On croit souvent que la chasse aux sorcières est une pratique du Moyen Âge. On se trompe doublement. D’abord parce que ce sport était plutôt prisé du temps de François Ier et de Louis XIV que de celui de Saint-Louis, et puis parce que certains milieux, en France, aujourd’hui, s’y adonnent avec un enthousiasme et une dextérité dignes des Puritains du XVIIe siècle. Depuis un an, une grande partie de la communauté des historiens médiévistes est en train d’en faire la démonstration à travers un cas qui mérite bien le titre d’ »affaire Sylvain Gouguenheim ». Selon ces universitaires, douter de l’apport essentiel de la civilisation islamique à l’Europe chrétienne n’est pas une erreur à discuter et éventuellement à corriger, mais une hérésie à combattre.
Médiéviste et germaniste, Sylvain Gouguenheim enseigne à Normale Sup Lyon (ENS-LSH, Lettres et Sciences humaines). Sa mission consiste essentiellement à préparer des étudiants à l’agrégation. Dans l’affaire qui lui vaut d’être ostracisé par l’institution et par l’ensemble de la communauté enseignante, le soutien de ses élèves témoigne en faveur de ses compétences pédagogiques. Il les revendique avec passion. Gouguenheim est d’abord un professeur.
Avant « l’affaire », il était un historien sans histoires. Son domaine de recherche, le Moyen Âge allemand, plus précisément la pensée mystique en pays rhénan au XIIe siècle ou les Chevaliers teutoniques, n’avait pas attiré l’attention des censeurs. L’envie lui a pris de s’attaquer à un sujet à plus haute teneur idéologique : le rôle des moines et des monastères d’Europe occidentale dans la transmission du savoir grec à l’Occident. En s’autorisant un pas de côté par rapport à la thèse communément répandue d’une transmission exclusivement opérée par le monde islamique, Gouguenheim s’est, semble-t-il, mis au ban de la communauté historienne. Faut-il un conclure que tout ce qui a trait à l’islam relève d’une recherche pré-balisée ?
La démarche de l’auteur n’a pourtant rien d’extraordinaire. L’historien israélien Shlomo Sand, spécialiste en histoire intellectuelle des XIXe et XXe siècles, a récemment publié un livre polémique, Comment le peuple juif fut inventé, où il traite de questions et de périodes qui n’appartiennent pas à ses champs de compétences académiques. Pourtant, cette contribution au débat sur le sionisme et la légitimité de l’Etat d’Israël a été plutôt bien accueillie, et, en France, l’ouvrage a même été couronné par le prix Aujourd’hui. On n’a pas assisté à une levée de bouclier des professionnels de l’histoire biblique ou hellénistique pour dénoncer les motivations et les compétences de l’auteur. Et le débat a pu avoir lieu.
Gouguenheim n’a pas eu cette chance. Son ouvrage aurait pu susciter une discussion sans concession mais honnête. Ses détracteurs auraient déployé contre lui des efforts d’argumentation. Ils ont préféré l’indignation et l’invective, en contravention avec toutes les règles de la courtoisie académique et de l’échange intellectuel. Quelques semaines après la publication aux éditions du Seuil, de Aristote au mont Saint-Michel, Les racines grecques de l’Europe chrétienne, en avril 2008, il découvrait que son intuition ne l’avait pas trompé : il avait touché à un sujet sensible. Mis les pieds dans une zone dangereuse. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est la violence de la tempête qui allait s’abattre sur lui.
Dans les premières semaines, la réception du livre semble pourtant encourageante. Après tout, il a été accepté par le Seuil et publié dans la série prestigieuse « L’Univers historique ». Très vite, l’ouvrage est traité dans deux articles favorables et même élogieux : dans Le Monde sous la signature de Roger Pol-Droit et quinze jours plus tard dans les colonnes du Figaro, sous celle de Stéphane Boiron. Même après ces deux recensions, il suffirait que les adversaires de Gouguenheim s’en tiennent à un silence glacé et on en resterait là : le livre passerait des librairies aux oubliettes et les idées supposément pernicieuses qu’il contient ne risqueraient pas de pervertir l’esprit public. Mais pour la corporation des historiens – qui se montre mieux inspirée quand elle combat pour la liberté de penser que quand elle la combat – le silence est encore un châtiment trop doux. Un article dans Le Monde et un autre dans Le Figaro ne valent-ils pas, pour le grand public, tous les honneurs académiques ?
