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L’air de la calomnie : même si on perd, on gagne à tous les coups

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Supposons, rien qu’une seconde, que Jérôme Cahuzac soit la victime innocente de calomniateurs, et que son compte bancaire migrateur de Genève à Singapour n’ait pas plus d’existence que le monstre du Loch Ness. Comme nous vivons dans un Etat de droit, il ne fait aucun doute, dans cette hypothèse, que les corbeaux à carte de presse seront sévèrement punis, et que le ministre délégué au budget obtiendra réparation morale et matérielle pour le préjudice subi. Cela, c’est la théorie, bien éloignée de la réalité.

Pendant que la justice, saisie par le calomnié, va se mettre en mouvement avec une sage lenteur, et se prononcer sur la plainte de Cahuzac contre Mediapart dans six mois, au plus tôt, le ministre est entré dans l’ère du soupçon à son égard. Comme il ne peut pas apporter immédiatement la preuve d’une non existence – qui le pourrait ?- les sbires d’Edwy Plenel peuvent plastronner à loisir. La rumeur court, court, comme dans l’aria célèbre du Barbier de Séville où l’on voit le pauvre diable, sous cette arme redoutable, tomber terrassé (bis). À supposer que la XVIIème Chambre correctionnelle du TGI de Paris condamne Mediapart dans cette affaire, elle ne serait pas close pour autant, car cet organe de presse en ligne interjetterait appel, ce qui permettra à la rumeur de continuer à se répandre. Et si c’est nécessaire, on ira en Cassation et, avant que la Cour ne se prononce, beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts.

La fortune politique des socialistes, et par conséquent celle de Cahuzac aura peut-être tourné et, comme diraient les Allemands, on ne s’intéressera alors qu’au nouveau cochon qui s’est échappé dans les rues du village. La réparation, si elle a lieu, ne réparera rien du tout car survenant hors délais : le temps politique et le temps judiciaire ne marchent pas au même rythme. Peut-être serait-il judicieux de légaliser à nouveau la pratique du duel, qui dissuaderait les calomniateurs, généralement dépourvus de courage physique, de se livrer à leur petit jeu de massacre à sens unique.

Si Jérôme Cahuzac est un menteur, mettons que je n’ai rien dit.

Causeur n°54 confesse les catholiques

Il ne fait pas toujours très bon être catholique en France. Comme nous le rappelle notre Elisabeth Lévy nationale, la fille aînée de l’Eglise voudrait jouir sans entraves et renier l’identité de ses parents, qui en imaginant un « mariage pour tous », qui en confondant épiscopat et office HLM du haut de son ministère du logement, qui en traquant les dernières miettes de christianisme subsistant dans les calendriers au nom de l’égalité. Drôle d’égalité qui voudrait que la moindre atteinte à la religion musulmane soit entachée d’ « islamophobie » et le plus nunuche des blasphèmes antichrétiens drapé du saint suaire de la provocation avant-gardiste. Une « deux poids deux mesures » visiblement entériné par la jurisprudence puisque « les tribunaux, quand ils sont saisis, estiment que la religion majoritaire doit avoir le cuir plus épais que les autres » nous précise notre rédactrice en chef. Et pour ne rien gâcher, on nous explique que l’Apocalypse arrive le 21 décembre, d’après une prophétie maya !

Quoique les païens soient très minoritaires au sein de la rédaction, nous vous conseillons d’assaillir notre boutique en ligne pour profiter sans tarder de notre dossier « Cathos : une majorité opprimée ? ». Comme de bien entendu, deux entretiens de fond ponctuent nos pages centrales : Mgr de Rochebrune, dirigeant de l’Opus Dei France, explique à Jacques de Guillebon et Gil Mihaely comment l’Œuvre tente d’influencer le pouvoir politique en diffusant ses préceptes moraux, dans un esprit « démocrate et républicain », loin des fantasmes qu’elle alimente sur son propre compte. Et l’historien Jean-Louis Schlegel, auteur d’un essai de référence sur les chrétiens de gauche, revient sur l’histoire et le présent de cette espèce en voie d’extinction.

En parlant de faucille, de marteau et de goupillon, Jérôme Leroy, rouge comme du vin de messe, se souvient de son héritage familial proche de la JOC pour nous trouver « 33 raisons d’être catholiques », un chiffre christique qui ne doit rien au hasard. Qui dit engagement politique catholique ne dit pas forcément chaisières versaillaises, c’est ce que nous démontrent Jacques de Guillebon et Théophane Le Méné. Le premier en refusant les deux écueils de ses coreligionnaires, modernistes ou intégristes. Le second en pointant du doigt la tartufferie des bouffeurs de curés, dont la moraline s’accommode fort bien des positions de l’Eglise sur les roms alors qu’ils ne lui reconnaissent aucun droit de cité dès lors qu’elle pose la moindre pierre dans son jardin libertaire.

Pour ne pas faillir à notre réputation d’indécrottables râleurs, notre nouveau  paroissien Jean-Luc Allouche, qui a notamment fait ses armes à Libération, déplore la dilution de la liturgie catholique dans la niaiserie du « marketing new age ». Un enterrement catho qui se conclut par « Ce n’est qu’un au revoir, mon frère », il faut le lire pour le croire ! « Sans le latin, que la messe nous emmerde » fredonnait l’autre…
Sur des terres de mission où l’on malmène le français, Tefy Andriamana a enquêté auprès des curés de banlieue pour prendre le pouls des missionnaires perdus entre mosquées et loubavitch. « Mon curé chez les Rmistes  » : plus poignant et tout aussi instructif que le film de Robert Thomas !

Ceux que l’hostie indispose trouveront leur pain quotidien, pardon mensuel, dans nos pages actualités, particulièrement éclectiques ce mois-ci. Elisabeth Lévy et votre serviteur ont interrogé Philippe Cohen après la parution de sa biographie de Le Pen coécrite avec Pierre Péan. Un entretien sans concessions autour du FN, de la gauche française et de la cécité des Torquemada antifascistes !

Grâce à Georges Kaplan, vous apprendrez que les emprunts russes du siècle dernier ont fait des petits, la dette des Etats pouvant vous offrir une parfaite monnaie de singe si vous avez quelques économies à perdre. Mêlant actualité et littérature, Jean-Luc Allouche a questionné A.B Yehoshua au lendemain du cessez-le-feu entre le Hamas et l’Etat hébreu, l’écrivain israélien défendant le principe de deux Etats voisinant en paix. Outre-Manche, notre correspondante Agnès-Catherine Poirier évoque l’hypocrisie des journaux à sensations qui tiennent dur comme fer à leur indépendance, confondant liberté et diffamation. Heureusement que tout cela se passe à Londres… À Paris, c’est Jérôme Cahuzac qu’un journal sans peur et sans reproche crucifie sans autre forme de procès, ce qui inspire un édito remonté à notre chère Elisabeth.

Cerise sur le gâteau, le catéchumène avide de nourritures terrestres pourra se jeter sur notre foisonnante rubrique culture. Des trente ans de la mort d’Aragon à l’hymne rabelaisien chanté par Périco Légasse, il y en aura pour tous les goûts. Y compris pour les nombreux lecteurs des deux Nicolas « têtes à claques », Bedos et Rey, dont Arnaud Le Guern estime les œuvres dignes des derniers Goncourt. De quoi mettre à quia l’intransigeant Thierry Marignac qui publie une belle édition des poèmes traduits d’Essenine, Tchoudakov et Medvedeva, trois âmes soviétiques damnées. Pour conclure, faisons place nette aux anticonformistes. Tandis que Thomas Morales se réjouit de l’hommage tardif rendu à Arletty par la Cinémathèque Française, Basile de Koch dissèque le parcours de l’inclassable Fontenoy, passé de Dada à la LVF. Un collabo au physique de Gérard Philipe, voilà qui ne justifiait rien de moins qu’une biographie signée Gérard Guéguan.

Dernier exercice spirituel : n’oubliez pas les chroniques mensuelles de François Taillandier et Roland Jaccard avant de faire vos prières du soir !

Tout cela pour la modique somme de 6,50 € (livré chez vous) en vous rendant sur notre kiosque en ligne. Et puisque c’est bientôt Noël, l’abonnement classique d’un an à Causeur (11 numéros + l’accès à tous les articles du site) ne coûte que 54 € ce mois-ci à tous les nouveaux abonnés (au lieu de 59 €),  avec le code NOEL.

Une bonne occasion d’offrir un abonnement à l’un (ou plusieurs !) de vos proches en optant pour la formule d’abonnement Cadeau.

Ou tout simplement de vous offrir cet abonnement à prix spécial Noël, parce qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même !

   

La fringale de votre vie

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rodolphe terrines paquin

Avant de commencer à lire Terrines, l’ouvrage du chef Rodolphe Paquin qui vient d’être publié aux éditions Kéribus, il convient de prendre quelques précautions. Assurez-vous de disposer d’un charcutier de qualité près de chez vous ou du lieu où vous aller débuter votre lecture, vous aurez besoin de vous y rendre de toute urgence dès le premier tiers du livre en moyenne. Il est par exemple vivement déconseillé de le lire dans un train : le besoin insurmontable de vous nourrir ne pourra pas être comblé par les sandwichs en carton de la SNCF et vous risquez d’entrer dans une rage incontrôlable.
Vous pouvez sinon vous entourer de beaux morceaux d’andouille, de jambon, de lard, de rillettes, que vous aurez trouvés chez votre charcutier-tripier avant de tourner la première page. Dans tous les cas, nous vous conseillons de réserver une table au Repaire de Cartouche, le restaurant de Rodolphe Paquin, pour le soir même, vous aurez l’assurance de pouvoir combler la faim gargantuesque éveillée par Terrines.

La présentation du chef par Marie-Odile Briet dresse le portrait d’un homme élevé dans la campagne normande, au milieu des produits qu’il affectionne et dont il tire le meilleur. L’auteur nous sert l’image d’Épinal du garçon de ferme habitué à l’économie et au respect de la nature. Ce serait dans ces tendres années qu’il aurait tout appris, d’ailleurs les tables où il a fait ses armes sont passées sous silence. Quand on voit le bonhomme, et sa stature imposante, on l’imagine plus volontiers aux travaux des champs qu’à l’école hôtelière, pourtant, il a connu les deux.
Le décor est planté : cochonnaille, gibier, chef du cru. Alors, faisons des terrines.
Le prologue se poursuit, pour la bonne cause. Quelques pages d’une clarté pédagogique rare détaillent les produits à choisir, les ustensiles à employer, les méthodes à maîtriser, avec photos à l’appui : du tutoriel de qualité.

Là, les choses se corsent, une quarantaine de recettes de terrines vont être détaillées sous vos yeux. Si vous avez un saucisson sous la main, mordez tout de suite dedans.
Rodolphe ouvre sur du basique : terrine de campagne. Puis c’est cochon, andouille, figatelle, rillette, tête de cochon, boudin, couenne. À cet instant, si tout va bien, non seulement vous avez faim, mais vous avez soif.

Ne vous dirigez pas tout de suite vers les dernières pages qui conseillent les vins (tous nature) à boire avec ses terrines, la suite va vous permettre de souffler, et il ne faudrait pas gaspiller vos forces. Un peu de poisson : terrines de lotte, sole, raie, sardine… Quelques légumes pour les fibres : haricots, poivrons, aubergines.
Si vous avez résisté jusque là, il s’impose peut-être de vous servir enfin un grand verre de vin. Vous avez besoin de souffle et de vous rafraîchir le palais. Nous vous conseillons un muscadet Amphibolite nature grâce auquel vous devriez atteindre la fin de l’ouvrage.
Un caillé de brebis sert de transition vers les gibiers : sanglier, cerf, chevreuil, colvert, grouse… Vos mains tremblent, vous seriez prêts à manger n’importe quel animal qui passerait près de vous.

