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Ecole: agressez-moi s’il-vous-plaît!

S'ils veulent changer la donne, les professeurs devront parler au grand jour


Ecole: agressez-moi s’il-vous-plaît!
Tranches de vie scolaire, en direct sur les réseaux sociaux: Gagny (Seine-Saint-Denis, octobre 2017), Laeken, région bruxelloise, février 2018), Créteil (octobre 2018)... ©DR

La diffusion de la vidéo d’un lycéen braquant sa prof a provoqué un électrochoc dans le corps enseignant. Sous le hashtag Twitter #pasdevague, d’innombrables témoignages anonymes confirment l’ensauvagement de l’école que quantité de livres avaient déjà diagnostiqué. Mais des témoignages anonymes ne sont pas une parole libre. S’ils veulent changer la donne, les professeurs devront parler au grand jour.


Depuis le 20 octobre, la vidéo tourne en boucle : dans une salle de classe, un élève braque un pistolet vers la tête de son professeur. L’attitude de celle-ci exprime non pas la peur, mais une résignation qui vient de loin. On entend le rire de celui qui filme, un autre sautille en faisant des doigts d’honneur. Dans la foulée de ces images, #pasdevague est lancé sur Twitter par des enseignants. Ce qu’ils rapportent est sans ambiguïté : la violence de leur métier provient autant des élèves, dont certains de toute évidence n’ont rien à faire à l’école, que de l’administration, qui en cas d’agression préfère le plus souvent les accuser que les soutenir.

Décennie de déni

Il y a seize ans, Les Territoires perdus de la République, de Georges Bensoussan, évoquaient sans fard une situation déjà délétère, par le prisme de l’antisémitisme qui s’exprimait dans les établissements de Seine-Saint-Denis. Bien qu’il soit constitué de faits rapportés par ceux qui les avaient directement vécus, le livre suscita la suspicion. Les témoignages recueillis n’étaient pas fiables. La méthodologie n’était pas rigoureuse. Bensoussan était partisan, prompt à dramatiser pour gagner les lecteurs à sa cause (sous-entendu, juive). Le sous-texte, c’était la ritournelle de l’extrême droite à l’affût et du danger de « stigmatisation » raciste et islamophobe. Car l’antisémitisme évoqué dans le livre était le fait d’élèves musulmans issus de l’immigration.

Il y a eu ensuite le rapport Obin, puis les livres et les tribunes de Barbara Lefebvre montrant comment les choix de l’Éducation nationale avaient contribué à l’ensauvagement de la société et de l’école : inversion du rapport d’autorité, destruction idéologique de la verticalité, annihilation de la hiérarchie entre maître et élève, adulte et enfant. Il y a eu La Journée de la jupe, le si prémonitoire film de Jean-Paul Lilienfeld.

Sans oublier le livre de votre servante, Du mammouth au Titanic, dans lequel j’évoquai les manigances institutionnelles qui donnent les clés de la maison aux caïds, leur impunité organisée au nom d’une prétendue bienveillance, la hantise de passer pour raciste et la peur tout court qui incitent l’administration à museler les victimes pour ne pas devoir sanctionner les coupables.

En résumé, bien que les médias « mainstream » aient longtemps minimisé le constat, cela fait au bas mot quinze ans que la déliquescence du système scolaire français est exposée au public. Quant aux professeurs, ils savent tous de quoi il retourne. Selon Jean-Rémi Girard, du Snalc, 80 % des établissements scolaires français sont concernés par les agressions. L’idéologie et la loi exigeant qu’on maintienne tout un chacun (délinquants et cas psychiatriques compris) au sein du système, chaque établissement est susceptible de récupérer un jour, au hasard d’une pseudo « exclusion définitive », un élève ingérable. Pourquoi ce soudain émoi à propos de faits connus de longue date ?