C’est d’ailleurs dans Le Monde des Livres qu’est lancée la contre-attaque – encore qu’il n’y a pas eu « attaque ». Télérama et Libération publient à leur tour des textes de réfutation. À ce stade, on pourrait encore en rester à un débat, vif, mais un débat tout de même, sur une thèse provocatrice destinée au grand public. Ce genre de querelle d’historiens défraie la chronique de temps à autre ; on s’empaille sur la comparaison entre nazisme et stalinisme ou sur des questions telles que « les poilus, acteurs ou victimes ? ». Sauf que cette fois-ci, les arguments ont vite laissé place aux invectives et la saine polémique à une guerre sainte contre Gouguenheim. Il n’avait déjà pas dû être très agréable à celui-ci de voir les ténors de sa discipline mettre sa thèse en pièces. Loin de se contenter de ce bizutage public, certains décident de s’en prendre personnellement à l’auteur. Pour son crime de mauvaise pensée, une seule peine s’impose : la mort professionnelle. L’indignation – sincère quoique disproportionnée – des uns se mêle à des arrière-pensées moins avouables. Beaucoup, dans leur for intérieur, trouvaient intolérable qu’un non-normalien fût admis à enseigner dans ce temple de l’excellence. D’autres aimeraient bien pousser vers la sortie la directrice de collection qui a accepté le livre. Bref, derrière les motivations les plus savantes et les plus nobles, se joue aussi l’une de ces parties de billard à plusieurs bandes si caractéristiques de notre République des lettres. L’ennui, pour Gouguenheim, c’est qu’il joue le rôle de la boule.
Des pressions sont exercées sur la direction de l’ENS afin de la pousser à se désolidariser de son professeur. Celui-ci comprend vite qu’il ne peut pas compter sur le soutien de ses supérieurs. L’affaire prend des allures de lynchage. La quasi totalité des professeurs de la maison, y compris certains qui n’ont pas lu une ligne de l’ouvrage, signent une pétition haineuse contre Gouguenheim qui est presque totalement isolé. On revisite avec des airs entendus ses précédents travaux : bizarre, non, cet intérêt pour les Chevaliers teutonniques ? Son quotidien devient infernal. À l’exception de ses élèves, plus personne ne lui adresse la parole.
Certes, des spécialistes aussi reconnus que Rémi Brague, Christian Jambet, Dominique Urvoy ou encore Gérard Troupeau, le défendent – sans pour autant valider l’ensemble de sa thèse. Jacques Le Goff, médiéviste mondialement réputé, juge le livre « intéressant mais discutable ». Mais pour la corporation, il n’est pas question de discuter. Au mépris de toute déontologie, un colloque sur sa thèse est organisé le 4 octobre 2008 avril à la Sorbonne. Pourquoi s’imposer l’ennui d’un débat contradictoire quand on est convaincu de sa propre légitimité ? En fait de discussion, c’est à une descente en flamme que se livrent tous les orateurs. Les organisateurs de la réunion n’ont pas jugé utile d’inviter Gouguenheim, ni même l’un de ses défenseurs. « Il ne s’agit pas d’instruire le procès d’un auteur ni d’instaurer une police de l’intelligence », proclament-ils. On m’accordera que c’est mal imité. Dans un tribunal, l’accusé aurait au moins été invité à s’expliquer. Le plus désolant est peut-être que Fayard s’apprête à publier le compte-rendu de ce procès à charge dans une collection nommée « Ouvertures » – ça ne s’invente pas.
Peut-être les détracteurs de Gouguenheim ont-ils, en partie ou totalement raison quand à la pertinence de sa thèse – je me garderai bien d’en juger. Leurs méthodes, qui consistent à abattre un auteur au lieu de critiquer ses idées, n’en sont pas moins injustes et indignes de la communauté universitaire. Il est ignoble d’accuser Gouguenheim d’islamophobie et de faire de lui un promoteur du « choc des civilisations ». C’est plutôt en prétendant soustraire non seulement l’islam mais aussi l’histoire du monde islamique à la liberté de la critique et de la recherche qu’on creusera un fossé entre les civilisations.
Les auteurs de ces attaques portent une lourde responsabilité. L’affaire Gouguenheim a en tout cas changé de registre, glissant de la controverse académique au procès stalinien. La question n’est pas, n’est plus, le rôle de tel ou tel moine obscur, les compétences linguistiques de Sylvain Gouguenheim ou ses supposées erreurs et approximations. Ce n’est plus le contenu du débat qui importe mais le débat lui-même, ses limites et ses règles et, en vérité, sa possibilité même. Ce qui est en jeu, c’est la liberté de s’exprimer et même de se tromper, sans craindre pour son honneur ou son avenir professionnel, sans avoir à redouter d’être victime de harcèlement moral. En ce moment, c’est la seule question qui vaille.
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