Viennent les terrines sucrées, plus originales, tout aussi ragoutantes, mais également rafraîchissantes alliant acidité et douceur : coing, agrumes, chocolat, poire…
Pour finir, le chef conseille quelques accompagnements depuis les pommes de terre jusqu’aux cerises au vinaigre en passant par les petits légumes et le chutney d’oignons.

Les photographies de Pierre Javelle sont si belles et réalistes que l’éditeur nous annonce qu’une douzaine de livres ont déjà été mangés par des lecteurs.
Vous savez maintenant réaliser vous-même de superbes terrines, hélas, il faut les laisser réfrigérer au moins douze heures avant de pouvoir les consommer. Si vous n’avez suivi aucun de nos conseils préalables, vous faites sans aucun doute face à la plus grosse fringale de votre vie. Vous ne pourrez pas dire qu’on ne vous a pas prévenu.

Rodolphe Paquin, Terrines (éditions Kéribus)

Le Repaire de Cartouche,
8, Boulevard des Filles du Calvaire 75011 Paris
01 47 00 25 86

*Photo : garryknight.

Au commencement étaient les Ramones

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ramones geant vert

Imaginons que, pour des raisons d’âge ou de simple distraction, vous ayez raté le mouvement punk. Voici pour vous un plaisant cours de rattrapage : Blizkrieg Bop, Histoire du punk en 45 tours.

L’auteur, Géant Vert, connaît son affaire : il est lui-même une figure de la scène punk-rock française. Il y a plus de vingt ans, un de ses groupes, Karbala 413, avait même ambiancé une des premières fêtes de Jalons – à l’instar d’autres formations méconnues comme Warum Joe ou les Rabbins volants.

Ici, tel un nouveau Michelet, il nous livre son Histoire personnelle du punk : un phénomène musical qui, en 1976, est venu remettre un peu de désordre dans un rock’n roll institutionnalisé, c’est-à-dire agonisant.

Grâce à un habile chapitrage chronologique, Géant vert remet les pendules à l’heure et le clocher au milieu du village : au commencement du punk étaient les Ramones, et non pas les Sex Pistols ![access capability= »lire_inedits »]

M. Vert fait justice de la grotesque vulgate entretenue par les moines-copistes qui nous servent de journalistes ; la musique punk aurait été inventée par Malcolm McLaren,  démiurge des Pistols, dans une friperie hype de Londres, en même temps que l’épingle à nourrice…

Foutaise ! Quel que soit le respect dû à l’œuvre des Pistols et surtout aux riches personnalités de Sid Vicieux et Johnny Pourri, leur groupe n’est ni l’initiateur ni le plus représentatif du courant punk.

Leur fin foireuse était inscrite dans leurs débuts en fanfare orchestrés, trois ans plus tôt, par le dandy faiseur de King’s Road.

La « provocation commerciale » à la mode McLaren, c’est Le Scorpion et la Grenouille de La Fontaine : une alliance contre nature qui ne dure même pas le temps de traverser la rivière. Et puis, d’abord, un groupe punk, un vrai, ne se recrute pas sur casting !

Voyez plutôt les faux frères Ramones : quatre paumés du Queens à la dérive entre drogue, HP et pré-délinquance, mais unis par le goût du rock ultra-violent, décident de monter leur groupe avant même de savoir jouer. Ça  c’est du CV !

À l’époque, le rock est sinistré. Les Stones ne roulent plus que pour amasser du blé, et même les Who ne savent plus trop qui ils sont. En fait de relève, on a le choix entre un post-rock post-hippie dégoulinant et les boursouflures pseudo-symphoniques du « progressive rock » (sic). Il est temps de secouer le cocotier !

Comme son titre l’indique, Blitzkrieg Bop, premier single des Ramones, est le manifeste d’une guerre-éclair : celle que va mener le mouvement punk contre l’invasion de la soupe au sirop. Nos quatre héros dézingués donnent l’assaut aux cris de Hey ho, let’s go ! Sur cette base programmatique simple, avec trois instruments et deux accords, ils vont réinventer le rock.

Leur arme fatale : des chansons qui n’excèdent pas deux minutes  (pour les plus bavardes), exécutées à 100 à l’heure tous amplis dehors. Un concert des Ramones, c’est une trentaine de titres enchaînés en une heure dans un boucan d’enfer, sans temps mort ni même la place pour le moindre applaudissement. Seule une oreille exercée peut y distinguer les « One, two, three, four ! » qui ponctuent les changements de morceau.

Quant à identifier ceux-ci, une seule solution : se frayer un chemin, entre pogoteurs et canettes, jusqu’aux toilettes. Là, l’amateur éclairé pourra enfin goûter les harmonies subtiles de Sheena is a punk rocker ou The KKK took my baby away.

Mais qu’importe ! Le spectacle, dans ces grand-messes, c’est la communion entre le groupe et son public. Un soir, à la Mutualité, j’ai ainsi vu débarquer, en file indienne et en fauteuils roulants, des dizaines de fans handicapés autant que survoltés. Fort civilement, leurs collègues valides leur ont laissé devant la scène un vaste arc de cercle où ils purent à loisir pogoter entre eux, fonçant les uns sur les autres dans leurs fauteuils  transformés en stock-cars.

Toute la joyeuse violence de l’esprit Ramones était dans de tels instants de grâce, aujourd’hui disparus, hélas ! Quinze ans après la dissolution du groupe puis la mort de ses trois membres fondateurs, il est conseillé plutôt d’aborder l’œuvre ramonesque à travers leurs albums studio − qui semblent déjà enregistrés en live.

Le néophyte découvrira une musique dont le minimalisme revendiqué n’exclut pas la recherche : sous le speed, un fond mélodique étonnamment enjoué, voire fleuri. Les Ramones sont des enfants rebelles, mais pas seulement du rock : de la pop aussi, et même du folk (voir leur fameuse reprise de My Backpages, la chanson la plus réac de Bob Dylan.)

Leurs textes, à propos, sont autrement plus décoiffant que les proclamations anarchistes de cour de récré à la Pistols, sans parler des provocs droidelhommistes de nos redoutables Bérurier Noir.

Politiquement, les Ramones jouent volontiers aux fachos bellicistes décidés à tuer du coco (Rocket to Russia, Commando), voire aux vétérans fêlés qui ne songent qu’à en découdre (« If you think you can, come on man / I was a green beret in Vietnam »)

Pour le reste, tantôt ils se racontent, non sans crédibilité, en junkies psychotiques (Go Mental, I wanna be sedated, Acid Eaters), tantôt ils revendiquent le crétinisme comme d’autres l’antiracisme (Cretin Hop, Pinhead).

Mais c’est dans leur dernier album, judicieusement intitulé Adios Amigos ! (1995), que les Ramones résument le mieux l’inadaptation ontologique qui leur sert de weltanschauung : « When I see the price that you pay / I don’t want to grow up ! »

C’est ça, le punk version Ramones : des Peter Pan en Perfecto, Converse et jeans troués aux genoux.

Bon, avec tout ça, je n’ai rien dit des 79 autres singles répertoriés par le Géant ; et alors ? Ceci n’est pas une note de lecture, au contraire : c’est une incitation à lire.

Libre à chacun, dans ce Panthéon Géant, de retrouver ses dieux lares : Stranglers, Damned, Heartbreakers, Buzzocks, Blondie ou même Clash…

Enfin quand même, il y a des limites ! Blondie, c’est classieux et tout ce qu’on veut, mais sûrement pas punk ! Les Clash, ce serait plutôt le contraire − et même ni l’un ni l’autre : du trotskommercial qui se la pète !

Dans le genre engagé, on peut préférer le tardif Rage against the Machine (1990-2000) qui, pour être catalogué « Nu Metal », n’en crée pas moins un authentique hymne punk avec Killing in the name of et son entraînant refrain « Fuck you, I won’t do what you tell me ! »

Quant à moi, je place plus haut encore les Dead Kennedys, dont la radicalité politique était harmonieusement tempérée par un recours permanent au second degré (California Über Alles, Too drunk to fuck…) D’ailleurs, ne leur ai-je pas rendu l’hommage qui s’imposait en baptisant le groupe de rock de Jalons les Dead Pompidous ?

Mais assez de me justifier ! Qui serais-je pour écrire sur le punk, si je me souciais de l’avis des autres ? Comme disait, dès 1971, ce protopunk de Dirty Harry : « Les avis, c’est comme les trous du cul : tout le monde en a un. »[/access]

Blitzkrieg Bop, Histoire du punk en 45 tours, Géant Vert, Hoëbeke éd., 175 pages, 25 euros.

*Photo : I’m Heavy Duty!

L’Amour à cheval en DVD : Rendons justice à Pasquale Festa Campanile !

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Une jeune veuve, forcément irrésistible puisqu’elle est interprétée par Catherine Spaak, découvre que son mari se livrait à des turpitudes sexuelles inimaginables pour elle. Décidée à se venger, elle achète la Psychopatia Sexualis de Krafft-Ebing. Fascinée par ce catalogue des perversions sexuelles, elle décide de les expérimenter avec l’assiduité d’une écolière qui a pour unique objectif d’obtenir son bac avec mention. Elle demande d’ailleurs à ses partenaires occasionnels de la noter, ce qui témoigne d’une ingénuité charmante. Mais la véritable extase érotique, elle la découvrira en chevauchant un homme, à l’instar du philosophe Aristote se livrant voluptueusement à la courtisane Phyllis qui en faisait sa monture préférée.

Après avoir transgressé un ultime tabou – découvrir sa nudité sur une autoroute italienne – elle convole avec un jeune médecin, Jean-Louis Trintignant, lecteur de Freud, que les caprices de Catherine Spaak ne désarçonnent pas. Bien au contraire, il trouve délicieux qu’une jeune femme brise avec une telle grâce les interdits. Nous partageons son émerveillement. Et, pour tout dire, alors que nous tenions Pasquale Festa Campanile pour un cinéaste grivois un peu complaisant, nous sommes prêts à réviser notre jugement. Dorénavant, nous serons à l’affût de ses films d’autant qu’ il a choisi ses actrices avec un goût infaillible (Ornella Mutti, Catherine Spaak, Laura Antonelli, Virna Lisi, Senta Berger…) et qu’ il a eu pour maîtres Luchino Visconti et Dino Risi.

L’Amour à cheval  que nous venons d’évoquer, date de 1968, décidément une année faste. Mais il ne fut pas distribué en France, le spectacle se déroulant alors plus dans la rue que dans les salles obscures. Il est temps de le découvrir en DVD. Vous avez aimé Le Fanfaron de Dino Risi ? Impossible que vous restiez insensible à la légèreté de L’Amour à cheval ! Mais si vous placez Antonioni au-dessus de tout, alors passez votre chemin !

 

catherine spaak

Deux ou trois choses que je sais d’Oscar Niemeyer

oscar niemeyer pcf

Oscar Niemeyer est mort à 104 ans. Le communisme conserve, apparemment. Ce désir qu’on a, chevillé au corps, de ne pas mourir avant d’avoir vu une société où le libre développement de chacun sera la condition libre développement de tous.

Oscar Niemeyer est mort à 104 ans. Ce qui dément l’idée poujado-prudhommesque que le goût pour les révolutions, l’égalité et les mondes meilleurs, ça passe en vieillissant. Ca ne passe jamais parce que pour Niemeyer, il n’y avait nulle réconciliation possible avec monde-là sauf par la beauté et l’égalité, ces deux passions qui ne sont contradictoires que pour ceux qui veulent être heureux tout seuls.

