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« Mon Berri » à moi


« Mon Berri » à moi

« Mon » Claude Berri à moi n’a jamais été producteur. C’est beaucoup trop connoté comme mot. Ca fait trop Hollywood. C’est même un tantinet vulgaire. Avouons-le. D’ailleurs la presse s’est engouffrée très largement dans cette image un peu sinistre du businessman averti qui « a su investir » dans les bons films « quand il fallait » et « prendre des risques » financiers « opportunément » : le Parisien et le Figaro ont fait de lui « le dernier nabab », Libération un « baron du cinéma », le Dauphiné Libéré un « parrain du cinéma » et le patron de Pathé, M. Seydou a estimé qu’il était un « pacha ». La panoplie caricaturale du producteur des années 40 est complète. Il ne manque plus que la robe de chambre en satin rose, le cigare d’importation cubaine, et la villa sur les hauteurs de Los Angeles. On sent poindre l’image de l’exubérant Lipnick, patron du studio Capitol dans le film des frères Cohen, Barton Fink. Comme si « mon » Claude Berri était ce vulgaire bonhomme, rustre et tyrannique, qui investit dans le cinéma, comme on investirait sur le marché des matières premières à la bourse de Chicago… Nabab ? Baron ? Pacha ? Parrain ? Non, certainement pas… « Mon » Claude Berri à moi, n’est pas là. Il n’a jamais été producteur. C’est une illusion d’optique.

Ce fut simplement un très grand cinéaste, qui sut « défendre » occasionnellement le cinéma des autres. « Mon » Claude Berri ressemble davantage à certains de ces grands compositeurs qui furent aussi d’immenses chefs d’orchestres : les Léonard Bernstein, les Gustav Mahler, les Richard Strauss, etc. Ces artistes qui avaient également une passion pour l’art des autres, et vivaient comme une mission de le soutenir. Les british ont un joli mot pour parler de ça, ils disent que ces types d’hommes aiment championner (de to champion) leurs poulains… les « défendre » si je puis me permettre cette approximation, s’en faire les hérauts, si ce n’est même les champions… Et ça, franchement, ce n’est pas simplement être un producteur.

Avec la mort de Claude Berri, la presse est tombée dans le panneau. Non, seulement elle a colporté cette image erronée de producteur-businessman, homme de réseaux, homme d’influences, homme de pognon, friqué au point de lancer sa propre galerie d’art ( pensez donc ! )… mais elle a quelque peu oublié de faire pleinement l’éloge de l’artiste qu’il a toujours été. Libération, échaudé par un contentieux judiciaire avec le réalisateur remontant au début des années 90[1. Suite à un papier très négatif de Serge Daney contre le film Uranus de Claude Berri, les relations entre le réalisateur et le journal se sont significativement altérées. Berri obtint par voie judiciaire un « droit de réponse » dans les pages du quotidien, que Gérard Lefort qualifie encore aujourd’hui, après la mort de Claude Berri, de « calamiteux » et « navrant »…], va même jusqu’à écrire sous la plume d’Olivier Séguret : « En tant que cinéaste, la critique a pu occasionnellement porter sur lui l’attention, mais pas au point de le tenir pour un artiste d’importance. » Ben voyons. Séguret préfère réduire Claude Berri à une abstraite « figure tutélaire » du cinéma hexagonal, dans le panier de crabes des Langlois, Jacob ou Toscan du Plantier, le genre de types que l’on remercie par habitude aux Césars, plutôt que de reconnaître l’originalité réelle de son œuvre de réalisateur (ou de dire carrément sa détestation serait-ce devant une tombe).