Une image vaut mille mots

La réponse tient en un seul mot, « vidéo », et se justifie par le proverbe attribué à Confucius : une image vaut 1 000 mots ; a fortiori, pourrait-on ajouter, à une époque où priment les écrans et les flux continus. Le soupçon idéologique, que la modernité confond avec l’esprit critique, a également joué. Les livres, les interpellations sont restés sans effet parce que leurs auteurs étaient discrédités a priori et systématiquement accusés de complaisance fachosphèriste. Parler du réel vous vaut vite le sceau infamant de l’extrême droite, si tant est que cette expression ait encore un sens en France.

Or, face aux images du professeur braqué de Créteil, l’idéologie s’est dégonflée comme une baudruche. Les ricanements en témoignent, l’auteur des images est, sinon complice, du moins du côté de celui qu’il filme. On ne saurait pour autant le suspecter d’aucune opinion un tant soit peu élaborée. Son unique motivation doit être du même tonneau que celle de son copain au pistolet, qui l’a expliquée à la police : ce n’était qu’une blague ! On comprend mieux le vidéaste. Une bonne marrade entre potes, en effet, ça ne se refuse pas. Qui sait si l’enseignante elle-même, prise dans la bonne humeur qui régnait ce jour-là dans la classe, n’a pas délibérément joué à se faire pointer un flingue sur la tempe ? Croyons-les sur parole, ces jeunes marioles : habitués quoi qu’ils fassent à être considérés comme irresponsables par l’institution, et ce à cause de ce qu’ils sont (issus de l’immigration, en difficulté sociale, supposément en butte au racisme, etc., etc.), ils ne peuvent se voir eux-mêmes qu’en gamins turbulents faisant des « bêtises », comme l’a formulé notre président lui-même à un certain braqueur antillais, torse nu et largement adulte. La vidéo de Créteil a changé la donne, détruisant préventivement l’artillerie du soupçon habituellement déployée.

A lire aussi: Violences: l’école n’est que le reflet de la société

Dans ces conditions, ont avancé certains, ne conviendrait-il pas d’installer des caméras dans les établissements ? L’  « omerta » dont se gargarisent les médias depuis quelques jours est d’un genre particulier : ce n’est pas le silence qui a empêché la prise de conscience, mais l’absence d’images. Comme si le discours ne suffisait plus à rapporter le réel, voire le frappait de nullité. « Comment vous croire ? Je n’ai que votre parole après tout ! », répondent les proviseurs aux professeurs venus parler des insultes et agressions subies. Mais que l’on exhibe des images enregistrées anonymement, et voilà que la réalité de nouveau reprend ses droits, et avec elle le sens commun. Pour preuve : au Havre, le 4 octobre dernier, précédant (et peut-être inspirant) leur camarade cristolien, quatre lycéens avaient braqué un pistolet d’alarme sur deux de leurs enseignants. Les suites de l’affaire ? Un rapport du proviseur en interne, et pour les braqueurs de flingues, des excuses à présenter. Or, à la suite de la diffusion de la vidéo de Créteil, voilà que le proviseur décide de porter plainte contre ceux-là mêmes qu’il avait trois semaines plus tôt si complaisamment traités (protégés ?).

Nous vivons ainsi jusqu’à l’intérieur de l’école la destitution du verbe par l’image. Et la caméra, expression du Big Brother orwellien, a remplacé l’intériorisation de la loi par l’individu et le groupe. En termes psychanalytiques, notre société est soumise à une logique paranoïaque : suspicion systématique envers la parole, déni du réel, surveillance visuelle constante comme seul moyen de dissuader les pulsions désordonnées d’enfants et d’adolescents dépourvus de surmoi. Mais comme cela a été abondamment exposé, les membres de l’institution ne valent guère mieux. Si le proviseur du Havre, après avoir étouffé l’affaire, s’est finalement résolu à porter plainte, ce n’est pas par obligation morale, ni par respect de la loi – qui l’oblige à signaler des faits passibles du pénal intervenus dans son établissement. S’il a finalement porté plainte, ce n’est donc sans doute pas par souci de la loi, du bien commun, de l’institution ou des profs agressés, mais par peur que sa faute, dans le sillage de la vidéo de Créteil, soit elle aussi étalée au grand jour, révélant au passage tous les petits arrangements avec la règle tolérés par les rectorats.

