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Brexit: Apocalypse no!


Brexit: Apocalypse no!
Le premier ministre britannique Theresa May rencontre Jean-Claude Juncker, président de la commission européenne, lors de son premier conseil européen, 21 octobre 2016.
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Le premier ministre britannique Theresa May rencontre Jean-Claude Juncker, président de la commission européenne, lors de son premier conseil européen, 21 octobre 2016.

Tout au long de la campagne référendaire britannique, nombreuses étaient les Cassandre à vaticiner une apocalypse inéluctable dans l’hypothèse où un improbable Brexit surviendrait. Mais ce funeste 23 juin, nullement effrayé par les ombres des Charybde et Scylla prophétisées par les tenants du statu quo, le peuple en décida autrement. Avec 51,9 % des voix exprimées, la rupture fut actée ; les sondeurs, les journalistes, les affairistes, la classe politique, l’intelligentsia européiste outre-Manche se sont trompés. Le Royaume-Uni devra quitter l’Union européenne et assumer de facto une insularité pleinement retrouvée.

Les économistes experts étaient pourtant unanimes : il n’y aurait de rupture avec l’Europe autrement que dans le sang, la sueur et les larmes. Dans les faits, au-delà de l’ajustement « technique » de la livre sterling, les marchés financiers n’ont que subrepticement tressailli, et sous Tower Bridge coule toujours paisiblement la Tamise.[access capability= »lire_inedits »]

Nécrologie d’un grand cadavre à la renverse

Peu de temps après le scrutin, les masques sont tombés. De nombreuses personnalités ont évoqué leurs regrets d’avoir pris part à l’expression d’un vote contestataire jugé à tort sans conséquence ; Nigel Farage et Boris Johnson – principaux fers-de-lance de la campagne – se sont tous deux dédouanés de la responsabilité de l’application du Brexit, et les principaux arguments de campagne (réinjection du budget dédié à l’UE dans la protection sociale et limitation de l’immigration intracommunautaire) se sont avérés fallacieux ou difficilement réalisables.

Les marchés l’ont vite compris : la citadelle Brexit repose sur des fondations fragiles. Ainsi la dissension sourd-elle parmi les tories comme au sein du Labour, à l’aube d’un processus de négociation qui s’annonce lourd (plusieurs dizaines de traités économiques bilatéraux sont concernés), périlleux (en raison de l’impréparation du gouvernement et des administrations) et laborieux (l’OCDE estime à 2023 l’horizon de mise en œuvre de l’autonomisation complète et aboutie du Royaume-Uni). Excepté le cas anecdotique du Groenland en 1985, l’UE, qui n’a cessé de se développer depuis sa création, n’a jamais connu de réel cas d’involution. Le caractère inédit de la décision britannique rend sa concrétude éminemment difficile à appréhender. 

Perseverare autem diabolicum

La socio-démographie du scrutin le montre clairement : comme ailleurs sur le continent, les européistes sont majoritairement jeunes, éduqués, urbains et cosmopolites. En somme, ils sont à l’image des milieux d’affaires et de leurs segments de clientèle privilégiés. Cette consanguinité a eu pour effet d’induire un biais analytique fondamental, celui d’une représentation erronée relative à la perception des anticipations attendues de la part des agents économiques tiers, abusivement assimilés à des pairs. Ces derniers, très majoritairement mondialistes et libre-échangistes, portent collectivement l’idéal d’un capitalisme libéral expurgé de toute forme de protectionnisme national, un modèle en vertu duquel un pays qui s’isolerait sur le plan de ses échanges économiques serait une hérésie de l’Histoire.

Britain Stronger in Europe, British Influence, European Movement UK : nombre de groupes d’influence anti-Brexit ont été soutenus par les milieux d’affaires. En plus de traduire trivialement une volonté de défense d’intérêts corporatistes, ces engagements révèlent un autre biais à l’œuvre : celui de la croyance en un mécanisme d’autoréalisation prophétique. En maintenant à des niveaux « standard » certains paramètres de marché qui auraient dû diverger en cas d’anticipation de Brexit, les acteurs concernés ont, peu ou prou, consciemment ou non, visé à véhiculer le message d’un scrutin sans enjeu, gagné d’avance. Plusieurs mois plus tard, ce mécanisme opère toujours au sujet des conditions d’activation de l’article 50 du traité de Lisbonne, et des négociations de modus operandi subséquentes.

De l’évitement tautologique au thatchérisme paradoxal

Bien qu’elle eût été très tôt consciente de l’ampleur du défi dont elle a la charge, Theresa May a, tout au long des mois passés, cultivé une rhétorique du flou quant aux modalités de mise en œuvre du divorce entre son pays et l’UE, se contentant d’arguer que « Brexit means Brexit ». Cette incantation tautologique serinée comme une antienne a longtemps résumé à elle seule toutes les errances du pouvoir en place.

Plus récemment, en rupture avec la circonspection des mois précédents, le Premier ministre britannique a fait état de sa volonté nouvelle de négocier un accord visant à garantir à la fois l’arrêt de l’immigration de travail en provenance du continent et le libre-accès de son pays au marché économique européen, en contradiction avec les exigences de réciprocité du traité en vigueur. Autrement dit, à sa procrastination initiale, Theresa May a substitué une stratégie de stellionat (à changer j’attends des précisions) thatchérien tout aussi hasardeuse.

Le bal des pompiers pyromanes

Au creux de l’été, soucieuse de se prémunir contre toute forme d’évolution conjoncturelle défavorable, et conformément aux dogmes de mise sous perfusion prophylactique appliqués à l’envi par la Fed et la BCE, la Banque d’Angleterre a massivement soutenu l’économie du pays en abaissant ses taux directeurs, en opérant un nouvel assouplissement quantitatif et en organisant un plan de soutien aux établissements bancaires du pays. Bien que les effets marginaux de telles politiques monétaires « non conventionnelles » paraissent chaque fois moins probants, ces dernières n’en restent pas moins efficientes, à court terme, par le soutien réel qu’elles apportent aux agents économiques des marchés concernés, et à plus long terme par la promesse sans cesse renouvelée que la barre sera tenue, quelle que soit l’intensité des tempêtes qui se profileraient.

Et les écueils sont légion dans une Europe qui accumule les dissentiments et se fracture chaque jour un peu plus, confrontée au triple défi de la crise des dettes souveraines, de sa construction institutionnelle et de l’afflux migratoire. Que ses dirigeants exigent du Royaume-Uni un retrait précipité et franc, voilà qui – au-delà de l’avertissement implicite adressé à d’autres velléités d’affranchissement – sonne comme un dérisoire baroud d’honneur, signe d’un rapport de force moins déséquilibré qu’il n’y paraîtrait de prime abord.

Car peut-être que quitter en rat un navire branlant à la dérive est en définitive mieux que de sombrer héroïquement en tentant vainement de le manœuvrer.

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Docteur en philosophie de l’École normale supérieure, professeur chargé de cours à l’Essec, coauteur (avec A.-S. Nogaret) de l’essai "Français malgré eux", préfacé par Pascal Bruckner. Il publiera en 2022 "Le Statistiquement correct", au Cerf.

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