Accueil Édition Abonné « Arrête de nous bassiner avec tes douleurs, tes heures de prière, tes interdits alimentaires ou sexuels. On s’en fiche, c’est de l’intime »

« Arrête de nous bassiner avec tes douleurs, tes heures de prière, tes interdits alimentaires ou sexuels. On s’en fiche, c’est de l’intime »

Tu seras un Français mon fils


« Arrête de nous bassiner avec tes douleurs, tes heures de prière, tes interdits alimentaires ou sexuels. On s’en fiche, c’est de l’intime »
Vue des quartiers nord de Marseille, janvier 2020. © Anne-Christine Poujoulat/AFP

Cours accéléré d’histoire de France à l’intention d’un jeune citoyen musulman qui s’interroge sur son identité. 


Mon cher Mohammed,

Tu es français et musulman.

Tu es né à la Castellane, une cité des quartiers nord de Marseille – comme Zidane. Tu as l’accent frotté d’ail et d’anis de Marcel Pagnol avec le phrasé d’un rappeur, tu adores Fonky Family et Jul – on dit : « Djoul », hein !

Tu es un supporter de l’OM, tu ne peux pas piffer les Parisiens – comme le Dr Raoult.

Tu as douze ans – et demi ?… tu fais beaucoup plus que ton âge. Tu es déjà ombrageux et fier, comme Mansour ibn Sarjoun alias Jean Damascène, un Père de l’Église – et Abou Nouwas, poète bachique et érotique, au Moyen Âge.

Des Arabes comme toi.

Sauf que ta mère née au bled est illettrée, ton père est au chômage, ton grand frère, dealer précoce, est en calèche aux Beaumettes. Ton cousin est mort en Syrie, aïe ! tu es sûr ?…

Et la France, tu la kiffes, la France ?

On ne va pas se mentir, pour toi, ce sera plus compliqué.

L’islam ? Parlons-en. Les odes ou les fatwas ? Les bibliothèques d’Al-Andalus ou les autodafés ? Les madrasas, le goût des sciences – la physique, l’astronomie, la médecine – ou l’obscurantisme ?

Est-ce si dur de choisir ?

Tu as lu le Coran ? Moi aussi.

Alors ?

La religion de l’amour, l’éloge de la beauté sous le sceau de l’Unique comme un miroir de Dieu, ou les sourates médinoises – abrogeantes, meurtrières, pétrifiées par le dogme ?

Puisque tu es français, je ne doute pas de ta réponse.

D’ailleurs l’islam dans ses ambivalences n’est ni un obstacle ni une solution, c’est une question – les Français adorent les questions.

Je ne sais pas qui tu es dans ton cœur, Mohammed, mais je sais ce que peut la France.

Un homme qui a observé ce pays au siècle dernier y a cueilli une vérité toute simple : « Depuis des siècles, la France oppose aux diversités qui l’assiègent et la pénètrent sa force d’assimilation. Elle transforme ce qu’elle reçoit. Les contrastes s’y atténuent ; les invasions s’y éteignent. » Il s’appelait Paul Vidal de La Blache, il est le père de l’école géographique française[tooltips content= »Tableau de la géographie de la France, Tallandier, 1979. Éloge du temps long et du melting-pot à la française. « Comment se raidir, poursuit Vidal, contre une force insensible qui nous rend de moins en moins étrangers les uns aux autres ? C’est un je ne sais quoi qui flotte au-dessus des différences. Il les compense et les combine en un tout ; et cependant ces variétés subsistent, elles sont vivantes. » Cette vision optimiste peut-elle encore être la nôtre ? Cette « force insensible », ce « je ne sais quoi qui flotte au-dessus des différences », qu’en est-il aujourd’hui ? C’est tout le débat. En 2007, selon une enquête de l’IFOP pour Le Figaro, 49 % des Français pensaient que l’immigration était « une chance pour la France » contre 37 % aujourd’hui. 78 % pensent que l’immigration doit être « choisie et non pas subie ». 58 % souhaitent l’instauration d’un « droit du sang », grrr ! (Alexandre Devecchio (dir.), La France face au défi de l’immigration, Le Figaro Enquêtes, 2020) »](1)[/tooltips].

À lire aussi, Valérie Boyer: Immigration clandestine: «Avec l’Algérie, je ne comprends pas pourquoi ça n’avance pas!»

N’en déplaise aux adeptes de la Grande Muraille – qui se dit en français la « Ligne Maginot » –, cette « force d’assimilation », ce charme d’alambic, qui nous a rendus plus forts hier et qui nous a un peu quittés aujourd’hui, c’est ça, la France, et c’est ça, les Français !

À leur corps défendant.

Comme si au fil des siècles la principale vertu de ces anciens paysans sédentaires et belliqueux, souvent vaincus, moins rebelles que subjugués par leurs envahisseurs, c’était ce mélange d’intolérance et de passivité devant l’étranger. Les enfants d’Astérix ont fini par se couper les cheveux et par ânonner en chœur rosa, rosae, rosam.