Oscar Niemeyer a construit le siège du PCF, place du Colonel Fabien, alors qu’il avait fui en 1964 la dictature militaire au Brésil et s’était réfugié en France. C’était la France de De Gaulle. Comme quoi, il y a militaire et militaire. À se demander si ce n’était pas plus facile de trouver l’asile politique dans la France du Général que dans celle de Manuel Valls. En même temps, c’était Malraux qui était ministre de la culture et qui lui a obtenu le décret pour travailler en France. Autre temps, autre mœurs.

Oscar Niemeyer a conçu le siège du PCF comme un drapeau déployé au vent. Avec la coupole comme un ventre de femme. Je me demande ce qu’il a pensé quand Robert Hue a loué l’endroit pour y faire un défilé Prada. Peut-être que ça l’a rendu triste. Peut-être que ça l’a amusé. Le Brésil et les jolies filles, ça va ensemble. Et puis on ne voit pas pourquoi le marxisme serait incompatible avec la lingerie, au contraire. Si ça se trouve, ce soir là, deux ou trois mannequins ont pris leur carte au PCF et sont en train d’infiltrer, depuis, les milieux de la haute couture. Comme ça, le jour du grand soir, ce sera robe cocktail et smoking sur les barricades.

Oscar Niemeyer a participé, au milieu de la savane, du cerrado, à la construction de la capitale de son propre pays, Brasilia.  Ex nihilo. Il y aura tout de même eu, dans ce vingtième siècle sinistre, quelques utopies concrètes, quelques exemples de prométhéisme heureux.

Oscar Niemeyer disait : « Apprenez à connaître la vie, la souffrance, la misère des hommes, lorsque vous aurez appris cela peut-être que vous commencerez à faire de la belle architecture ». On dirait que la leçon a été très moyennement retenue puisque désormais, quand on se promène dans les quartiers d’affaires que l’on trouve désormais dans toutes les villes françaises et qui sont  calqués sur ceux de la Défense, on a l’impression d’être nulle part.  D’ailleurs, on n’est nulle part. On n’est nulle part partout désormais dans une planète unifiée par la marchandise.

Dans la courbe d’une colline, Oscar Niemeyer voyait une courbe de femme allongée sur le côté. Et dans la courbe de la femme, celle d’une architecture. Ce n’est pas le Verbe qui se fait chair avec Niemeyer, c’est le béton. Miracle de la sensualité, épiphanie du désir.

Oscar Niemeyer a  fait partie des architectes du siège des Nations Unies à New-York. De Gaulle appelait l’ONU « le machin ». Il n’empêche, après l’utopie concrète de Brasilia, l’internationalisme concret. Les Nations-Unies auront au moins inventé un bel oxymore, « soldats de la paix ». Et puis finalement, l’ONU,  c’est comme le communisme. Ce n’est pas parce que ça n’a pas encore fonctionné que l’idée est mauvaise.

Oscar Niemeyer, s’il avait été architecte dans les pays de l’Est, la face du monde en eût peut-être été changée. C’est la même histoire que la taille du nez de Cléopâtre chez Pascal. Une belle idée dans des vilains bâtiments, c’est fichu d’avance.

Oscar Niemeyer racontait : « Je me souviens de ce moment où, la construction du siège du PCF terminée, Thorez, le secrétaire du Parti, m’a demandé : « Oscar, j’ai une vieille table qui m’a accompagné toute la vie. Est-ce que je peux la mettre dans mon bureau ? » Comme architecte, je n’avais jamais entendu une preuve de respect du travail d’autrui aussi délicate et juste. » C’était en 2007, dans une interview à L’Huma. Pas un communiste français n’aurait osé citer Thorez comme ça, en 2007. En public, en tout cas.

Oscar Niemeyer était un communiste qui a construit de magnifiques églises : la cathédrale de Brasilia, l’église de la Pampulha à Belo Horizonte. Rien n’est simple.

Oscar Niemeyer avait un atelier qui donnait sur la plage de Copacabana avec ses jolies filles qui jouent au beach-volley. On peut penser que son fantôme y dessine toujours leurs courbes en attendant l’avènement d’un communisme poétique, sexy et balnéaire.

*Photo : sputnik 57.

Pas de printemps pour les poètes

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printemps poetes

Le Printemps des poètes est mal en point. Le ministère de l’Éducation a réduit sa subvention, soit un manque à gagner de 60 000 euros. Cette manifestation qui avait survécu à dix ans de droite (bornée, brutale, ignare) se voit menacée par la gauche, ontologiquement amie, comme chacun sait, de l’art et de la culture. Je comprends l’amertume de ceux pour qui elle était une occasion de faire connaître leurs travaux, et de son architecte, mon amical confrère Jean-Pierre Siméon. Nous n’aurons bientôt plus que la RATP pour nous fournir, entre « SOS Malus » et « Yes, I speak business english ! », quelques lambeaux niais ou pompeux de ce qu’elle juge être la poésie.[access capability= »lire_inedits »]

J’aimerais, cela dit, poser le problème autrement. Il y a des poètes, une multitude, et même d’excellents. Il y a (même en petit nombre) des lecteurs de poésie. Et il y aura encore, sous cette forme ou une autre, des lectures de poésie, des « événements » et autres « rencontres ». Le grand fait contemporain que ces péripéties occultent, c’est le divorce entre la création poétique et la société humaine.

Kundera évoqua la perspective d’une Europe sans poètes. Lakis Proguidis[1. « La Fracture humaine », Balises n° 3-4, Bruxelles, 2003.] s’est efforcé de cerner le problème : « Le destinataire de la poésie n’est pas le ou les publics, mais l’homme. Ce ne sont ni les poètes, ni les poèmes, ni les lecteurs qui manquent aujourd’hui, c’est la poésie. » J’ajouterai que la question n’est pas celle du nombre de livres vendus, mais de ce que Proguidis appelle « la mesure » : « Il y a de la mesure […] là où l’homme fait l’expérience de l’homme, là où l’homme comprend qu’il n’arrivera à aucune expérience authentiquement humaine s’il ne passe pas par l’acquiescement de l’autre, s’il n’est pas mesuré par son semblable. »

La poésie, en ce sens, fut politique. Goethe incarna l’Allemagne, Camoëns le Portugal. François Ier, Louis XIV choyaient « leurs » poètes, ils les surveillaient même. William Marx[2. L’Adieu à la littérature, Éditions de Minuit, 2005.] a défendu l’idée que le procès fait à Baudelaire témoignait, paradoxalement, de l’importance accordée par la société bourgeoise à ce qu’un poète écrivait : les poursuites pénales étaient, en somme, l’avers d’une sollicitude.

Avec toute la mythologie romantique qu’on voudra (qui focalise sur le personnage plus que sur l’œuvre), Dante, Le Tasse, Byron, Milton furent en quelque sorte des phares. (Borges fait observer que, pour eux, la postérité « monnaya un symbole », la prison, l’exil, la cécité ; c’est le cas pour Pessoa dont, en général, on connaît au moins une chose : sa malle.) Et avec tous les malentendus qu’on voudra, Lorca ou Maïakovski incarnèrent une part de la conscience contemporaine.

Allons plus loin. Lorsque l’auteur inconnu de la Cantilène de sainte Eulalie pose quelques vers en langue romane (et non plus en vers latins comme Ausone ou Fortunat), il modifie l’appropriation par son époque du langage et du chant. L’invention du sonnet par un poète obscur du XIIIe siècle devint pour toute l’Europe une sorte de shibboleth. De même le surréalisme, quoi qu’on en pense, a-t-il posé une question de fond à l’expression humaine. Tout cela participe à ce que Proguidis nomme la « dynamique sémantique ». Quelles que soient mes tentatives (et quelques bonnes surprises) pour lire ce qui s’écrit aujourd’hui sous l’étiquette « poésie » (abhorrée, bien sûr, des éditeurs et des médias), la seule question que je me pose est celle du mystérieux silence qui s’abat entre elle et moi. Je ne la sens pas toucher à mon, à notre expérience quotidienne et collective du parler et du dire. Est-ce ma faute ? Celle des médiocres poètes ou même des bons (que nul ne se soucie d’ailleurs de départager)? Je ne crois pas que la poésie ait déserté ce monde. Ce que je sais, c’est que ce monde ne lui demande plus rien.[/access]

*Photo : L’imaGiraphe (en travaux).

Le paradis perdu de Miguel Gomes

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tabou miguel gomes

Le charme du Tabou de Miguel Gomes tient peut-être entièrement dans sa structure en deux temps, partage franc mais subtil entre le présent et le passé. L’histoire d’aujourd’hui se passe à Lisbonne. Une brave dame, Pilar, cherche à aider sa voisine, une vieille femme malade et peu commode nommée Aurora. La seconde partie se déroule au Mozambique cinquante ans plus tôt, c’est le récit par un certain Alter Ventura de l’histoire d’amour qui le lia à Aurora.

La mise en regard des deux parties se fait de manière surprenante. D’un côté le chapitre nommé « Paradis perdu », filmé dans un noir et blanc austère. De l’autre le chapitre « Paradis » raconté en voix-off, dans un format d’image différent, avec un noir et blanc qui a gagné une espèce de qualité onirique : les contrastes sont plus doux, comme voilés ; tout semble surgir d’une réalité enfouie

Pourquoi ces deux temps ? Y a-t-il quelque chose derrière ce dialogue entre le froid et le chaud, entre l’âpreté de la première partie et la tendresse vénéneuse de la seconde ? Non, aucune explication, et c’est en cela que le film est magnifique. Il y a quelque chose de gratuit dans la manière dont Tabou met en scène l’éclosion d’un souvenir : les deux chapitres n’existent que pour ce moment précis où la mémoire s’enclenche, où l’on passe d’une époque à une autre. Pas de troisième partie car il  n’y a pas de boucle à boucler, il n’y a rien à stabiliser, il ne reste qu’un mouvement irrésistible du présent au passé et du passé au présent.

Traduisant en images la puissance romanesque du souvenir, Miguel Gomes se place sous les auspices du meilleur cinéma : celui qui invoque, réveille, ressuscite. Comme le dit Stanley Cavell dans La Projection du monde, le temps du cinéma est naturellement le passé, celui de la narration a posteriori. Au moment où le film est projeté, dit-il, la réalité imprimée sur pellicule aura nécessairement disparu : la projection, qui n’est plus alors qu’un mouvement vers un monde absent, passé, est semblable à un effort de la mémoire. Comme un spectateur de cinéma, le personnage de Pilar dans Tabou entend le récit de Ventura lui faisant vivre une histoire qui n’est pas la sienne. Et c’est justement le but de cette première partie que de créer les personnages, la situation et l’atmosphère oppressante qui permettront au passé de surgir et de se projeter naturellement sous nos yeux.

Dans sa texture même, le second chapitre est travaillé par cet effort de réminiscence : les séquences, muettes, sont racontées et commentées par Ventura. Paradoxalement, ce format donne de la pudeur au récit, au sens où la passion amoureuse se trouve à la fois portée et tenue à distance par la contrainte formelle. Comme les dialogues chantés de Demy, les dialogues racontés de Tabou ne gardent de l’expérience visuelle qu’un substrat d’émotion. Autre paradoxe fertile : la façon dont la voix du narrateur se plaque sur les images en mouvement, subjectivement et avec un soupçon d’ironie, c’est-à-dire au cœur et en dehors de la passion emportant nos deux personnages.