Une parole anonyme n’en est pas une

Pour autant, le cahier de doléances qu’est #pasdevague, traduit-il, comme on le répète, une « libération de la parole » grâce à laquelle, selon l’expression désormais consacrée, « la peur changerait enfin de camp » ? Cette attente est illusoire : un Mur des lamentations virtuel, fût-il massivement utilisé et consulté, est dans son principe même sujet à caution. Les enseignants, toujours persuadés qu’en lisant Télérama et Les Inrocks, ils sont à la pointe de l’avant-garde, se sont encore une fois contentés de suivre le mouvement sans réfléchir au fond de la question. Car #pasdevague est un défouloir, créé par et pour les victimes de la politique délirante menée depuis des décennies par l’Éducation nationale. Il n’y a guère de doute quant à l’authenticité des faits rapportés par les enseignants et dont la lecture donne envie, selon son tempérament, de tout quitter ou de tout casser. Les professeurs continuent à travailler dans un climat d’irrespect de plus en plus décomplexé. Et l’administration, malgré les consignes de Jean-Michel Blanquer, persiste à bichonner les délinquants, ces grands enfants un peu foufous, mais gentils dans le fond.

C’est qu’un point aveugle invalide la démarche : #pasdevague est une collection de témoignages majoritairement anonymes. Or, quelle portée peut avoir une plainte, aussi légitime soit-elle, dont l’auteur refuse d’être identifié et de parler en son nom propre ? Sa motivation, en joignant son récit à ceux de la masse des victimes, est-elle vraiment d’agir sur le réel ? Ne profite-t-il pas, plutôt, de l’abri que lui offrent les réseaux sociaux pour dénoncer hors contexte, et à contretemps, ce qu’il a souvent supporté sans broncher, ou si peu, au moment où précisément, il fallait réagir et refuser l’humiliation ? En restant anonymes, les enseignants participent en réalité de l’omerta qu’ils croient dénoncer. En dénonçant à couvert et en masse les violences qu’ils subissent, les profs abdiquent de leur responsabilité. Celle-ci exige en effet de parler et d’agir à visage découvert, en son nom, seul contre tous s’il le faut. Sur Facebook, les seules réactions hostiles à un billet où je défendais cette idée ont été des profs : « Fermez-la ! », « Vous n’y connaissez rien ! », « Vous êtes en lycée, ça n’a rien à voir ! », « De quel droit parlez-vous ? » – comme s’il était moralement insupportable d’évoquer la responsabilité des profs eux-mêmes dans le naufrage de l’Éducation nationale.

Seule une éthique de la responsabilité individuelle permettra de faire face à la violence. La véritable parole ne s’exprime pas sur Twitter, mais sur le terrain, et en son nom propre. Qu’enseignants et proviseurs aient donc le courage de sanctionner ceux qui contreviennent à la règle commune et de se débarrasser des délinquants, fussent-ils nombreux et menaçants. Placer caméras et policiers à l’école constitue avant tout un aveu d’impuissance : la surveillance ne peut se substituer à l’exercice de l’autorité. Cessons enfin de vénérer l’image pour revenir au logos, c’est-à-dire au langage et à la raison. Si nous n’instaurons pas cette responsabilité de chacun envers le bien commun, les caïds auront beau jeu de faire de l’école leur nouveau territoire.

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Novembre 2018 - Causeur #62

Article extrait du Magazine Causeur




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Essayiste, journaliste, auteur de la newsletter https://annesophienogaret.substack.com/, décryptage des tactiques et de la rhétorique frériste

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