Après la conquête romaine, la France a été au ve siècle le cul-de-sac des invasions – on ne pouvait pas aller plus loin à cause de la mer ! Vandales, Sarmates, Alains, Gépides, Hérules, Saxons, Burgondes, Alamans… et tu me demandes d’où vient dans ce pays l’amour des belles étrangères !

Ce n’est pas de l’histoire, c’est de la géographie.

Qu’est-ce qu’un immigré ? Un Français en puissance – ce n’est qu’une question de temps. Oui, je sais, tout aujourd’hui semble contredire ce bel optimisme.

Et pour toi ce sera un combat.

Sache que ton ennemi, Mohammed, ce n’est pas la République, ce sont les fossoyeurs de la République – tous ceux qui s’autorisent à parler en son nom et qui ne t’aiment pas tout autant que les islamistes qui veulent l’abattre et qui ne t’aiment pas non plus.

Ne deviens pas leur proie.

Les uns se prétendent plus français que toi, les autres plus près d’Allah. Ne les écoute pas. Ce sont des escrocs de l’absolu – des menteurs. Rien n’est écrit de ton destin. C’est ton fils ou ton petit-fils peut-être qui enseigneront demain à leurs enfants à vivre et à penser sans crainte au sein de la République.

Qui es-tu, Mohammed ?

Un citoyen français parmi d’autres.

Seulement si tu le veux.

Alors s’il te plaît, arrête de nous bassiner avec tes douleurs, tes heures de prière, tes interdits alimentaires ou sexuels. On s’en fiche, c’est de l’intime, personne ne va inspecter ton âme ni surveiller tes nuits, ça ne nous regarde pas.

Sois souverain, prie et danse dans le secret de ton cœur.

Et rappelle-toi que le djihad, quand on est sérieux, c’est une aventure intérieure – un travail sur soi.

Pour commencer, parlons plutôt français, si tu veux bien.

L’arabe est une langue magnifique, mais en France la langue officielle depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts sous François Ier, c’est le français.

On ne va pas changer cela.

Souviens-toi de l’Algérien Kateb Yacine, ramasse les cailloux qu’on t’a jetés, oui c’est ça, la « langue du colonisateur », et fais-en des pierres précieuses, des chansons, des poèmes. Déchire ton costume de victime. Fends-toi d’une confession dédaigneuse en écrivant le dictionnaire de tes humiliations.

Si tu deviens célèbre, on se vantera de t’avoir accueilli à bras ouverts, on s’empressera de te réclamer comme Chopin, Picasso ou Marcel Cerdan qui sont devenus français parce que des Françaises les ont aimés.

Encore faut-il que tu le désires.

Cité de la Castellane (quartiers nord de Marseille), la veille du match de finale de la Coupe du monde de football entre la France et l'Italie, 8 juillet 2006. © Anne-Christine Poujoulat
Cité de la Castellane (quartiers nord de Marseille), la veille du match de finale de la Coupe du monde de football entre la France et l’Italie, 8 juillet 2006. © Anne-Christine Poujoulat

Car, tu le sais mieux qu’un autre, la vie n’est pas douce, et personne ne te fera de cadeau. Tu chercheras un ami, un boulot, un logement ? Bon courage, wesh ! Certains jours tu te sentiras bien oublié et bien seul.

Quoi d’autre ?

Ton ennemi, ce n’est pas l’Histoire de France. La nation n’est qu’une assemblée de citoyens, hommes et femmes égaux devant la loi, et qui se sentent solidaires à défaut de se comprendre, unis malgré toutes leurs différences par un passé douteux et un avenir qu’ils rêvent en commun.

Une illusion, dis-tu !

Non, un objectif. Un idéal, défaillant comme tout idéal, et qui mérite qu’on se lève pour le défendre. De l’imaginaire et du symbolique, oh ça oui ! Mes ancêtres ne sont pas plus gaulois que les tiens, et cela n’a aucune importance.

Ton ennemi, ce n’est pas non plus le prof de ton collège qui te juge digne d’être instruit et capable de liberté.

Si dans sa classe, on prétend tout examiner, si on met en doute ce que tu as appris dès ton plus jeune âge en s’attaquant même à des valeurs chéries de tes ancêtres, n’en sois pas offensé.

Ton grand-père est sage, respecte-le, mais il n’a pas toujours raison. Toi non plus. L’imam non plus. Le prof non plus.

La « neutralité », c’est non pas l’abstention, mais une confrontation pesée et sereine. L’école est aussi ce lieu où, au-delà du b.a.-ba, et de deux et deux font quatre, on vérifie comment et jusqu’où le sacré résiste au sacrilège.

Avec Voltaire, Sartre ou Darwin.

