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Libertins, jouir… avec entraves

Les femmes n'ont pas attendu #metoo pour chasser les comportements abusifs


Libertins, jouir… avec entraves
Les Particules élémentaires, film allemand d'Oskar Roehler (2006), librement adapté du roman de Michel Houellebecq. ©D.R.

Les libertins organisent leurs orgies selon des rituels très codifiés. Malgré quelques brebis galeuses cachées dans le lot, les femmes qui signent des contrats de soumission n’ont pas attendu #balancetonporc pour chasser les comportements abusifs et préserver leur statut privilégié. Enquête.


« Les libertins sont des athées en amour », écrit Claude Habib, romancière et essayiste à qui on doit notamment Le Consentement amoureux. Alfred de Musset voyait le phénomène d’un autre œil et autrement plus enthousiaste : « Le cœur d’un libertin est fait comme une auberge, on y trouve à toute heure un grand feu bien nourri. » Restons lucides. S’il est vrai que le « grand feu » libertin brûle à toute heure, ce n’est pas dans le cœur que se situe son foyer. En attendant, le milieu a nécessairement été ébranlé par les sacs et ressacs de la révolution sexuelle. Qui sont les libertins en 2018 ? Quel regard portent-ils sur eux-mêmes, sur leur héritage intellectuel, leurs pratiques ? En quoi se distinguent-ils d’une masse toujours plus dense de jouisseurs ordinaires dont les profils engorgent les sites de rencontres ? La révolution #metoo a-t-elle changé leurs pratiques ou inspiré plus de prudence, voire de méfiance, lors de rencontres fortuites ?

Le libertinage, une émancipation

F., un trentenaire ensoleillé, rigolard, bien dans sa peau noire autant que dans son tee-shirt à fleurs, est notre unique interlocuteur à évoquer la racine latine « libertinus », en référence aux esclaves affranchis de la Rome antique, quand il tente de définir sa façon de libertiner. « Rien n’est obligatoire, tout est possible », dit-il, avant d’ajouter : « Il y a autant de chapelles que de définitions possibles du libertinage. » À mesure que F. énumère les adeptes du porno glam, les fétichistes, les échangistes, les BDSM (pratiques qui font intervenir le bondage, les punitions, la domination, le sadisme, la soumission), jusqu’aux « conviviaux », tenants du sexe pluriel « à la bonne franquette », on avance en terrain miné, dans un milieu à la fois cloisonné et très hétéroclite.

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Un avis corroboré par M., 30 ans, beau gosse à la braguette facile d’après la réputation qui le précède. Face à un verre de Coca, il revendique l’héritage idéologique du libertinage : « Il y a un volet politique. Je me considère comme anarchiste. Le libertinage relève pour moi d’une forme de liberté sexuelle qui permet de découvrir l’autre sans mots. » En tant que maître dans des jeux masochistes, il ne transige pas sur la supériorité de sa pratique. « C’est très intellectuel, rassure-t-il en parlant de contrats qui le lient à ses soumises. Le BDSM est le seul cercle qui reste dans le libertinage pur, le noyau dur. » B., 47 ans, s’en moque gentiment : « Un type imagine qu’il est libertin parce qu’il met des boutons de manchette et dit “chère madame”… » Marié, catholique, père de famille et vétéran de la première heure du libertinage d’avant l’avènement des sites spécialisés, il semble conscient de ses incohérences, qui trouvent une place dans sa vie d’apparence bien rangée. « Je ne pense scandaliser personne. Le libertinage n’est pour moi ni un besoin ni une contrainte. Au contraire, c’est un territoire où je ne supporte pas de contraintes », confie-t-il. Avant de préciser : « Je ne me bats pas contre les interdits. » Y en a-t-il encore ? La question paraîtrait légitime pour la majorité sobrement monogame de nos concitoyens, mais déstabilise nos interlocuteurs. « Même quand les gens sont descendus d’une strate dans la norme, ils cherchent à s’accrocher à une règle », nous recadre B. Cela mérite éclaircissement. À quelle règle fait-on appel quand on observe sa propre femme dans les bras d’un inconnu pratiquer ce que Michel Onfray nomme avec pudeur « éros léger » ?

« C’est très rare que les hommes soient violents ou irrespectueux »

Quiconque ouvre un compte sur Wyylde.com, le plus ancien et le plus réputé des sites dédiés au libertinage, découvre rapidement la différence avec les sites classiques. Différence esthétique tout d’abord, visible au kaléidoscope d’images publiées par les utilisateurs, dont certaines, comme les vidéos tournées lors de « gang bang » – entendez une forme de rapports plus ou moins violents entre une seule femme et plusieurs hommes – ont de quoi laisser pantois. Un cliché attire l’attention. En noir et blanc, la tête d’une femme aux longs cheveux sombres et le visage dissimulé sous un masque de cheval en cuir. Troublante, inquiétante, en même temps que sobre à sa façon paradoxale, la photo montre I., parée pour un jeu sexuel connu sous la dénomination de « poney ». Il s’agit probablement de la pratique la plus rare dans le monde libertin et qui consiste à traiter la femme en monture animale, à la dresser comme telle, voire à la faire tracter des attelages. Quarante-huit ans et libertine depuis huit, I. accepte de nous rencontrer. Ethnologue de formation, soignée, habillée avec une certaine recherche, elle vit en couple depuis peu et s’insurge d’emblée contre le préjugé concernant la violence du milieu. « C’est très rare que les hommes soient violents ou irrespectueux. En règle générale, il y a quelqu’un qui surveille, un copain, une connaissance, au cas où les choses déraperaient », dit-elle en soulignant n’avoir jamais eu affaire à la brutalité ou au dépassement du consentement. Mais, bien sûr, il arrive qu’il y ait des incidents.