Car si nous savons que le récit est de Ventura, les images le mettant en scène ne sont pas forcément les siennes. À la réflexion, on se demande même si l’étrange beauté du point de vue n’est pas celle du crocodile qui rôde pendant tout le film. L’animal apparaît dans le prologue, puis comme improbable trait d’union entre les amants du second chapitre. C’est une présence étrangère portant sur les choses un regard non dépendant de l’expérience humaine. Son œil, semblable à une caméra, est le dépositaire silencieux de la mémoire du couple.  Attribut païen, entre tabou et totem, ce crocodile a aussi des allures de reptile tentateur, ferment du péché dans ce paradis terrestre. Il y a entre les deux  parties une cristallisation très subtile de la culpabilité qui fait voyager du paganisme au christianisme, et inversement. Il n’est d’ailleurs pas anodin, dans le premier chapitre, que Pilar soit présentée comme une chrétienne dévouée, toute à ses bonnes œuvres et cherchant à aider les autres autant qu’elle peut. Injustice : sa vie demeure ingrate, quand celle des amants adultérins est intense, coupable et passionnée. Aucune conclusion à en tirer, sinon qu’en plus de l’audace, il y a une forme de sagesse sereine dans le chef d’œuvre de Miguel Gomes.

 

 

Ma promenade dans l’esprit viennois

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karl kraus vienne

1. ET BREUER A PLEURÉ

J’ignorais que Joseph Breuer et son jeune élève Sigmund Freud se promenaient volontiers au Prater pour converser en dégustant les saucisses de porc, juteuses et craquantes, dont ils étaient friands. Breuer était alors un des médecins les plus réputés de Vienne. Marié et père de trois enfants, il passait ses soirées à jouer aux échecs avec son beau-frère et, parfois, à arpenter la Kirstenstrasse où tapinaient des « Süsses Mädel ». Il n’ignorait pas que la plupart avaient la syphilis ou la blennorragie et, précautionneux, il hésitait à franchir le pas. « Aucune, confiait-il à Freud, n’est aussi jolie que Rachel. Si j’étais certain que personne ne me reconnaisse, j’oserais peut-être… On se lasse toujours du même plat… Pour chaque belle femme sur cette terre, il y a aussi un pauvre type qui en a marre de se la farcir. »[access capability= »lire_inedits »] On se croirait dans un roman d’Arthur Schnitzler, Un rêve, rien qu’un rêve, par exemple. Mais non, on est dans le roman, tout aussi fascinant, d’Irvin Yalom : Et Nietzsche a pleuré.

J’ai eu envie de le relire après avoir vu le film qui en avait été tiré par Pinchas Perry (il n’est hélas disponible qu’en DVD). L’acteur britannique Ben Cross y campe un Breuer tout à fait convaincant, et Lou Salomé est charmante. L’histoire telle que l’a réinventée Irvin Yalom est connue : Lou serait intervenue auprès de Breuer pour qu’il soigne Nietzsche. La psychanalyse n’a pas encore été découverte, mais elle est en germe dans la relation trouble que Breuer a nouée avec une patiente hystérique, Anna O., dont le compte-rendu clinique figure dans Les Études sur l’hystérie ( 1895), signées conjointement avec Freud. Si Breuer est bouleversé par sa patiente (« Les humains lui apparaissaient comme des figures de cire, sans rapport avec elle-même », écrit-il à son propos), Nietzsche ne l’est pas moins par Lou Salomé qui, après lui avoir proposé un mariage à trois, le rejette sans égard, le jugeant « collant », ce qui est le pire reproche qu’une femme puisse adresser à un homme.

La confrontation entre Breuer et Nietzsche prend un tour si paradoxal que le spectateur ne peut pas ne pas se poser l’éternelle question : Qui manipule qui dans une relation, fût-elle psychanalytique ? C’était déjà le sujet d’un des premiers films, au cynisme réjouissant, de David Mamet, Engrenages, et, plus récemment, de celui de David Cronenberg, Dangerous Method, avec le trio fatal : Sabina Spielrein, Jung et Freud.

Quand Nietzsche incite Breuer à abandonner femme et enfants et à ne vivre que pour l’Éternel Retour, Breuer prend conscience qu’il n’est qu’un homme finalement assez conventionnel, « un juif à temps partiel », comme il se définissait lui-même, et que la seule chose dont il souhaite l’Éternel Retour, c’est celui de sa propre médiocrité. Ce que Stefan Zweig avait bien perçu quand il avait noté à son sujet : « Avec ses immenses dons intellectuels, il n’y avait rien de faustien dans sa nature. » Et sans doute Breuer a-t-il pleuré quand il a perçu les limites qu’il s’imposait à lui-même, limites qu’il ne franchirait jamais. Pas plus avec la jolie Rachel qu’avec la fascinante Anna. Il serait pour toujours un homme enchaîné à la légalité de sa nature.

Comment jugeait-il le faustien Freud ? Avec un certain ressentiment. Dans une lettre peu connue qu’il a adressée au docteur Auguste Forel, datée du 21 novembre 1907, il écrit ceci : « Freud est un homme qui se complaît dans les formules absolues et excessives : c’est un besoin psychique, et cela l’entraîne, à mon avis, à des généralisations excessives. À quoi peut encore s’ajouter le plaisir d’épater le bourgeois (souligné) ». Freud tenait-il vraiment à épater le bourgeois ? J’en doute. Mais qu’il ait bénéficié, comme Nietzsche, d’un degré supérieur de lucidité et de courage intellectuel, il faut être aussi peu perspicace qu’un Michel Onfray pour ne pas le voir.

2. LE SCEPTICISME LINGUISTIQUE DE FRITZ MAUTHNER

À quoi sert le langage, sinon à dissimuler nos pensées ? Seul le Diable les connaît… et encore. Fritz Mauthner, bien avant Wittgenstein ou Karl Kraus, fut le premier philosophe viennois à larguer la métaphysique au terme d’une analyse sans concession du langage. Auteur d’une  Histoire de l’athéisme, il en vint à prôner l’auto-immolation de la pensée. Nous vivons, disait-il, à l’intérieur d’une prison (notre ego) et, parfois, nous tentons d’envoyer des signaux d’une prison à l’autre, sans nous rendre compte qu’ériger ces signaux en systèmes philosophiques relève de la folie pure et simple. À la fin de sa vie, ce juif de Bohème qui avait baigné dans trois langues  – l’allemand, le tchèque et l’hébreu –  les rejeta toutes pour s’adonner aux délices du Tao, ineffable et sans propriété. Un peu à la manière de Maître Eckhart et de sa théologie négative.

Sa biographie intellectuelle fascinait depuis longtemps un des plus avertis parmi les spécialistes de l’empire austro-hongrois : Jacques Le Rider. Il vient de consacrer à Fritz Mauthner un ouvrage en tous points remarquable – mais pouvait-il en être autrement de sa part ?  – aux éditions Bartillat. On y découvre l’influence que Mauthner a exercée sur James Joyce et Samuel Beckett, deux de ses fidèles lecteurs, ainsi que sur Borges.

Le Rider cite les derniers mots de Mauthner que nous pourrions faire nôtres : « Quand elle regarde en arrière, la critique du langage est un scepticisme qui broie tout. Quand elle regarde en avant, jouant avec les illusions, elle est mystique. Épiméthée ou Prométhée, toujours sans Dieu, renonçant en paix. » J’ai été touché en apprenant également que Mauthner se sentait plus proche de Paul Rée, le philosophe et médecin au profil modeste et à l’athéisme convaincant, que de Nietzsche, l’Antéchrist tourmenté.

Mauthner s’était libéré des ombres du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob autant que du Dieu chrétien. Il se définissait comme un mystique athée jouant, pour mieux les déjouer, avec les sortilèges du langage. La grande parlerie, illusoire et mensongère, qui se donne le nom de civilisation avait perdu tout intérêt pour lui. George Steiner a beaucoup appris de Mauthner. Il disait que sa critique du langage conduisait à un véritable réquisitoire contre les mots et mettait à nu notre modernité. Une raison supplémentaire pour le découvrir, à moins qu’on ne pense, comme Walter Benjamin, qui ne l’appréciait guère, que « Dieu insuffla à l’homme le souffle, c’est-à-dire en même temps, vie, esprit et langage. »

3. KARL KRAUS ET LA PROSTITUTION

L’écrivain qui a incarné avec le plus d’éclat l’esprit viennois est sans conteste Karl Kraus. S’il avait rencontré Breuer à la Kirstenstrasse, il lui aurait sans doute dit : « Dans les plaisirs de l’adultère, la beauté de la femme est un phénomène annexe qui est agréable, mais pas forcément indispensable. » Il s’étonnait que les femmes parussent toujours plus grandes de loin que de près. Il en concluait qu’il n’y a pas chez elles que la logique et l’éthique qui sont inversées, mais aussi l’optique.

Le suivra-t-on quand il affirme que la jalousie de l’homme est une convention sociale, la prostitution de la femme, une pulsion naturelle ? À voir…

Mais si l’on est désireux d’approfondir le sujet, voire de le confronter avec sa propre expérience, on lira sans hésitation la bande dessinée de Chester Brown, Vingt-trois prostituées  (Éd. Cornélius). Robert Crumb, emballé par le livre, en a écrit l’introduction. Il observe que toutes les prostituées intelligentes qu’il a rencontrées lèvent les yeux au ciel face aux efforts des bien-pensants libéraux pour les « réformer ». Vous aurez donc compris que ce livre ne s’adresse pas à eux, mais aux lecteurs de Causeur. Je le tiens pour un chef-d’œuvre, tant pour la sobriété du trait de Chester Brown que par son implication personnelle. Il y est par ailleurs aussi question de l’essai classique de Denis de Rougemont sur L’Amour et l’Occident, ce qui accroît encore l’intérêt de l’exploration du monde de la prostitution par un auteur de bandes dessinées largué par sa copine coréenne.[/access]

*Photo : luca.sartoni.

Lève ton Front de là !

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« Chante, chante, danse et mets tes baskets/ Chouette c’est sympa tu verras/ Viens surtout n’oublie pas/ Vas-y ramène-toi et tout le monde chez moi » a peut-être fredonné Marine Le Pen en conviant Les Forbans à se produire en spectacle lors du conseil national du Front National qui se déroule à huis clos à Paris ce week-end. Il n’en fallait pas plus pour que « Bébert » Kassabi passe pour le leader d’une bande de skinheads, une profession pourtant peu compatible avec le port de la banane.

Les esprits antifascistes ont beau s’être échauffés, on a appris depuis que Bébert n’avait jamais voté de sa vie et postulait même à la fête de l’Huma tous les ans avec ses petits camarades, en vain… le grand barnum aux punkachiens préférant New Order aux Forbans (si ça, c’est pas une sacrée concession à la loi du marché…).

Le hic, c’est que Bébert ne se contente pas de minimiser sa participation à la fiesta frontiste. Il dit carrément ne jamais avoir voté de sa vie, et ne pas avoir décidé de chanter pour le FN. Le groupe de copains désormais quinquas aurait simplement envoyé ses dépliants publicitaires, bien décidés à se vendre au plus offrant. Jackpot : ce fut le FN, 8000 euros bruts empochés pour une heure de concert, et les unités de bruit médiatique qui vont avec.

Sans adhérer obligatoirement aux thèses du FN – ni discuter de la faisabilité d’une sortie de l’euro et des controverses macroéconomiques entre Jacques Sapir et Daniel Cohen – les vieux compères auraient pu simplement assumer leur présence au milieu des congressistes. Ou, comme Daniel Guichard, arguer qu’ils chantent indifféremment devant des assemblées communistes ou lepénistes, mais qu’ils en ont et conchient les sermons de leurs détracteurs.

Parce qu’en déployant ad nauseam l’argument économique, Bébert et ses copains passent pour ce qu’ils ne sont pas : des marchandises de chair et d’os qu’on convoque où l’on veut quand on veut pour qu’elles accomplissent leurs prestations moyennant quelques liasses de billets froissés. À ceux qui l’ignorent encore, j’apprendrai que cette profession a un nom : le plus vieux métier du monde.