Sans les savants arabes qui l’ont traduit du grec, on saurait à peine qui est Aristote – un mécréant oui, mais génial. Et Ibn Rushd (Averroès), ça ne te dit rien ? Hchouma ! La honte sur toi !

Ainsi quand ton maître oppose la science ou la raison à tes chères croyances, il te tend une arme que tu pourras utiliser à ton tour pour te défendre, sans rien abjurer de ce que tu es, ni de ce que tu crois.

En quoi est-ce un affront ? Remercie-le plutôt.

Surtout si tu n’es pas d’accord.

Apprends à t’insurger ou à te taire, mais à bon escient.

Entre nous, tu ferais mieux d’étudier comme ta grande sœur, Leila, qui s’en sort mieux que toi !

En France, la culture est un lien plus solide que la religion, la race ou le commerce. Les Français, on les connaît, toujours décevants, absolutistes, chauvins, épris de système, enracinés dans leurs abstractions mais, Dieu merci, réfractaires à l’ethnique – dialectes, tribus, races, sectes, idoles, pitié !

C’est pourquoi la seule communauté qui nous est permise, c’est la nation. L’Europe ? Arrête de m’embrouiller, ce n’est pas le sujet.

Ce qu’il t’enseigne, ce prof, c’est le pouvoir de l’esprit, c’est-à-dire la faculté de t’élever au-dessus des usages aveugles qui t’interdisent de penser par toi-même, et de tous les dogmes, sans pour autant les renier ou les mépriser.

Ton credo, ton héritage – foi, rites, traditions – resteront intacts, si tu le souhaites.

Cela s’appelle la liberté, qui n’est qu’à soi.

Tu n’en seras que plus capable de déceler les faux dévots et les voyous qui se cachent à chaque coin de rue.

Que te dire encore ?

En France, ce n’est pas Dieu qui écrit l’histoire, la République et le divin font chambre à part.

On reste laconique sur le ciel afin d’éviter sur terre toute controverse. Le détenteur ultime de la souveraineté, c’est Dieu, si tu veux, mais son dépositaire, c’est l’État. Cette tutelle monarchique qu’il exerce sur le religieux peut te sembler féroce, elle n’est pas négociable.

En Amérique, on ressent la nécessité de moraliser la démocratie par la religion. Les Français, c’est le contraire. On suspecte les dévots – même sincères, surtout sincères – de vouloir dominer les esprits et asservir les corps autant que sauver les âmes.

Tu veux des exemples ?…

Dès lors, la laïcité, ce n’est pas ce qui t’écrase ou ce qui te nie, c’est ce qui te protège et qui te rend libre.

C’est un bouclier.

Le pacte de protection que nous impose l’État républicain n’est pas discriminatoire en principe. S’il y a des abus, on a le devoir de les dénoncer car tu as les mêmes droits que les autres. Cela s’appelle : l’égalité.

Il y a de pires servitudes, crois-moi.

Tu me répondras que c’est devenu une arme utilisée par la France contre les musulmans. Le président de la Turquie, M. Erdogan – est-il un dictateur ou un nouveau calife ? – proclame que la France est islamophobe, ne tombe pas dans le panneau – c’est lui qui l’est et il se moque de toi, comme il se moque des Ouïghours persécutés par le gouvernement de Pékin ou des Rohingyas chassés de Birmanie !

L’islamophobie, Mohammed, c’est la laïcité trahie par des imbéciles, elle ne doit pas devenir une nouvelle religion brandie par des censeurs frénétiques acharnés contre l’islam ; ce n’est qu’un principe de précaution. Mais c’est notre loi : si tu ne l’acceptes pas, si cela t’opprime ou te blesse, mieux vaut vivre ailleurs car dans ce pays, tu seras forcément incompris et malheureux.

La France a été dévastée au xvie siècle par les guerres de religion entre catholiques et protestants. On ne reviendra pas en arrière.

À lire aussi, Élisabeth Lévy: L’assimilation: une dernière chance pour la France

Des milliers de musulmans français, tu le sais, se sont fait trouer la peau en 1914-1918 et en 1939-1945 au service de la France. Alors, oui, je te le dis, Mohammed, on peut être à la fois patriote et fidèle au Coran – ou à l’Évangile. Ne crois pas ceux qui te disent le contraire. À toi de leur prouver que l’identité française est nombreuse et que par définition quand on dit nous, c’est un pluriel.

Ce ne sera pas simple.

Car en devenant français, tu seras d’abord sourd, orphelin d’un royaume, avant de te sentir hélé de loin comme d’une autre rive.

On ne reçoit pas tous les mêmes cartes à la naissance mais il te revient à toi et à personne d’autre de jouer la partie qui est la tienne.

Ne te contente pas de vivre ta vie, essaye de l’imaginer.

Et sois toujours fier du prénom que t’ont donné tes parents.

Avec tous mes voeux – Inch’Allah !

Janvier 2021 – Causeur #86

Article extrait du Magazine Causeur




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est écrivain, essayiste et journaliste littéraire

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