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Siné, sans regret


Siné, sans regret

La question décisive, dans cette affaire, n’est donc pas celle du style mais bel et bien celle du fond. Et cette question est la suivante : suffit-il d’être haineusement correct, c’est-à-dire de s’en prendre aux bonnes cibles, quels que soient le ton et les arguments, pour être de gauche ? Car une guerre des profondeurs fait rage à gauche. Elle déchire chaque parti, chaque journal, chaque club, et jusqu’au plus modeste blog – semblable à la fitna, qui a saisi et bouleverse le monde musulman, opposant les partisans de la violence à ceux de la raison[4. Fitna est un mot arabe, qui peut être traduit par « sédition ». Il évoque la discorde au sein de l’islam et la menace de division qu’elle entraîne.].

C’est que, hélas, pour reprendre le mot de Zola, la haine est redevenue sainte. Jadis, souvenez-vous, être de gauche, ou progressiste, c’était aimer son prochain ou son prolétaire. L’engagement se mesurait à la générosité et à la compassion pour tous les démunis, tous ceux que leur statut, quel qu’il fût, rendaient victimes. Les héritiers de Marat et les émules de Siné, eux, ont une autre conception de ce que c’est d’être de gauche. Au cours des années, ils en ont peaufiné une autre définition, très précise : dorénavant, être progressiste, c’est haïr qui il faut. Haïr juste. Sous leur férule, le politiquement correct est devenu le haineusement correct[5. Je me permets de renvoyer à ce sujet aux Francophobes (Fayard, 2002), chap. IV.]. Il n’a plus pour objet principal de déterminer qui doit être mieux traité par souci d’équité ou de réparation (pauvres, Noirs, femmes, paysans, etc.), mais sur qui on a désormais le droit de s’acharner impunément. Le cadre du RER, le militant strauss-kahnien, la grand-mère bigote, le Harki, la mère de famille, le Kabyle ou encore le plouc campagnard sont, entre autres, devenus des cibles licites sur lesquelles la « gauche de la gauche » est invitée à vérifier son progressisme en cognant sans ménagement. Haïr juste. Juste haïr.

Cette fitna se cristallise sur quatre points essentiels : les Juifs, le capitalisme, la démocratie et, last but not least, la façon de concevoir le débat. Concernant les Juifs, allons droit au but et faisons une bonne fois pour toute litière du prétexte de l’antisionisme. A ce que l’on sache, le Charlie Hebdo de Philippe Val a toujours professé une opposition virulente aux politiques d’Ariel Sharon et consort, comme d’ailleurs la majorité du PS – cela n’a jamais calmé aucune passion, évité aucun dérapage. Le fond du problème n’est pas là : parce qu’ils savent que la « question juive » est un marqueur éthique sur lequel il est impossible de transiger, les tenants de la gauche de la raison se retrouvent en opposition frontale avec ceux de la gauche de l’agression. Les deux camps sont pourtant d’accord sur l’essentiel : il y a dans le périple historique juif quelque chose qui constitue la matrice de la civilisation occidentale. Et pour tous ceux qui « conchient l’Occident » (Siné) et ses attributs – « la démocratie d’opérette » comme « le règne du fric » – cela suffit à rendre les Juifs antipathiques. Même « s’ils sont propalestiniens ». Les critiques les plus acerbes de l’Etat d’Israël et de sa politique ne désamorceront jamais l’animosité d’une certaine gauche, qui frétille avec Thierry Meyssan et trépigne avec Dieudonné : le Juif est le « code source ». Pour déglinguer le Système, c’est là qu’il faut cogner. Au cœur. Par tous les moyens, y compris légaux.

Des Juifs, assez classiquement, on passe à la mondialisation. Ses bienfaits et les catastrophes qu’elle provoque donnent le vertige à la gauche. Le phénomène est d’une ampleur sans précédent, loin, très loin des mutations de capital observées par Marx à la fin du XIXe siècle. Que faire ? Faut-il revenir en arrière ? « Tout foutre en l’air » (Siné dixit) ? Ou l’adopter, l’adapter, la dompter ? Et si oui, comment ? Jusqu’où ? La tache est immense. Elle peut sembler désespérante. Reste alors la vocifération. Simple comme un dessin, jouissive comme un juron. Mais ce faisant, on trahit deux fois ce que fut la gauche : en renonçant à penser le monde, en renonçant à le changer. La résurgence de la haine, la complainte du Grand Complot, avec les « sionistes » en son cœur : autant de cris de désarroi d’intellectuels et de militants effarés devant le cataclysme à l’œuvre. Certains ont choisi de s’abandonner au côté obscur. Ils règnent désormais en maîtres sur le web, et il est assez cocasse de voir ces légions d’internautes se proclamer rebelles, seuls face au Système, quand ils sont la réincarnation des foules lyncheuses à l’âge de l’Internet. Cette gauche, qui a déserté la réalité et sa complexité, gagne également du terrain sur la question de la démocratie : Sarkozy étant au pouvoir, estime-t-elle, il ne servirait plus à rien d’en jouer le jeu. D’en respecter les règles. S’insurger violemment ou vivre « sans couilles » (Siné encore) : voilà l’alternative, pour une frange de la gauche, depuis que « l’homme aux rats » (Badiou) est devenu président de la République. Renouant avec la gauche de guerre civile, certains estiment qu’au total le Che n’avait pas tort : la haine est révolutionnaire et elle seule peut changer la donne.



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David Martin-Castelnau est grand reporter, auteur des "Francophobes" (Fayard, 2002).

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