Accueil Édition Abonné Avril 2022 Slavik, l’homme qui réinventa Paris

Slavik, l’homme qui réinventa Paris

Le décorateur du Paris des Trentes Glorieuses


Slavik, l’homme qui réinventa Paris
Slavik (1920-2014) décorateur des drugstores Publicis © D.R.

En imaginant l’univers des drugstores et de dizaines de brasseries et restaurants parisiens, Slavik a créé les décors qui ont abrité l’une des pages les plus brillantes de l’histoire de la capitale : la vie des années 1960-1980.


Un touche-à-tout, Slavik (1920-2014). Wiatscheslav Vassiliev, de son vrai nom, aura en tout cas touché Paris de plein fouet. Sous-titré « Les années Drugstore », un beau livre rend enfin hommage à ce grand oublié de l’histoire du design. Disparaissant derrière les marques de ses commanditaires, Slavik n’est jamais devenu une icône, tels Claude Parent, Jean Prouvé ou Charlotte Perriand. Et pourtant grâce à lui, la capitale, au temps où elle était encore une fête, s’est enrichie d’innombrables « lieux de vie », pour la plupart aujourd’hui disparus, qui ont marqué le dernier tiers du xxe siècle. L’inventaire de ses créations est impressionnant, à la mesure de la nostalgie qu’il inspire.

Né à Tallin, en Estonie, d’un père ancien officier du tsar et d’une mère russe blanche qui a fui Petrograd, l’ancienne Saint-Pétersbourg devenue bolchevique, l’enfant arrive avec sa mère à Paris à l’âge de 8 ans. En 1940, l’Union soviétique annexe l’Estonie : Slavik devient apatride et attendra 1956 pour se voir naturalisé français.

Des décors théâtraux à ceux des drugstores, en passant par le mobilier national

Celui qui se fait appeler ainsi dès l’adolescence n’en a pas moins été, sur notre sol, un créateur extraordinairement précoce. En pleine guerre, le diplôme des Arts déco en poche, il passe le concours de l’Idhec, section décoration. Slavik sait tout faire. Le théâtre du Vieux-Colombier lui confie la scénographie d’un Jupiter, tombé depuis aux oubliettes, et le chorégraphe Serge Lifar l’engage sur plusieurs de ses créations à l’Opéra de Paris – décors et costumes. Auprès d’Adolphe Jean-Marie Mouron, alias Cassandre, il devient publicitaire. Pourtant, Slavik se pense peintre : signer des marines à la gouache le distrait des duretés de l’Occupation. Il décore aussi des paravents, inspiré par Dalí, Chirico et Magritte. Plus étonnants encore sont ses cartons de tapisserie : commandes faites juste après-guerre sous le patronage de Jean Lurçat, par les manufactures d’Aubusson et des Gobelins alors qu’il est âgé d’à peine 24 ans. Le livre en reproduit plusieurs, en double-page : l’une a pour titre « Paris ma fête ». Repéré par la modiste Claude Saint-Cyr, chapelière des têtes couronnées, il dessine des paletots. Identifié comme décorateur, il brosse encore costumes et décors de ballets pour le Festival d’Aix-en-Provence, sous les auspices de Roland Petit. Sa carrière est lancée : engagé par les Galeries Lafayette, il en concevra les vitrines jusqu’en 1954. Cette année-là est charnière. Marcel Bleustein-Blanchet nomme Slavik « chef du service de l’esthétique industrielle » et conseiller artistique de l’agence Publicis. Il dessine meubles de rangement, flacons, radios, une station Shell et même…. un pick-up en forme d’œuf sur le plat !

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Puis la géniale invention du drugstore vient bouleverser sa vie. En 1958, Bleustein-Blanchet rachète l’Astoria, un hôtel suranné sis en haut des Champs-Élysées. Il décide de tout casser et confie le chantier à Slavik. « Parmi celles et ceux qui, par milliers, entrent dans ce Drugstore, qui connaît seulement le nom de Slavik ? Pas grand-monde. (…) C’est lui qui a, jusqu’aux moindres détails, tout conçu, c’est lui qui a distribué les espaces, dessiné le mobilier, aménagé les circulations, lesquelles réservent sans cesse des surprises, parce que comme dans une conversation l’on peut passer du coq à l’âne », dixit les auteurs du livre.

Une empreinte que l’on retrouve partout… y compris sur la Tour Eiffel

Le succès foudroyant n’est pas seulement commercial : le Drugstore, rendez-vous huppé, devient un lieu de drague où les minets s’exhibent. En 1963, toujours sur les « Champs », Slavik conçoit le Pub Renault, hymne à l’automobile : banquettes capitonnées, calandres et serveuses qu’on hèle… d’un coup de klaxon ! Sur cette lancée, le Drugstore Publicis de Saint-Germain-des-Prés ouvre en 1965, en face du mythique Café de Flore. Encore la patte Slavik, tout en courbes et matières nobles : cèdre du Liban, cuirs, bronzes. Un côté chic anglais qui tranche face à l’invasion du plastique. L’architecte de l’immeuble, Guillaume Gillet, Grand Prix de Rome, pérore, rue, perd son latin devant cette déco flamboyante ! Qu’importe : ouvert 7 j./7 jusqu’à 2 heures du matin, il abrite pharmacie, bureau de tabac, librairie, parfumerie, boutique-cadeaux, cinéma, pique-nique store – que demande le peuple ? Jacques Dutronc y aura ses habitudes, Gainsbourg s’y fournira en Gitanes, les homos en garçons à vendre… À noter que si le texte de cet opus Slavik s’attarde sur l’inauguration du lieu, il ne dit rien de ce qui en a fait, pour toute une génération, l’emblème d’un Paris joyeux. Le ton d’une époque se lit dans ses enseignes : en 1995, le Drugstore cède la place à une boutique Armani. Tout est dit.

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Le Slavik de la maturité est indissociable de l’emblème de la capitale : la tour Eiffel. En 1983 il fait du Jules Verne, son restaurant étoilé, une alcôve aux tonalités grises et noires ouverte sur la ville. Douze ans plus tard, c’est encore à Slavik que le groupe Elitair Maxim’s confie l’aménagement, au premier étage de la Dame de fer, d’un autre restaurant baptisé Altitude 95. Autant d’arbres qui cachent la forêt : Paris ignore que l’infatigable transfuge estonien a conçu plus de 200 décors de restaurants, bistrots et brasseries. Sans compter la flopée de boutiques sur lesquelles Slavik a posé sa signature. La liste s’avère stupéfiante : du Bistrot de Paris, rue de Lille (1965) au Berkeley, avenue Matignon (1970) ; de L’Assiette au bœuf (1974) au Petit Mâchon (1976) et Bistro 121 (1972) dans le 15e arrondissement ; de la brasserie du Lutetia (1979) à celle du Dôme (1980) – ô Montparnasse ! On n’en finirait pas d’évoquer le London Tavern (1968), le Winston Churchill (1965), l’American Dream (1995) de la rue Daunou… Adresses qui font de Paris, non pas une banale ville-monde mais LA capitale vers quoi le monde aspire. Élégant et discret, Slavik en aura été le passeur.

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Avril 2022 - Causeur #100

Article extrait du Magazine Causeur




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