Victime de son succès, Wyylde.com attire de plus en plus d’hommes célibataires qui tablent sur la supposée accessibilité des femmes libertines. Le ratio serait d’une femme pour dix hommes. Imaginez la température des échanges ! « Les jeunes qui viennent d’en dehors du monde libertin ont tendance à penser que c’est un dû, qu’ils ont un catalogue de prostituées devant le nez. La génération des quinquagénaires se comporte très différemment », explique I. Toutefois, elle ne compte pas sur la nouvelle révolution féministe, qui n’est pour elle qu’une mode, pour changer la donne. De son côté, B., un brin impressionné par l’efficacité des tribunaux sur les réseaux sociaux, insiste sur le consentement et la galanterie : « Beaucoup d’hommes oublient la femme dans le processus ! » D’autres, profitant de l’ambiance torride des ébats, transgressent la règle principale qui impose l’usage du préservatif. En général, ils sont dénoncés sur le site grâce au système qui permet à tout un chacun de noter son partenaire. « Ne pas mettre un préservatif en profitant de l’inattention de la femme s’apparente purement et simplement à du viol », tranche B. Glisser discrètement son numéro de téléphone à la femme venue en couple à une soirée échangiste est presque aussi grave. C’est l’hôpital qui se moque de la charité, dirait-on. Et pourtant. « On respecte le couple ! » tonne B., qui pratique l’échangisme avec sa femme et souligne le plaisir partagé à deux. Pour sa part, I. pointe l’adultère (sic !) : « Que mon homme prenne son pied avec une autre femme devant moi, je le concède bien volontiers. Mais derrière mon dos ? Je ne l’accepterais jamais ! » Le blog « 400 culs », animé par Agnès Giard, a interviewé Sagace, co-auteur de la BD Une vie d’échangiste, dont on tire ce propos éclairant : « Les clubs sont un peu devenus mon “révélateur test” de personnalité masculine, je trouve ça non seulement marrant, mais rapide et très efficace comme méthode. » Ainsi un homme qui abandonne sa partenaire au bar pour s’occuper d’une autre passe définitivement dans la catégorie des goujats.

« Ce sont elles qui acceptent de se soumettre »

Ni victimes d’une culture de marchandisation des corps, ni sex addict abonnés aux rencontres déshumanisées, les libertins veillent depuis toujours au respect de leurs principes régulateurs internes. Ils n’ont pas attendu #balancetonporc pour chasser les comportements abusifs et préserver le statut privilégié des femmes. F. estime qu’elles sont « mises à l’honneur et, contrairement à ce qui se passe sur les sites classiques de rencontres, considérées avec attention et non pas comme des objets. » M. évoque le pouvoir des femmes qui signent les contrats de soumission : « Ce sont elles qui acceptent de se soumettre, pas moi qui le leur impose. Et elles sont très conscientes de leurs envies, équilibrées psychologiquement, matures, sachant dire non. »

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Ce petit monde comporte son pourcentage de détraqués comme n’importe quel autre. B. dénonce des narcissiques, des manipulateurs, des prédateurs, des hommes qui poussent des femmes à divorcer et disparaissent du jour au lendemain, ceux qui ont besoin de ressentir un attachement émotionnel, mais n’offrent rien au retour : « Dans le milieu libertin, il arrive que les gens confondent l’intensité sexuelle et les sentiments. » Preuve, s’il en fallait, que la proportion de cœurs brisés ou conquis ne varie pas substantiellement avec les pratiques sexuelles. Autrement dit, aussi affranchis de la morale conventionnelle qu’ils se disent, les libertins ne sont pas dénués d’émotions, de sensibilité, voire de sentimentalité.

Le nombre d’adeptes ne cesse de croître

Cependant, ce n’est pas cette propension à partager les affects du commun des mortels qui menace l’écosystème libertin, comme l’explique M., qui travaille dans le cinéma et observe avec un intérêt particulier le déroulement de l’affaire Weinstein : « Le mouvement #metoo impose partout dans le monde le puritanisme américain. On bride un tas de libertés dans des sociétés déjà très uniformisées et qui vivent une sexualité appauvrie, façonnée par le porno. »

En réalité, moins honteux que par le passé, plus avouable et plus acceptable socialement, le libertinage souffre peut-être de l’attraction qu’il exerce. D’après une étude de l’IFOP sur les formes de sexualité collective en Europe, réalisée pour Wyylde.com en 2014, le nombre d’adeptes ne cesse de croître : cette année-là, 5 % des Français se sont livrés à l’échange de partenaires contre 2,4 % en 1992, 8 % ont participé à des orgies contre 6 % il y a vingt ans. En outre, le profil des adeptes évolue vers un public de plus en plus jeune, dont l’apprentissage de la sexualité s’est fait en partie par le biais des films X publiés sur le web. Raison pour laquelle, en cette époque à la fois débridée et pudibonde, les libertins de longue date désertent les clubs et les sites au profit de réseaux fermés, ultra-sélectifs, mais qui s’efforcent de cultiver une certaine éthique, aussi risible que cela puisse paraître aux yeux de non-pratiquants.

Ete 2018 - Causeur #59

Article extrait du Magazine Causeur




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Paulina Dalmayer est journaliste et travaille dans l'édition.

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