L’air de la calomnie : même si on perd, on gagne à tous les coups

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Supposons, rien qu’une seconde, que Jérôme Cahuzac soit la victime innocente de calomniateurs, et que son compte bancaire migrateur de Genève à Singapour n’ait pas plus d’existence que le monstre du Loch Ness. Comme nous vivons dans un Etat de droit, il ne fait aucun doute, dans cette hypothèse, que les corbeaux à carte de presse seront sévèrement punis, et que le ministre délégué au budget obtiendra réparation morale et matérielle pour le préjudice subi. Cela, c’est la théorie, bien éloignée de la réalité.

Pendant que la justice, saisie par le calomnié, va se mettre en mouvement avec une sage lenteur, et se prononcer sur la plainte de Cahuzac contre Mediapart dans six mois, au plus tôt, le ministre est entré dans l’ère du soupçon à son égard. Comme il ne peut pas apporter immédiatement la preuve d’une non existence – qui le pourrait ?- les sbires d’Edwy Plenel peuvent plastronner à loisir. La rumeur court, court, comme dans l’aria célèbre du Barbier de Séville où l’on voit le pauvre diable, sous cette arme redoutable, tomber terrassé (bis). À supposer que la XVIIème Chambre correctionnelle du TGI de Paris condamne Mediapart dans cette affaire, elle ne serait pas close pour autant, car cet organe de presse en ligne interjetterait appel, ce qui permettra à la rumeur de continuer à se répandre. Et si c’est nécessaire, on ira en Cassation et, avant que la Cour ne se prononce, beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts.

La fortune politique des socialistes, et par conséquent celle de Cahuzac aura peut-être tourné et, comme diraient les Allemands, on ne s’intéressera alors qu’au nouveau cochon qui s’est échappé dans les rues du village. La réparation, si elle a lieu, ne réparera rien du tout car survenant hors délais : le temps politique et le temps judiciaire ne marchent pas au même rythme. Peut-être serait-il judicieux de légaliser à nouveau la pratique du duel, qui dissuaderait les calomniateurs, généralement dépourvus de courage physique, de se livrer à leur petit jeu de massacre à sens unique.

Si Jérôme Cahuzac est un menteur, mettons que je n’ai rien dit.

Causeur n°54 confesse les catholiques

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Il ne fait pas toujours très bon être catholique en France. Comme nous le rappelle notre Elisabeth Lévy nationale, la fille aînée de l’Eglise voudrait jouir sans entraves et renier l’identité de ses parents, qui en imaginant un « mariage pour tous », qui en confondant épiscopat et office HLM du haut de son ministère du logement, qui en traquant les dernières miettes de christianisme subsistant dans les calendriers au nom de l’égalité. Drôle d’égalité qui voudrait que la moindre atteinte à la religion musulmane soit entachée d’ « islamophobie » et le plus nunuche des blasphèmes antichrétiens drapé du saint suaire de la provocation avant-gardiste. Une « deux poids deux mesures » visiblement entériné par la jurisprudence puisque « les tribunaux, quand ils sont saisis, estiment que la religion majoritaire doit avoir le cuir plus épais que les autres » nous précise notre rédactrice en chef. Et pour ne rien gâcher, on nous explique que l’Apocalypse arrive le 21 décembre, d’après une prophétie maya !

Quoique les païens soient très minoritaires au sein de la rédaction, nous vous conseillons d’assaillir notre boutique en ligne pour profiter sans tarder de notre dossier « Cathos : une majorité opprimée ? ». Comme de bien entendu, deux entretiens de fond ponctuent nos pages centrales : Mgr de Rochebrune, dirigeant de l’Opus Dei France, explique à Jacques de Guillebon et Gil Mihaely comment l’Œuvre tente d’influencer le pouvoir politique en diffusant ses préceptes moraux, dans un esprit « démocrate et républicain », loin des fantasmes qu’elle alimente sur son propre compte. Et l’historien Jean-Louis Schlegel, auteur d’un essai de référence sur les chrétiens de gauche, revient sur l’histoire et le présent de cette espèce en voie d’extinction.

En parlant de faucille, de marteau et de goupillon, Jérôme Leroy, rouge comme du vin de messe, se souvient de son héritage familial proche de la JOC pour nous trouver « 33 raisons d’être catholiques », un chiffre christique qui ne doit rien au hasard. Qui dit engagement politique catholique ne dit pas forcément chaisières versaillaises, c’est ce que nous démontrent Jacques de Guillebon et Théophane Le Méné. Le premier en refusant les deux écueils de ses coreligionnaires, modernistes ou intégristes. Le second en pointant du doigt la tartufferie des bouffeurs de curés, dont la moraline s’accommode fort bien des positions de l’Eglise sur les roms alors qu’ils ne lui reconnaissent aucun droit de cité dès lors qu’elle pose la moindre pierre dans son jardin libertaire.

Pour ne pas faillir à notre réputation d’indécrottables râleurs, notre nouveau  paroissien Jean-Luc Allouche, qui a notamment fait ses armes à Libération, déplore la dilution de la liturgie catholique dans la niaiserie du « marketing new age ». Un enterrement catho qui se conclut par « Ce n’est qu’un au revoir, mon frère », il faut le lire pour le croire ! « Sans le latin, que la messe nous emmerde » fredonnait l’autre…
Sur des terres de mission où l’on malmène le français, Tefy Andriamana a enquêté auprès des curés de banlieue pour prendre le pouls des missionnaires perdus entre mosquées et loubavitch. « Mon curé chez les Rmistes  » : plus poignant et tout aussi instructif que le film de Robert Thomas !

Ceux que l’hostie indispose trouveront leur pain quotidien, pardon mensuel, dans nos pages actualités, particulièrement éclectiques ce mois-ci. Elisabeth Lévy et votre serviteur ont interrogé Philippe Cohen après la parution de sa biographie de Le Pen coécrite avec Pierre Péan. Un entretien sans concessions autour du FN, de la gauche française et de la cécité des Torquemada antifascistes !

Grâce à Georges Kaplan, vous apprendrez que les emprunts russes du siècle dernier ont fait des petits, la dette des Etats pouvant vous offrir une parfaite monnaie de singe si vous avez quelques économies à perdre. Mêlant actualité et littérature, Jean-Luc Allouche a questionné A.B Yehoshua au lendemain du cessez-le-feu entre le Hamas et l’Etat hébreu, l’écrivain israélien défendant le principe de deux Etats voisinant en paix. Outre-Manche, notre correspondante Agnès-Catherine Poirier évoque l’hypocrisie des journaux à sensations qui tiennent dur comme fer à leur indépendance, confondant liberté et diffamation. Heureusement que tout cela se passe à Londres… À Paris, c’est Jérôme Cahuzac qu’un journal sans peur et sans reproche crucifie sans autre forme de procès, ce qui inspire un édito remonté à notre chère Elisabeth.

Cerise sur le gâteau, le catéchumène avide de nourritures terrestres pourra se jeter sur notre foisonnante rubrique culture. Des trente ans de la mort d’Aragon à l’hymne rabelaisien chanté par Périco Légasse, il y en aura pour tous les goûts. Y compris pour les nombreux lecteurs des deux Nicolas « têtes à claques », Bedos et Rey, dont Arnaud Le Guern estime les œuvres dignes des derniers Goncourt. De quoi mettre à quia l’intransigeant Thierry Marignac qui publie une belle édition des poèmes traduits d’Essenine, Tchoudakov et Medvedeva, trois âmes soviétiques damnées. Pour conclure, faisons place nette aux anticonformistes. Tandis que Thomas Morales se réjouit de l’hommage tardif rendu à Arletty par la Cinémathèque Française, Basile de Koch dissèque le parcours de l’inclassable Fontenoy, passé de Dada à la LVF. Un collabo au physique de Gérard Philipe, voilà qui ne justifiait rien de moins qu’une biographie signée Gérard Guéguan.

Dernier exercice spirituel : n’oubliez pas les chroniques mensuelles de François Taillandier et Roland Jaccard avant de faire vos prières du soir !

Tout cela pour la modique somme de 6,50 € (livré chez vous) en vous rendant sur notre kiosque en ligne. Et puisque c’est bientôt Noël, l’abonnement classique d’un an à Causeur (11 numéros + l’accès à tous les articles du site) ne coûte que 54 € ce mois-ci à tous les nouveaux abonnés (au lieu de 59 €),  avec le code NOEL.

Une bonne occasion d’offrir un abonnement à l’un (ou plusieurs !) de vos proches en optant pour la formule d’abonnement Cadeau.

Ou tout simplement de vous offrir cet abonnement à prix spécial Noël, parce qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même !

   

La fringale de votre vie

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rodolphe terrines paquin

rodolphe terrines paquin

Avant de commencer à lire Terrines, l’ouvrage du chef Rodolphe Paquin qui vient d’être publié aux éditions Kéribus, il convient de prendre quelques précautions. Assurez-vous de disposer d’un charcutier de qualité près de chez vous ou du lieu où vous aller débuter votre lecture, vous aurez besoin de vous y rendre de toute urgence dès le premier tiers du livre en moyenne. Il est par exemple vivement déconseillé de le lire dans un train : le besoin insurmontable de vous nourrir ne pourra pas être comblé par les sandwichs en carton de la SNCF et vous risquez d’entrer dans une rage incontrôlable.
Vous pouvez sinon vous entourer de beaux morceaux d’andouille, de jambon, de lard, de rillettes, que vous aurez trouvés chez votre charcutier-tripier avant de tourner la première page. Dans tous les cas, nous vous conseillons de réserver une table au Repaire de Cartouche, le restaurant de Rodolphe Paquin, pour le soir même, vous aurez l’assurance de pouvoir combler la faim gargantuesque éveillée par Terrines.

La présentation du chef par Marie-Odile Briet dresse le portrait d’un homme élevé dans la campagne normande, au milieu des produits qu’il affectionne et dont il tire le meilleur. L’auteur nous sert l’image d’Épinal du garçon de ferme habitué à l’économie et au respect de la nature. Ce serait dans ces tendres années qu’il aurait tout appris, d’ailleurs les tables où il a fait ses armes sont passées sous silence. Quand on voit le bonhomme, et sa stature imposante, on l’imagine plus volontiers aux travaux des champs qu’à l’école hôtelière, pourtant, il a connu les deux.
Le décor est planté : cochonnaille, gibier, chef du cru. Alors, faisons des terrines.
Le prologue se poursuit, pour la bonne cause. Quelques pages d’une clarté pédagogique rare détaillent les produits à choisir, les ustensiles à employer, les méthodes à maîtriser, avec photos à l’appui : du tutoriel de qualité.

Là, les choses se corsent, une quarantaine de recettes de terrines vont être détaillées sous vos yeux. Si vous avez un saucisson sous la main, mordez tout de suite dedans.
Rodolphe ouvre sur du basique : terrine de campagne. Puis c’est cochon, andouille, figatelle, rillette, tête de cochon, boudin, couenne. À cet instant, si tout va bien, non seulement vous avez faim, mais vous avez soif.

Ne vous dirigez pas tout de suite vers les dernières pages qui conseillent les vins (tous nature) à boire avec ses terrines, la suite va vous permettre de souffler, et il ne faudrait pas gaspiller vos forces. Un peu de poisson : terrines de lotte, sole, raie, sardine… Quelques légumes pour les fibres : haricots, poivrons, aubergines.
Si vous avez résisté jusque là, il s’impose peut-être de vous servir enfin un grand verre de vin. Vous avez besoin de souffle et de vous rafraîchir le palais. Nous vous conseillons un muscadet Amphibolite nature grâce auquel vous devriez atteindre la fin de l’ouvrage.
Un caillé de brebis sert de transition vers les gibiers : sanglier, cerf, chevreuil, colvert, grouse… Vos mains tremblent, vous seriez prêts à manger n’importe quel animal qui passerait près de vous.

