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Jean-Claude Juncker, le dernier Carolingien


Jean-Claude Juncker, premier ministre du Luxembourg, est un homme politique à l’ancienne. La preuve ? Quand il reçoit un journaliste (en l’occurrence, votre serviteur[1. Cet entretien avec Jean-Claude Juncker paraîtra fin avril dans la livraison du printemps 2012 de la revue trimestrielle Politique internationale.]) dans son modeste bureau situé dans la vieille ville de la capitale du Grand-Duché, il fume à la chaîne des cigarettes tirées d’un étui en argent. Vintage, isn’t ? À 57 ans – l’âge de François Hollande –, Juncker semble cependant plus près de la sortie du groupe de tête des dirigeants des pays de l’UE que de l’augmentation de son influence à Bruxelles.

Depuis 2005, son expérience, sa double culture, française et germanique[2. Comme la plupart de ses compatriotes, Jean-Claude Juncker est parfaitement bilingue français-allemand, et pratique dans l’intimité le letzebuergesch, dialecte germanique vernaculaire du Grand-Duché. Il est diplômé de droit de l’université de Strasbourg.], son art de fignoler des compromis en avaient fait l’inamovible président de l’Ecofin, qui rassemble une fois par mois tous les ministres des Finances de l’UE.[access capability= »lire_inedits »] Il y siégeait depuis 1989, date à laquelle il devint ministre des Finances du premier ministre Jacques Santer, auquel il succéda en 1995, tout en conservant ses fonctions de grand argentier. On aura une petite idée de son statut dans cette instance (nommée Eurogroupe lorsqu’elle rassemble les seuls pays de la zone euro) en notant que le siège de la France y a été occupé, durant la même période, par dix-sept ministres différents. Cette longévité, jointe à une longue expérience de la machine européenne, confère à Juncker une influence dans cette institution disproportionnée au regard de la taille de son pays, grand comme un département français et peuplé de moins de 500 000 habitants. Le Luxembourg a beau être en tête du classement mondial du FMI dans la catégorie du PIB par tête d’habitant, il se situe, comme Malte, à mi-chemin entre les micro-États d’opérette, tels Monaco ou Andorre, et les « petits » États de l’UE comme la Slovénie ou Chypre.

Comble d’injustice, la crise de l’euro, cette monnaie unique dont il a été l’un des principaux artisans après que Jacques Delors, Helmut Kohl et François Mitterrand en eurent lancé l’idée en 1989, a eu pour conséquence la fin de son statut particulier dans le firmament bruxellois. En effet, le traité sur la rigueur budgétaire qui doit être adopté dans les prochains mois transfère les prérogatives de l’Ecofin et de l’Eurogoupe à un « gouvernement économique de l’Union européenne » assuré par le Conseil européen qui rassemble les chefs d’État ou de gouvernement de l’UE. Au mois de juillet prochain, Jean-Claude Juncker ne sera plus que le premier ministre d’un très petit pays, siégeant ès qualités au Conseil européen, un parmi 27, et pas le plus susceptible de renverser la table.

Alors, Jean-Claude Juncker est amer. Ce démocrate-chrétien à l’ancienne est le dernier héritier en ligne directe des pères fondateurs de l’Europe communautaire, originaire comme Robert Schuman, Konrad Adenauer, Helmut Kohl et Paul-Henri Spaak, du triangle d’or carolingien qui va de Bruxelles à Strasbourg en passant par Cologne : il se sent aujourd’hui bien seul. Fédéraliste de cœur et de conviction, il constate avec accablement le délitement d’un idéal au nom duquel il est entré en politique, celui d’une Europe supranationale prospère et pacifique. Le doute a commencé à le saisir au cours de l’été 2005. Alors que la France et les Pays-Bas venaient de repousser, par référendum, le traité constitutionnel européen, il maintenait la ratification de ce même traité par le peuple luxembourgeois prévue pour le mois de juillet. Cela ne pouvait rien changer, mais le petit Luxembourg montrerait à ses partenaires qu’il tenait bien haut l’étendard bleu étoilé. Alors que tous les partis politiques de gauche, de droite et du centre représentés au Parlement du Grand-Duché appelaient à voter « oui », celui-ci ne l’emportait qu’avec 56 % des voix. Juncker en fut profondément blessé : « ses » Luxembourgeois étaient eux aussi atteints par le virus de l’euroscepticisme dans une proportion inimaginable.

Depuis, les choses n’ont cessé, de son point de vue, de se dégrader. Il observe la renationalisation des discours politiques, l’effacement progressif de la « méthode communautaire », qui suppose la délégation de pans de plus en plus importants de souveraineté nationale à la Commission et au Parlement de Strasbourg, au profit de la « méthode intergouvernementale », qui donne un poids déterminant aux États. À chaque étape de la crise financière mondiale déclenchée en 2007 par la faillite de la banque américaine Lehman Brothers, ceux-ci ont un peu plus repris les commandes. Le déclenchement de la spéculation financière contre les maillons faibles de la zone euro, Grèce, Portugal, Irlande n’a pas provoqué le choc salutaire espéré par les fédéralistes : les intérêts nationaux prévalaient, dans la tourmente, sur la mise en œuvre d’une solidarité continentale face aux défis de la finance mondialisée. Juncker enrage chaque fois qu’il entend Angela Merkel ou Nicolas Sarkozy se vanter, devant les journalistes de leur pays, d’avoir « sauvé l’euro » à l’issue d’un Conseil européen dit « de la dernière chance » (jusqu’à la fois d’après). « Parfois, quand je les entends parler, j’ai l’impression de ne pas avoir assisté à la même réunion ! », grince-t-il. Il leur reproche également de ne pas reprendre à leur compte un « narratif européen » qui rappellerait aux nouvelles générations que la paix continentale, la prospérité économique, l’effacement des frontières sur notre continent sont des acquis réversibles si on les néglige : « Il faudrait, ne serait-ce que pour des raisons pédagogiques, rétablir pour six mois les frontières d’avant Schengen pour que les gens se rendent compte du parcours accompli… ». Il égrène aussi les calamités qui nous auraient frappés si la monnaie unique n’avait pas été instaurée en 2002 : dévaluations en série dans les pays fragiles, troubles sociaux, concurrence fiscale et sociale exacerbée entre les membres de l’UE… L’ennui, pour lui, c’est que le « passé virtuel » n’est pas une figure rhétorique opérante dans le discours politique : bien peu nombreux sont ceux qui sont prêts à accepter de se serrer la ceinture en songeant que cela aurait pu être bien pire si…

Pour que l’Europe rêvée par Juncker fonctionne, il faudrait, reconnaît-il, qu’elle fasse en sorte que le « Lapon du nord de la Finlande soit sensible aux traditions du mode de vie méditerranéen… ». Contrairement aux « eurobéats » style Bernard Guetta ou Dany Cohn-Bendit, qui feignent de croire que tout ce qui ne tue pas l’Europe fédérale la renforce, mais sans renier ses convictions, Jean-Claude Juncker admet désormais que jamais les Grecs ne deviendront des Allemands. Et encore moins des Luxembourgeois.[/access]

Avril 2012 . N°46

Article extrait du Magazine Causeur



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