Umberto Eco en quête des années 90


Umberto Eco en quête des années 90

umberto eco numero zero

Nous avions laissé le grand Umberto-de-Bologne au Cimetière de Prague, parmi les malentendus, dans la Mitteleuropa du XIXème siècle… C’était il y a quatre ans. Dès son premier opus, Le nom de la rose – grand éloge de l’intelligence spéculative sur fond de polar médiéval – Eco nous a fait voyager dans l’Histoire.

Son septième roman, Numéro zéro, dont la traduction française vient de paraître chez Grasset, ne déroge pas à la règle puisque l’action ne se passe pas de nos jours, mais au tout début des années 90. Et compte tenu de l’accélération continue du temps présent, de l’obsolescence quasiment instantanée de nos technologies et des « mutations sociétales » fonctionnant à flux tendus, nous voilà quasiment aussi éloignés des années 90 que nous l’étions, dans les années 90, de la Renaissance. J’exagère un peu, certes, mais Umberto Eco projette ici ses personnages dans un univers saugrenu, où il faut s’arrêter dans un bistrot pour téléphoner, où l’on fait des rencontres amoureuses sans passer par une « appli », où l’hygiénisme et la police du langage n’ont pas encore atteint leur niveau de terrorisme actuel, un monde dans lequel on ne lit pas encore de romans sur des « tablettes ».

Numéro zéro est donc un roman historique, narrant l’aventure rocambolesque de la création d’un quotidien fantoche – Domani (Demain) – lancé par un homme d’affaire cherchant à étendre son influence. Personnage énigmatique, omniprésent mais fantomatique, le Commandeur Vimercate réunit à Milan une demi-douzaine de journalistes pour produire des spécimens du futur journal, bourré d’indiscrétions et de révélations explosives, dans le seul but de se faire craindre, et de montrer quel pourrait être son pouvoir de nuisance.

L’éphémère Domani est dirigé par Simei, vieux briscard cynique adhérant sans passion au projet déroutant de son donneur d’ordres ; autour de lui une équipe hétéroclite est rassemblée, faite tout à la fois d’échotiers issus des mines de sel de la presse « people », de baroudeurs fatigués de l’investigation, et de pigistes blasés à l’extrême ; une équipe journalistique comportant aussi son écrivain raté, le narrateur, Colonna. Un reporter qui, à la cinquantaine, se considère comme un vaincu de la vie. « J’étais sans patrie, j’ai vécu dans différentes villes, j’ai corrigé des épreuves pour au moins trois maisons d’édition (universitaires, jamais pour les grands éditeurs), pour l’une d’elles j’ai revu les entrées d’une encyclopédie (il fallait contrôler les dates, les titres des œuvres, et ainsi de suite). Grâce à ces travaux, je me suis fait ce qu’à un moment donné Paolo Villaggio a appelé une culture monstre. Les perdants, comme les autodidactes, ont toujours des connaissances plus vastes que les gagnants, pour gagner il faut savoir une chose et ne pas perdre son temps à les connaître toutes. Le plaisir de l’érudition est réservé aux perdants. Plus quelqu’un sait de choses, plus elles lui sont allées de travers« . Le voilà propulsé adjoint de Simei, complice du naufrage, témoin du désastre annoncé et confident de ses collègues.

Colonna entame une histoire d’amour avec l’une des journalistes de Domani, Maïa, personnage délicieusement déjanté, autiste et se défendant du cynisme ambiant par un humour ravageur. Il l s’engage dans un échange au long cours avec Braggadocio, grand investigateur paranoïaque, ivre de machinations et de complots historiques. Une bonne partie du livre d’Eco est composé de la fascinante logorrhée de Braggadocio, déroulant plusieurs théories abracadabrantes imbriquées, voulant notamment que Mussolini n’ait pas été tué en avril 1945, mais qu’un sosie ait été lynché par la foule à sa place ; que le Duce ait trouvé asile au Vatican, avant de fuir en Argentine ; un paradis sud-américain depuis lequel il aurait continué à faire le mal, en orchestrant tout un tas de menées louches (impliquant les pays de l’Est, la mafia, des attentats, et naturellement l’assassinat d’Aldo Moro!) Un récit extraordinaire que le journaliste – restant nébuleux sur ses sources d’information – livre au compte-goutte, attirant son chef Colonna dans des endroits improbables, inquiétants, catalogue du Milan occulte, nocturne et pittoresque. Des précautions qui ne suffiront peut-être pas… La fin du récit, captivante, construite sur un crescendo d’angoisse, faisant complètement basculer l’histoire dans le polar, permet de le comprendre…

Non seulement Numéro zéro propose une belle galerie de fêlés, mais pointe avec jubilation les pires travers journalistiques – Simei encourageant toutes les techniques de conditionnement du lecteur, jouant avec ses émotions dans le cas de faits divers sordides, créant de la confusion en rapprochant des informations sans relation entre elles, à ignorer des faits graves (impliquant des proches du Commandeur Vimercate), à propager des insinuations, etc. Umberto Eco nous propose ainsi un vadémécum de la presse trash, qui vaut contre-exemple.

Voici un récit historique qui s’arrête juste avant un moment clé pour l’Italie : l’arrivée au pouvoir de Silvio Berlusconi. L’épopée tragi-comique du Cavaliere sera-t-elle au cœur du prochain opus d’Umberto Eco ? Espérons-le.

Numéro zéro: roman

Price: 12,65 €

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*Photo: BALTEL/SIPA. 00657378_000022.



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Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

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