyd Wright, trois ou quatre cubes encastrés, aménagés suivant les indications strictes des revues de décoration internationale, avec, si possible, un Warhol d’au moins deux mètres sur trois au salon, un Basquiat dans la salle à manger pour ouvrir l’appétit, et un Jeff Koons près de la piscine intérieure. Comme jamais auparavant, les riches ressemblent aux riches, les pauvres ne rêvent que de leur ressembler, et en attendant, ressemblent aux autres pauvres. Uniformisation générale, y compris de ce qui devrait rester particulier, comme le goût. Et dans ce mouvement de globalisation, les grands hôtels internationaux jouent le rôle du fer de lance, de symbole et de vecteur du nivellement.
Pourtant, ce qui distingue du vaste monde le petit univers confiné de ma chambre, c’est que je reste libre de l’aménager à ma guise. Le fauteuil est le même que dans cette suite à Barcelone où j’ai dormi la semaine dernière, mais je peux l’agrémenter, ou le pervertir, comme on voudra. Par exemple, en y installant la vingtaine de volumes que j’ai apportés dans ma valise, sachant très bien à quoi j’occuperai mes jours et mes nuits dans l’Arabie heureuse. Un fauteuil de bibliothèque, un ! Le bureau, en bois sombre, comme de juste, est un clone de celui de mon dernier séjour. Après avoir débranché toutes les prises, connexions, etc., j’y pose une grosse théière pleine d’un Earl Grey brûlant et sucré, et une énorme assiette de dates, pour me rappeler que je ne suis ni à Paris, ni dans ma maison du Perche. « Français, encore un effort… » : sans pitié pour la moquette – évidemment gris chiné -, je pousse le lit king-size contre le bureau, j’allume la veilleuse, et, en évitant de faire tomber la pile, je prends un volume au hasard sur le fauteuil. Un in-12 du milieu du XIXe siècle relié en demi-chagrin tabac. En l’ouvrant, je respire avec bonheur un parfum fragile, mélange excessivement civilisé de colle et de cuir, de papier vergé, d’encre et de poussière d’or. « Plein d’odeurs légères ». Je caresse, sur la page de titre, le relief des lettres imprimées : c’est le Voyage autour de ma chambre, le chef-d’œuvre de Xavier de Maistre. Attention au départ. Le voyage peut enfin commencer.[/access]

*Photo: Visit Abu Dhabi

Eté 2013 #4

Article extrait du Magazine Causeur



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