Viennent les terrines sucrées, plus originales, tout aussi ragoutantes, mais également rafraîchissantes alliant acidité et douceur : coing, agrumes, chocolat, poire…
Pour finir, le chef conseille quelques accompagnements depuis les pommes de terre jusqu’aux cerises au vinaigre en passant par les petits légumes et le chutney d’oignons.

Les photographies de Pierre Javelle sont si belles et réalistes que l’éditeur nous annonce qu’une douzaine de livres ont déjà été mangés par des lecteurs.
Vous savez maintenant réaliser vous-même de superbes terrines, hélas, il faut les laisser réfrigérer au moins douze heures avant de pouvoir les consommer. Si vous n’avez suivi aucun de nos conseils préalables, vous faites sans aucun doute face à la plus grosse fringale de votre vie. Vous ne pourrez pas dire qu’on ne vous a pas prévenu.

Rodolphe Paquin, Terrines (éditions Kéribus)

Le Repaire de Cartouche,
8, Boulevard des Filles du Calvaire 75011 Paris
01 47 00 25 86

*Photo : garryknight.

Au commencement étaient les Ramones

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ramones geant vert

ramones geant vert

Imaginons que, pour des raisons d’âge ou de simple distraction, vous ayez raté le mouvement punk. Voici pour vous un plaisant cours de rattrapage : Blizkrieg Bop, Histoire du punk en 45 tours.

L’auteur, Géant Vert, connaît son affaire : il est lui-même une figure de la scène punk-rock française. Il y a plus de vingt ans, un de ses groupes, Karbala 413, avait même ambiancé une des premières fêtes de Jalons – à l’instar d’autres formations méconnues comme Warum Joe ou les Rabbins volants.

Ici, tel un nouveau Michelet, il nous livre son Histoire personnelle du punk : un phénomène musical qui, en 1976, est venu remettre un peu de désordre dans un rock’n roll institutionnalisé, c’est-à-dire agonisant.

Grâce à un habile chapitrage chronologique, Géant vert remet les pendules à l’heure et le clocher au milieu du village : au commencement du punk étaient les Ramones, et non pas les Sex Pistols ![access capability= »lire_inedits »]

M. Vert fait justice de la grotesque vulgate entretenue par les moines-copistes qui nous servent de journalistes ; la musique punk aurait été inventée par Malcolm McLaren,  démiurge des Pistols, dans une friperie hype de Londres, en même temps que l’épingle à nourrice…

Foutaise ! Quel que soit le respect dû à l’œuvre des Pistols et surtout aux riches personnalités de Sid Vicieux et Johnny Pourri, leur groupe n’est ni l’initiateur ni le plus représentatif du courant punk.

Leur fin foireuse était inscrite dans leurs débuts en fanfare orchestrés, trois ans plus tôt, par le dandy faiseur de King’s Road.

La « provocation commerciale » à la mode McLaren, c’est Le Scorpion et la Grenouille de La Fontaine : une alliance contre nature qui ne dure même pas le temps de traverser la rivière. Et puis, d’abord, un groupe punk, un vrai, ne se recrute pas sur casting !

Voyez plutôt les faux frères Ramones : quatre paumés du Queens à la dérive entre drogue, HP et pré-délinquance, mais unis par le goût du rock ultra-violent, décident de monter leur groupe avant même de savoir jouer. Ça  c’est du CV !

À l’époque, le rock est sinistré. Les Stones ne roulent plus que pour amasser du blé, et même les Who ne savent plus trop qui ils sont. En fait de relève, on a le choix entre un post-rock post-hippie dégoulinant et les boursouflures pseudo-symphoniques du « progressive rock » (sic). Il est temps de secouer le cocotier !

Comme son titre l’indique, Blitzkrieg Bop, premier single des Ramones, est le manifeste d’une guerre-éclair : celle que va mener le mouvement punk contre l’invasion de la soupe au sirop. Nos quatre héros dézingués donnent l’assaut aux cris de Hey ho, let’s go ! Sur cette base programmatique simple, avec trois instruments et deux accords, ils vont réinventer le rock.

Leur arme fatale : des chansons qui n’excèdent pas deux minutes  (pour les plus bavardes), exécutées à 100 à l’heure tous amplis dehors. Un concert des Ramones, c’est une trentaine de titres enchaînés en une heure dans un boucan d’enfer, sans temps mort ni même la place pour le moindre applaudissement. Seule une oreille exercée peut y distinguer les « One, two, three, four ! » qui ponctuent les changements de morceau.

Quant à identifier ceux-ci, une seule solution : se frayer un chemin, entre pogoteurs et canettes, jusqu’aux toilettes. Là, l’amateur éclairé pourra enfin goûter les harmonies subtiles de Sheena is a punk rocker ou The KKK took my baby away.

Mais qu’importe ! Le spectacle, dans ces grand-messes, c’est la communion entre le groupe et son public. Un soir, à la Mutualité, j’ai ainsi vu débarquer, en file indienne et en fauteuils roulants, des dizaines de fans handicapés autant que survoltés. Fort civilement, leurs collègues valides leur ont laissé devant la scène un vaste arc de cercle où ils purent à loisir pogoter entre eux, fonçant les uns sur les autres dans leurs fauteuils  transformés en stock-cars.

Toute la joyeuse violence de l’esprit Ramones était dans de tels instants de grâce, aujourd’hui disparus, hélas ! Quinze ans après la dissolution du groupe puis la mort de ses trois membres fondateurs, il est conseillé plutôt d’aborder l’œuvre ramonesque à travers leurs albums studio − qui semblent déjà enregistrés en live.

Le néophyte découvrira une musique dont le minimalisme revendiqué n’exclut pas la recherche : sous le speed, un fond mélodique étonnamment enjoué, voire fleuri. Les Ramones sont des enfants rebelles, mais pas seulement du rock : de la pop aussi, et même du folk (voir leur fameuse reprise de My Backpages, la chanson la plus réac de Bob Dylan.)

Leurs textes, à propos, sont autrement plus décoiffant que les proclamations anarchistes de cour de récré à la Pistols, sans parler des provocs droidelhommistes de nos redoutables Bérurier Noir.

Politiquement, les Ramones jouent volontiers aux fachos bellicistes décidés à tuer du coco (Rocket to Russia, Commando), voire aux vétérans fêlés qui ne songent qu’à en découdre (« If you think you can, come on man / I was a green beret in Vietnam »)

Pour le reste, tantôt ils se racontent, non sans crédibilité, en junkies psychotiques (Go Mental, I wanna be sedated, Acid Eaters), tantôt ils revendiquent le crétinisme comme d’autres l’antiracisme (Cretin Hop, Pinhead).

Mais c’est dans leur dernier album, judicieusement intitulé Adios Amigos ! (1995), que les Ramones résument le mieux l’inadaptation ontologique qui leur sert de weltanschauung : « When I see the price that you pay / I don’t want to grow up ! »

C’est ça, le punk version Ramones : des Peter Pan en Perfecto, Converse et jeans troués aux genoux.

Bon, avec tout ça, je n’ai rien dit des 79 autres singles répertoriés par le Géant ; et alors ? Ceci n’est pas une note de lecture, au contraire : c’est une incitation à lire.

Libre à chacun, dans ce Panthéon Géant, de retrouver ses dieux lares : Stranglers, Damned, Heartbreakers, Buzzocks, Blondie ou même Clash…

Enfin quand même, il y a des limites ! Blondie, c’est classieux et tout ce qu’on veut, mais sûrement pas punk ! Les Clash, ce serait plutôt le contraire − et même ni l’un ni l’autre : du trotskommercial qui se la pète !

Dans le genre engagé, on peut préférer le tardif Rage against the Machine (1990-2000) qui, pour être catalogué « Nu Metal », n’en crée pas moins un authentique hymne punk avec Killing in the name of et son entraînant refrain « Fuck you, I won’t do what you tell me ! »

Quant à moi, je place plus haut encore les Dead Kennedys, dont la radicalité politique était harmonieusement tempérée par un recours permanent au second degré (California Über Alles, Too drunk to fuck…) D’ailleurs, ne leur ai-je pas rendu l’hommage qui s’imposait en baptisant le groupe de rock de Jalons les Dead Pompidous ?

Mais assez de me justifier ! Qui serais-je pour écrire sur le punk, si je me souciais de l’avis des autres ? Comme disait, dès 1971, ce protopunk de Dirty Harry : « Les avis, c’est comme les trous du cul : tout le monde en a un. »[/access]

Blitzkrieg Bop, Histoire du punk en 45 tours, Géant Vert, Hoëbeke éd., 175 pages, 25 euros.

*Photo : I’m Heavy Duty!

L’Amour à cheval en DVD : Rendons justice à Pasquale Festa Campanile !

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Une jeune veuve, forcément irrésistible puisqu’elle est interprétée par Catherine Spaak, découvre que son mari se livrait à des turpitudes sexuelles inimaginables pour elle. Décidée à se venger, elle achète la Psychopatia Sexualis de Krafft-Ebing. Fascinée par ce catalogue des perversions sexuelles, elle décide de les expérimenter avec l’assiduité d’une écolière qui a pour unique objectif d’obtenir son bac avec mention. Elle demande d’ailleurs à ses partenaires occasionnels de la noter, ce qui témoigne d’une ingénuité charmante. Mais la véritable extase érotique, elle la découvrira en chevauchant un homme, à l’instar du philosophe Aristote se livrant voluptueusement à la courtisane Phyllis qui en faisait sa monture préférée.

Après avoir transgressé un ultime tabou – découvrir sa nudité sur une autoroute italienne – elle convole avec un jeune médecin, Jean-Louis Trintignant, lecteur de Freud, que les caprices de Catherine Spaak ne désarçonnent pas. Bien au contraire, il trouve délicieux qu’une jeune femme brise avec une telle grâce les interdits. Nous partageons son émerveillement. Et, pour tout dire, alors que nous tenions Pasquale Festa Campanile pour un cinéaste grivois un peu complaisant, nous sommes prêts à réviser notre jugement. Dorénavant, nous serons à l’affût de ses films d’autant qu’ il a choisi ses actrices avec un goût infaillible (Ornella Mutti, Catherine Spaak, Laura Antonelli, Virna Lisi, Senta Berger…) et qu’ il a eu pour maîtres Luchino Visconti et Dino Risi.

L’Amour à cheval  que nous venons d’évoquer, date de 1968, décidément une année faste. Mais il ne fut pas distribué en France, le spectacle se déroulant alors plus dans la rue que dans les salles obscures. Il est temps de le découvrir en DVD. Vous avez aimé Le Fanfaron de Dino Risi ? Impossible que vous restiez insensible à la légèreté de L’Amour à cheval ! Mais si vous placez Antonioni au-dessus de tout, alors passez votre chemin !

 

catherine spaak

Deux ou trois choses que je sais d’Oscar Niemeyer

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oscar niemeyer pcf

oscar niemeyer pcf

Oscar Niemeyer est mort à 104 ans. Le communisme conserve, apparemment. Ce désir qu’on a, chevillé au corps, de ne pas mourir avant d’avoir vu une société où le libre développement de chacun sera la condition libre développement de tous.

Oscar Niemeyer est mort à 104 ans. Ce qui dément l’idée poujado-prudhommesque que le goût pour les révolutions, l’égalité et les mondes meilleurs, ça passe en vieillissant. Ca ne passe jamais parce que pour Niemeyer, il n’y avait nulle réconciliation possible avec monde-là sauf par la beauté et l’égalité, ces deux passions qui ne sont contradictoires que pour ceux qui veulent être heureux tout seuls.