Parce que si Claude Berri a effectivement soutenu à bout de bras le cinéma de son temps… depuis les comédies populaires de Claude Zidi (Inspecteur Labavure, Banzaï, etc.) jusqu’à des films aussi ambitieux tels que Tess de Polanski, La Reine Margot de Chéreau ou L’Enfance nue de Pialat… « Mon » Claude Berri est avant tout un grand réalisateur. Je dois bien l’avouer. Pardonnez-moi. C’est celui là que j’aime… Distingué aux Etats-Unis par un Oscar dès son premier court-métrage, au début des années 60, Le poulet, Claude Berri n’a jamais cessé, tout au long de sa vie, de produire son propre cinéma tandis qu’il produira aussi celui des autres. Et ça il ne faudrait pas l’oublier. Ce serait trop bête… Trop con de négliger Le vieil homme et l’enfant, par exemple ; film partiellement autobiographique de 1966, dont Claude Berri est aussi le scénariste, et qui met en scène le dernier, et si bouleversant, Michel Simon en grand père réac, pétainiste et antisémite, qui accueille dans son foyer un gosse juif pour le protéger des rafles de l’occupation. Dès les années 1960, Claude Berri a manifestement le sens de la provocation.

Tiens, son cinéma « personnel » a l’air moins fédérateur que celui qu’il produit pour les autres. Tiens, cela ne ressemble pas trop à L’Ours ou Bienvenue chez les Ch’tis… Et ce n’est pas terminé. Sautons sélectivement les étapes… En 1972, « Mon » Claude Berri produit, dirige et joue dans Sex-Shop. Dévastatrice comédie de mœurs sur les années Pompidou, centrée sur un brave libraire bourgeois, Claude, qui décide de transformer sa boutique déclinante en glorieux « sex shop » plein d’avenir…. C’est évidemment l’occasion pour Claude Berri de donner une décapante satire de la bourgeoisie du début des années 1970, mais de se moquer également des discours enthousiastes de l’époque sur la liberté sexuelle… Claude Berri, en inoubliable patron de sex shop des années 1970, pose un regard à la fois émerveillé et attristé sur ses contemporains… Déjà un regard un peu décalé, distant, cynique, agacé et sarcastique sur le monde…

Fidèle à son ami Claude Berri, Serge Gainsbourg, qui avait déjà écrit la musique de Sex Shop au début des années 1970, écrivit à nouveau celle de Je vous aime, en 1980[2. Vous connaissez évidemment la chanson Dieu fumeur de havanes issue de cette bande originale.]… étrange comédie sentimentale avec Catherine Deneuve, basée sur des épisodes palpitants de la vie sentimentale authentique de… Catherine Deneuve. Nouvel ovni dans la filmographie de « Mon » Claude Berri. Un an plus tard le réalisateur change complètement de registre et offre une comédie populaire au public avec l’humoriste Coluche en instituteur enthousiaste, et un peu anar, confronté à des élèves ingrats et à un système éducatif effrayant, dans Le maître d’école. Le succès est au rendez-vous, et Berri donne là un des films les plus (re)-diffusés de l’histoire récente de la télévision.

Deux ans plus tard, en 1983, le tandem Berri-Coluche remet ça, mais dans un tout autre état d’esprit. « Mon » Claude Berri décide d’adapter Tchao Pantin, polar cafardeux d’Alain Pages. Sombre histoire. Service de nuit. Vengeance au clair de lune. Loi du Talion. Mise en scène en demi-teintes… Coluche, qui est à l’époque dépressif, alcoolique et quelque peu dépendant à la drogue, prête ses traits marqués au triste pompiste Lambert, qui se prend d’amitié – au fil du scénario – pour un petit dealer de quartier, Bensoussan, joué par Richard Anconina, qu’il prend sous son aile, puis entreprend de venger après son assassinat.

Pas toujours drôle, « Mon » Claude Berri. Evidemment. Mais le film est un chef d’œuvre, et s’en trouve couronné par cinq Césars. On reconnaît – bien entendu – à Claude Berri l’intuition extraordinaire d’avoir proposé à Coluche un rôle tragique (alors que sa femme venait de le quitter, et qu’il n’avait pas franchement envie de rire…), et on salue ses talents de metteur en scène. C’est au milieu des années 1980, avec le succès commercial de ce film, que la critique sera la plus clémente avec son œuvre. On le reconnaît alors comme un metteur en scène… On ne parle pas vraiment de nabab, de parrain, de pacha, de baron… non. Il y a simplement un artiste singulier et l’esthétique dérangeante de son univers sombre comme le désespoir.