Oscar Niemeyer a construit le siège du PCF, place du Colonel Fabien, alors qu’il avait fui en 1964 la dictature militaire au Brésil et s’était réfugié en France. C’était la France de De Gaulle. Comme quoi, il y a militaire et militaire. À se demander si ce n’était pas plus facile de trouver l’asile politique dans la France du Général que dans celle de Manuel Valls. En même temps, c’était Malraux qui était ministre de la culture et qui lui a obtenu le décret pour travailler en France. Autre temps, autre mœurs.

Oscar Niemeyer a conçu le siège du PCF comme un drapeau déployé au vent. Avec la coupole comme un ventre de femme. Je me demande ce qu’il a pensé quand Robert Hue a loué l’endroit pour y faire un défilé Prada. Peut-être que ça l’a rendu triste. Peut-être que ça l’a amusé. Le Brésil et les jolies filles, ça va ensemble. Et puis on ne voit pas pourquoi le marxisme serait incompatible avec la lingerie, au contraire. Si ça se trouve, ce soir là, deux ou trois mannequins ont pris leur carte au PCF et sont en train d’infiltrer, depuis, les milieux de la haute couture. Comme ça, le jour du grand soir, ce sera robe cocktail et smoking sur les barricades.

Oscar Niemeyer a participé, au milieu de la savane, du cerrado, à la construction de la capitale de son propre pays, Brasilia.  Ex nihilo. Il y aura tout de même eu, dans ce vingtième siècle sinistre, quelques utopies concrètes, quelques exemples de prométhéisme heureux.

Oscar Niemeyer disait : « Apprenez à connaître la vie, la souffrance, la misère des hommes, lorsque vous aurez appris cela peut-être que vous commencerez à faire de la belle architecture ». On dirait que la leçon a été très moyennement retenue puisque désormais, quand on se promène dans les quartiers d’affaires que l’on trouve désormais dans toutes les villes françaises et qui sont  calqués sur ceux de la Défense, on a l’impression d’être nulle part.  D’ailleurs, on n’est nulle part. On n’est nulle part partout désormais dans une planète unifiée par la marchandise.

Dans la courbe d’une colline, Oscar Niemeyer voyait une courbe de femme allongée sur le côté. Et dans la courbe de la femme, celle d’une architecture. Ce n’est pas le Verbe qui se fait chair avec Niemeyer, c’est le béton. Miracle de la sensualité, épiphanie du désir.

Oscar Niemeyer a  fait partie des architectes du siège des Nations Unies à New-York. De Gaulle appelait l’ONU « le machin ». Il n’empêche, après l’utopie concrète de Brasilia, l’internationalisme concret. Les Nations-Unies auront au moins inventé un bel oxymore, « soldats de la paix ». Et puis finalement, l’ONU,  c’est comme le communisme. Ce n’est pas parce que ça n’a pas encore fonctionné que l’idée est mauvaise.

Oscar Niemeyer, s’il avait été architecte dans les pays de l’Est, la face du monde en eût peut-être été changée. C’est la même histoire que la taille du nez de Cléopâtre chez Pascal. Une belle idée dans des vilains bâtiments, c’est fichu d’avance.

Oscar Niemeyer racontait : « Je me souviens de ce moment où, la construction du siège du PCF terminée, Thorez, le secrétaire du Parti, m’a demandé : « Oscar, j’ai une vieille table qui m’a accompagné toute la vie. Est-ce que je peux la mettre dans mon bureau ? » Comme architecte, je n’avais jamais entendu une preuve de respect du travail d’autrui aussi délicate et juste. » C’était en 2007, dans une interview à L’Huma. Pas un communiste français n’aurait osé citer Thorez comme ça, en 2007. En public, en tout cas.

Oscar Niemeyer était un communiste qui a construit de magnifiques églises : la cathédrale de Brasilia, l’église de la Pampulha à Belo Horizonte. Rien n’est simple.

Oscar Niemeyer avait un atelier qui donnait sur la plage de Copacabana avec ses jolies filles qui jouent au beach-volley. On peut penser que son fantôme y dessine toujours leurs courbes en attendant l’avènement d’un communisme poétique, sexy et balnéaire.

*Photo : sputnik 57.

Pas de printemps pour les poètes

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printemps poetes

printemps poetes

Le Printemps des poètes est mal en point. Le ministère de l’Éducation a réduit sa subvention, soit un manque à gagner de 60 000 euros. Cette manifestation qui avait survécu à dix ans de droite (bornée, brutale, ignare) se voit menacée par la gauche, ontologiquement amie, comme chacun sait, de l’art et de la culture. Je comprends l’amertume de ceux pour qui elle était une occasion de faire connaître leurs travaux, et de son architecte, mon amical confrère Jean-Pierre Siméon. Nous n’aurons bientôt plus que la RATP pour nous fournir, entre « SOS Malus » et « Yes, I speak business english ! », quelques lambeaux niais ou pompeux de ce qu’elle juge être la poésie.[access capability= »lire_inedits »]

J’aimerais, cela dit, poser le problème autrement. Il y a des poètes, une multitude, et même d’excellents. Il y a (même en petit nombre) des lecteurs de poésie. Et il y aura encore, sous cette forme ou une autre, des lectures de poésie, des « événements » et autres « rencontres ». Le grand fait contemporain que ces péripéties occultent, c’est le divorce entre la création poétique et la société humaine.

Kundera évoqua la perspective d’une Europe sans poètes. Lakis Proguidis[1. « La Fracture humaine », Balises n° 3-4, Bruxelles, 2003.] s’est efforcé de cerner le problème : « Le destinataire de la poésie n’est pas le ou les publics, mais l’homme. Ce ne sont ni les poètes, ni les poèmes, ni les lecteurs qui manquent aujourd’hui, c’est la poésie. » J’ajouterai que la question n’est pas celle du nombre de livres vendus, mais de ce que Proguidis appelle « la mesure » : « Il y a de la mesure […] là où l’homme fait l’expérience de l’homme, là où l’homme comprend qu’il n’arrivera à aucune expérience authentiquement humaine s’il ne passe pas par l’acquiescement de l’autre, s’il n’est pas mesuré par son semblable. »

La poésie, en ce sens, fut politique. Goethe incarna l’Allemagne, Camoëns le Portugal. François Ier, Louis XIV choyaient « leurs » poètes, ils les surveillaient même. William Marx[2. L’Adieu à la littérature, Éditions de Minuit, 2005.] a défendu l’idée que le procès fait à Baudelaire témoignait, paradoxalement, de l’importance accordée par la société bourgeoise à ce qu’un poète écrivait : les poursuites pénales étaient, en somme, l’avers d’une sollicitude.

Avec toute la mythologie romantique qu’on voudra (qui focalise sur le personnage plus que sur l’œuvre), Dante, Le Tasse, Byron, Milton furent en quelque sorte des phares. (Borges fait observer que, pour eux, la postérité « monnaya un symbole », la prison, l’exil, la cécité ; c’est le cas pour Pessoa dont, en général, on connaît au moins une chose : sa malle.) Et avec tous les malentendus qu’on voudra, Lorca ou Maïakovski incarnèrent une part de la conscience contemporaine.

Allons plus loin. Lorsque l’auteur inconnu de la Cantilène de sainte Eulalie pose quelques vers en langue romane (et non plus en vers latins comme Ausone ou Fortunat), il modifie l’appropriation par son époque du langage et du chant. L’invention du sonnet par un poète obscur du XIIIe siècle devint pour toute l’Europe une sorte de shibboleth. De même le surréalisme, quoi qu’on en pense, a-t-il posé une question de fond à l’expression humaine. Tout cela participe à ce que Proguidis nomme la « dynamique sémantique ». Quelles que soient mes tentatives (et quelques bonnes surprises) pour lire ce qui s’écrit aujourd’hui sous l’étiquette « poésie » (abhorrée, bien sûr, des éditeurs et des médias), la seule question que je me pose est celle du mystérieux silence qui s’abat entre elle et moi. Je ne la sens pas toucher à mon, à notre expérience quotidienne et collective du parler et du dire. Est-ce ma faute ? Celle des médiocres poètes ou même des bons (que nul ne se soucie d’ailleurs de départager)? Je ne crois pas que la poésie ait déserté ce monde. Ce que je sais, c’est que ce monde ne lui demande plus rien.[/access]

*Photo : L’imaGiraphe (en travaux).

Le paradis perdu de Miguel Gomes

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tabou miguel gomes

tabou miguel gomes

Le charme du Tabou de Miguel Gomes tient peut-être entièrement dans sa structure en deux temps, partage franc mais subtil entre le présent et le passé. L’histoire d’aujourd’hui se passe à Lisbonne. Une brave dame, Pilar, cherche à aider sa voisine, une vieille femme malade et peu commode nommée Aurora. La seconde partie se déroule au Mozambique cinquante ans plus tôt, c’est le récit par un certain Alter Ventura de l’histoire d’amour qui le lia à Aurora.

La mise en regard des deux parties se fait de manière surprenante. D’un côté le chapitre nommé « Paradis perdu », filmé dans un noir et blanc austère. De l’autre le chapitre « Paradis » raconté en voix-off, dans un format d’image différent, avec un noir et blanc qui a gagné une espèce de qualité onirique : les contrastes sont plus doux, comme voilés ; tout semble surgir d’une réalité enfouie

Pourquoi ces deux temps ? Y a-t-il quelque chose derrière ce dialogue entre le froid et le chaud, entre l’âpreté de la première partie et la tendresse vénéneuse de la seconde ? Non, aucune explication, et c’est en cela que le film est magnifique. Il y a quelque chose de gratuit dans la manière dont Tabou met en scène l’éclosion d’un souvenir : les deux chapitres n’existent que pour ce moment précis où la mémoire s’enclenche, où l’on passe d’une époque à une autre. Pas de troisième partie car il  n’y a pas de boucle à boucler, il n’y a rien à stabiliser, il ne reste qu’un mouvement irrésistible du présent au passé et du passé au présent.

Traduisant en images la puissance romanesque du souvenir, Miguel Gomes se place sous les auspices du meilleur cinéma : celui qui invoque, réveille, ressuscite. Comme le dit Stanley Cavell dans La Projection du monde, le temps du cinéma est naturellement le passé, celui de la narration a posteriori. Au moment où le film est projeté, dit-il, la réalité imprimée sur pellicule aura nécessairement disparu : la projection, qui n’est plus alors qu’un mouvement vers un monde absent, passé, est semblable à un effort de la mémoire. Comme un spectateur de cinéma, le personnage de Pilar dans Tabou entend le récit de Ventura lui faisant vivre une histoire qui n’est pas la sienne. Et c’est justement le but de cette première partie que de créer les personnages, la situation et l’atmosphère oppressante qui permettront au passé de surgir et de se projeter naturellement sous nos yeux.

Dans sa texture même, le second chapitre est travaillé par cet effort de réminiscence : les séquences, muettes, sont racontées et commentées par Ventura. Paradoxalement, ce format donne de la pudeur au récit, au sens où la passion amoureuse se trouve à la fois portée et tenue à distance par la contrainte formelle. Comme les dialogues chantés de Demy, les dialogues racontés de Tabou ne gardent de l’expérience visuelle qu’un substrat d’émotion. Autre paradoxe fertile : la façon dont la voix du narrateur se plaque sur les images en mouvement, subjectivement et avec un soupçon d’ironie, c’est-à-dire au cœur et en dehors de la passion emportant nos deux personnages.

Car si nous savons que le récit est de Ventura, les images le mettant en scène ne sont pas forcément les siennes. À la réflexion, on se demande même si l’étrange beauté du point de vue n’est pas celle du crocodile qui rôde pendant tout le film. L’animal apparaît dans le prologue, puis comme improbable trait d’union entre les amants du second chapitre. C’est une présence étrangère portant sur les choses un regard non dépendant de l’expérience humaine. Son œil, semblable à une caméra, est le dépositaire silencieux de la mémoire du couple.  Attribut païen, entre tabou et totem, ce crocodile a aussi des allures de reptile tentateur, ferment du péché dans ce paradis terrestre. Il y a entre les deux  parties une cristallisation très subtile de la culpabilité qui fait voyager du paganisme au christianisme, et inversement. Il n’est d’ailleurs pas anodin, dans le premier chapitre, que Pilar soit présentée comme une chrétienne dévouée, toute à ses bonnes œuvres et cherchant à aider les autres autant qu’elle peut. Injustice : sa vie demeure ingrate, quand celle des amants adultérins est intense, coupable et passionnée. Aucune conclusion à en tirer, sinon qu’en plus de l’audace, il y a une forme de sagesse sereine dans le chef d’œuvre de Miguel Gomes.

 

 

Ma promenade dans l’esprit viennois

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karl kraus vienne

karl kraus vienne

1. ET BREUER A PLEURÉ

J’ignorais que Joseph Breuer et son jeune élève Sigmund Freud se promenaient volontiers au Prater pour converser en dégustant les saucisses de porc, juteuses et craquantes, dont ils étaient friands. Breuer était alors un des médecins les plus réputés de Vienne. Marié et père de trois enfants, il passait ses soirées à jouer aux échecs avec son beau-frère et, parfois, à arpenter la Kirstenstrasse où tapinaient des « Süsses Mädel ». Il n’ignorait pas que la plupart avaient la syphilis ou la blennorragie et, précautionneux, il hésitait à franchir le pas. « Aucune, confiait-il à Freud, n’est aussi jolie que Rachel. Si j’étais certain que personne ne me reconnaisse, j’oserais peut-être… On se lasse toujours du même plat… Pour chaque belle femme sur cette terre, il y a aussi un pauvre type qui en a marre de se la farcir. »[access capability= »lire_inedits »] On se croirait dans un roman d’Arthur Schnitzler, Un rêve, rien qu’un rêve, par exemple. Mais non, on est dans le roman, tout aussi fascinant, d’Irvin Yalom : Et Nietzsche a pleuré.

J’ai eu envie de le relire après avoir vu le film qui en avait été tiré par Pinchas Perry (il n’est hélas disponible qu’en DVD). L’acteur britannique Ben Cross y campe un Breuer tout à fait convaincant, et Lou Salomé est charmante. L’histoire telle que l’a réinventée Irvin Yalom est connue : Lou serait intervenue auprès de Breuer pour qu’il soigne Nietzsche. La psychanalyse n’a pas encore été découverte, mais elle est en germe dans la relation trouble que Breuer a nouée avec une patiente hystérique, Anna O., dont le compte-rendu clinique figure dans Les Études sur l’hystérie ( 1895), signées conjointement avec Freud. Si Breuer est bouleversé par sa patiente (« Les humains lui apparaissaient comme des figures de cire, sans rapport avec elle-même », écrit-il à son propos), Nietzsche ne l’est pas moins par Lou Salomé qui, après lui avoir proposé un mariage à trois, le rejette sans égard, le jugeant « collant », ce qui est le pire reproche qu’une femme puisse adresser à un homme.

La confrontation entre Breuer et Nietzsche prend un tour si paradoxal que le spectateur ne peut pas ne pas se poser l’éternelle question : Qui manipule qui dans une relation, fût-elle psychanalytique ? C’était déjà le sujet d’un des premiers films, au cynisme réjouissant, de David Mamet, Engrenages, et, plus récemment, de celui de David Cronenberg, Dangerous Method, avec le trio fatal : Sabina Spielrein, Jung et Freud.

Quand Nietzsche incite Breuer à abandonner femme et enfants et à ne vivre que pour l’Éternel Retour, Breuer prend conscience qu’il n’est qu’un homme finalement assez conventionnel, « un juif à temps partiel », comme il se définissait lui-même, et que la seule chose dont il souhaite l’Éternel Retour, c’est celui de sa propre médiocrité. Ce que Stefan Zweig avait bien perçu quand il avait noté à son sujet : « Avec ses immenses dons intellectuels, il n’y avait rien de faustien dans sa nature. » Et sans doute Breuer a-t-il pleuré quand il a perçu les limites qu’il s’imposait à lui-même, limites qu’il ne franchirait jamais. Pas plus avec la jolie Rachel qu’avec la fascinante Anna. Il serait pour toujours un homme enchaîné à la légalité de sa nature.

Comment jugeait-il le faustien Freud ? Avec un certain ressentiment. Dans une lettre peu connue qu’il a adressée au docteur Auguste Forel, datée du 21 novembre 1907, il écrit ceci : « Freud est un homme qui se complaît dans les formules absolues et excessives : c’est un besoin psychique, et cela l’entraîne, à mon avis, à des généralisations excessives. À quoi peut encore s’ajouter le plaisir d’épater le bourgeois (souligné) ». Freud tenait-il vraiment à épater le bourgeois ? J’en doute. Mais qu’il ait bénéficié, comme Nietzsche, d’un degré supérieur de lucidité et de courage intellectuel, il faut être aussi peu perspicace qu’un Michel Onfray pour ne pas le voir.

2. LE SCEPTICISME LINGUISTIQUE DE FRITZ MAUTHNER

À quoi sert le langage, sinon à dissimuler nos pensées ? Seul le Diable les connaît… et encore. Fritz Mauthner, bien avant Wittgenstein ou Karl Kraus, fut le premier philosophe viennois à larguer la métaphysique au terme d’une analyse sans concession du langage. Auteur d’une  Histoire de l’athéisme, il en vint à prôner l’auto-immolation de la pensée. Nous vivons, disait-il, à l’intérieur d’une prison (notre ego) et, parfois, nous tentons d’envoyer des signaux d’une prison à l’autre, sans nous rendre compte qu’ériger ces signaux en systèmes philosophiques relève de la folie pure et simple. À la fin de sa vie, ce juif de Bohème qui avait baigné dans trois langues  – l’allemand, le tchèque et l’hébreu –  les rejeta toutes pour s’adonner aux délices du Tao, ineffable et sans propriété. Un peu à la manière de Maître Eckhart et de sa théologie négative.

Sa biographie intellectuelle fascinait depuis longtemps un des plus avertis parmi les spécialistes de l’empire austro-hongrois : Jacques Le Rider. Il vient de consacrer à Fritz Mauthner un ouvrage en tous points remarquable – mais pouvait-il en être autrement de sa part ?  – aux éditions Bartillat. On y découvre l’influence que Mauthner a exercée sur James Joyce et Samuel Beckett, deux de ses fidèles lecteurs, ainsi que sur Borges.

Le Rider cite les derniers mots de Mauthner que nous pourrions faire nôtres : « Quand elle regarde en arrière, la critique du langage est un scepticisme qui broie tout. Quand elle regarde en avant, jouant avec les illusions, elle est mystique. Épiméthée ou Prométhée, toujours sans Dieu, renonçant en paix. » J’ai été touché en apprenant également que Mauthner se sentait plus proche de Paul Rée, le philosophe et médecin au profil modeste et à l’athéisme convaincant, que de Nietzsche, l’Antéchrist tourmenté.

Mauthner s’était libéré des ombres du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob autant que du Dieu chrétien. Il se définissait comme un mystique athée jouant, pour mieux les déjouer, avec les sortilèges du langage. La grande parlerie, illusoire et mensongère, qui se donne le nom de civilisation avait perdu tout intérêt pour lui. George Steiner a beaucoup appris de Mauthner. Il disait que sa critique du langage conduisait à un véritable réquisitoire contre les mots et mettait à nu notre modernité. Une raison supplémentaire pour le découvrir, à moins qu’on ne pense, comme Walter Benjamin, qui ne l’appréciait guère, que « Dieu insuffla à l’homme le souffle, c’est-à-dire en même temps, vie, esprit et langage. »

3. KARL KRAUS ET LA PROSTITUTION

L’écrivain qui a incarné avec le plus d’éclat l’esprit viennois est sans conteste Karl Kraus. S’il avait rencontré Breuer à la Kirstenstrasse, il lui aurait sans doute dit : « Dans les plaisirs de l’adultère, la beauté de la femme est un phénomène annexe qui est agréable, mais pas forcément indispensable. » Il s’étonnait que les femmes parussent toujours plus grandes de loin que de près. Il en concluait qu’il n’y a pas chez elles que la logique et l’éthique qui sont inversées, mais aussi l’optique.

Le suivra-t-on quand il affirme que la jalousie de l’homme est une convention sociale, la prostitution de la femme, une pulsion naturelle ? À voir…

Mais si l’on est désireux d’approfondir le sujet, voire de le confronter avec sa propre expérience, on lira sans hésitation la bande dessinée de Chester Brown, Vingt-trois prostituées  (Éd. Cornélius). Robert Crumb, emballé par le livre, en a écrit l’introduction. Il observe que toutes les prostituées intelligentes qu’il a rencontrées lèvent les yeux au ciel face aux efforts des bien-pensants libéraux pour les « réformer ». Vous aurez donc compris que ce livre ne s’adresse pas à eux, mais aux lecteurs de Causeur. Je le tiens pour un chef-d’œuvre, tant pour la sobriété du trait de Chester Brown que par son implication personnelle. Il y est par ailleurs aussi question de l’essai classique de Denis de Rougemont sur L’Amour et l’Occident, ce qui accroît encore l’intérêt de l’exploration du monde de la prostitution par un auteur de bandes dessinées largué par sa copine coréenne.[/access]

*Photo : luca.sartoni.

Lève ton Front de là !

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« Chante, chante, danse et mets tes baskets/ Chouette c’est sympa tu verras/ Viens surtout n’oublie pas/ Vas-y ramène-toi et tout le monde chez moi » a peut-être fredonné Marine Le Pen en conviant Les Forbans à se produire en spectacle lors du conseil national du Front National qui se déroule à huis clos à Paris ce week-end. Il n’en fallait pas plus pour que « Bébert » Kassabi passe pour le leader d’une bande de skinheads, une profession pourtant peu compatible avec le port de la banane.

Les esprits antifascistes ont beau s’être échauffés, on a appris depuis que Bébert n’avait jamais voté de sa vie et postulait même à la fête de l’Huma tous les ans avec ses petits camarades, en vain… le grand barnum aux punkachiens préférant New Order aux Forbans (si ça, c’est pas une sacrée concession à la loi du marché…).

Le hic, c’est que Bébert ne se contente pas de minimiser sa participation à la fiesta frontiste. Il dit carrément ne jamais avoir voté de sa vie, et ne pas avoir décidé de chanter pour le FN. Le groupe de copains désormais quinquas aurait simplement envoyé ses dépliants publicitaires, bien décidés à se vendre au plus offrant. Jackpot : ce fut le FN, 8000 euros bruts empochés pour une heure de concert, et les unités de bruit médiatique qui vont avec.

Sans adhérer obligatoirement aux thèses du FN – ni discuter de la faisabilité d’une sortie de l’euro et des controverses macroéconomiques entre Jacques Sapir et Daniel Cohen – les vieux compères auraient pu simplement assumer leur présence au milieu des congressistes. Ou, comme Daniel Guichard, arguer qu’ils chantent indifféremment devant des assemblées communistes ou lepénistes, mais qu’ils en ont et conchient les sermons de leurs détracteurs.

Parce qu’en déployant ad nauseam l’argument économique, Bébert et ses copains passent pour ce qu’ils ne sont pas : des marchandises de chair et d’os qu’on convoque où l’on veut quand on veut pour qu’elles accomplissent leurs prestations moyennant quelques liasses de billets froissés. À ceux qui l’ignorent encore, j’apprendrai que cette profession a un nom : le plus vieux métier du monde.