Dans la foulée de Tchao Pantin, dans le courrant des années 1980, « Mon » Claude Berri poursuit son œuvre… et s’attaque à l’adaptation de grandes œuvres littéraires françaises du XXe siècle. Il commence par Marcel Pagnol, en 1986, avec le diptyque Jean de Florette et Manon des sources… univers provençal un peu prévisible, étouffant et oppressant. Univers de voisinages incertains. On s’aime – on se déteste ! Et puis tu voudrais pas des fois que je te dise où est la source par hasard ? Et puis quoi encore ! « Mon » Claude Berri donne alors une vision tragique et violente de la campagne française. On dirait le Sud, comme dirait l’autre. Une province française de conflits familiaux entrelacés. Le tout résolu dans l’inoubliable séquence (je parle pour moi, adolescent…) de la si fraîche Emmanuelle Béart, alias Manon des sources, se baignant entièrement nue dans une cascade…

Alors « pas un artiste d’importance », Claude Berri ? « Mon » Berri ? A la fin des années 1990, alors que l’ensemble du bloc communiste s’effondre, à l’Est, Claude Berri a l’intuition d’adapter au cinéma la nouvelle de Marcel Aymé Uranus, revenant sur l’après seconde guerre mondiale. Philippe Noiret, Michel Blanc et Jean-Pierre Marielle sont de la partie. Le résultat est sans appel : chef d’œuvre. Chef d’œuvre vaguement anti-communiste, évidemment. Assez mal pensant. Même très politiquement incorrect. A l’image de l’œuvre de Marcel Aymé. Du coup le résultant est un peu « anar de droite » sur les bords : ça persifle à l’occasion, c’est riche en sarcasmes, c’est vaguement « ni droite ni gauche », c’est désabusé… Claude Autant-Lara n’est pas loin… Noiret campe l’intellectuel Watrin, instituteur détaché, et un peu poète, un peu seulement… incapable de la moindre violence depuis la fin de la « grande guerre patriotique »… et obligé de vivre parmi les décombres de l’après-guerre, entre un grand bourgeois indifférent, un collaborateur notoire, et un ouvrier communiste, dans la promiscuité inévitable d’un appartement collectif imposé.

D’autres films suivent pour « Mon » Claude Berri. Germinal d’après Zola, en 1993, avec le chanteur bourgeois Renaud Séchan. Grande fresque enthousiaste (et plutôt décevante) sur le combat des mineurs pour de meilleures conditions de travail. Bof. Et si « Mon » Claude Berri était moins bon en gauchiste occasionnel, qu’en provocateur apolitique ? À voir.

Plus récemment, Berri a remis ça… revenant à la question de l’occupation avec son controversé Lucie Aubrac (1996), à celle de la sexualité avec La Débandade (1999), ou encore à celle – éternelle – de l’amour avec Une femme de ménage (2002) et L’un reste, l’autre part (2005).

Ce qu’il manquait encore à ce portrait de « Mon » Claude Berri en artiste ? Sa gueule. Qui a déjà vu une gueule pareille dans la vraie vie ? Avec ce regard de cocker neurasthénique et cette calvitie de concours. Franchement. C’est criminel. On dirait qu’il a payé pour ça. Une vraie gueule de cinéma. Une gueule extraordinaire, qu’il a exhibé aussi dans une méconnue carrière d’acteur… Passons sur le fait que « Mon » Claude Berri apparaît en tant que jeune figurant dans des dizaines de films français des années 1950, que j’ai en VHS … il faut retenir à jamais son improbable prestation d’exhibitionniste – mis à nu – dans l’ultime projet de Gainsbourg… Stan the flasher… (1990) où « Mon » Claude Berri se donne corps et âme à la pellicule, exhibitionniste impénitent et comédien fanfaron. Comédien raté, certes. Réalisateur à explorer encore et encore. A travers la plaine. Producteur à laisser décanter en paix quelques années. Quelques décennies. Mais certainement ni nabab, ni parrain, ni pacha, ni baron… mais artiste, simplement artiste ! Et sûrement pas producteur, « Mon » Claude Berri. Surtout pas !

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Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

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