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La lutte des places en France


La lutte des places en France

Dans une lettre du 9 octobre 1866, Marx rend compte à Kugelmann du premier congrès de l’Internationale à Genève et il écrit, à propos des partisans de Proudhon : « Ignorants, vaniteux, arrogants, bavards, emphatiques, ils étaient sur le point de tout gâcher, car ils étaient au congrès en un nombre qui ne correspond absolument pas à leurs adhérents. » Toute ressemblance avec le dernier congrès du Parti socialiste à Reims et ses malheureuses suites électorales qui ont illustré les catastrophes du « basisme » qui confond la désignation des responsables d’un grand parti avec l’élection d’un conseiller général, est évidemment volontaire.

Tels Marx à Genève, il nous faudrait comprendre que le PS ne s’est pas seulement donné en spectacle, ou plutôt que ce spectacle mettait en scène des divergences aussi réelles que celles qui opposaient proudhoniens et marxistes ou, à Tours en 1920, ceux qui allaient adhérer à la SFIC et ceux qui allaient choisir la SFIO. La différence est qu’il n’y aura pas cette fois-ci de scission : le Parti socialiste est comme tous les autres un syndicat d’élus, une machine à investiture et une réserve de permanents. Nul poujadisme dans ce constat, c’est ainsi que vit la démocratie et le seul parti qui se vante de ne pas fonctionner de cette manière et peut s’offrir le luxe de scissions, c’est l’ex-LCR qui existe que grâce à l’estampille « vu à la télé avec leader sympa », un parti « second life » qui refuse toute responsabilité dans le changement du réel.

Mais revenons au PS. L’égalité presque parfaite des deux candidates a été réduite à une rivalité de personnes, et à travers cette rivalité, à celle d’une multitude de seconds couteaux qui, pour faire court, s’affronteraient dans la lutte des places. Il est évident que Segolène Royal, Martine Aubry, Laurent Fabius, Bertrand Delanoë et même le sympathique Benoît Hamon (qui montre une légère lassitude dans le regard quand on le présente pour la millième fois comme un « jeune » comme si cela constituait en soi un programme), ne sont pas des perdreaux de l’année. Ce serait pourtant une erreur de ne pas voir dans cet affrontement d’égos un véritable affrontement idéologique. Non, Ségolène Royal et Martine Aubry, ce n’est pas la même idée de la gauche, et, plus important, pas la même idée de la politique.

D’un point de vue strictement programmatique, on nous objectera que les socialistes sont tous d’accord sur l’économie de marché. C’est un peu court et ça ne signifie pas grand chose. La Suède social-démocrate d’Olof Palme des années 1970 et les Etats-Unis reaganiens des années 1980 étaient d’accord sur l’économie de marché : l’ouvrier de chez Volvo à Malmö et celui de chez Ford à Detroit ne vivaient pas vraiment dans la même société quand il s’agissait de se soigner, de s’éduquer ou de partir en vacances.

Chez nos socialistes, par exemple, il est évident que l’hémisphère Ségolène est persuadé presque théologiquement des bienfaits du libéralisme au point que le tendre Valls qui ferait un très bon ministre de l’Intérieur (comme le déjà socialiste Jules Moch qui dégagea les carreaux de mines pendant les grèves de 1946 en tirant dans le tas) aurait pensé à changer le nom du parti. L’hémisphère Aubry, lui, aurait plutôt tendance à considérer le marché comme un mal nécessaire, avec lequel on ne peut plus rompre (sauf dans les rêves fiévreux de Benoit Hamon qui mériterait d’être communiste, parfois) mais que l’on va sérieusement encadrer et avec lequel on va établir un rapport de force par la loi (remember les trente cinq heures) alors que les royalistes préfèrent toujours le contrat.

Mais il y a plus profond encore dans cet affrontement. Le style, c’est l’homme disait Buffon et tout style renvoie à une métaphysique complétait Sartre. Nous ne sommes plus assez sémiologues ou bathmologues diraient Barthes et Camus de leur côté : nous croyons que l’image ne renvoie qu’à elle même et que le signe ne fait pas sens. Le style de Ségolène Royal, son sourire, son si manifeste souci d’acclimater au discours politique français les techniques du télé-évangélisme et des « megachurch », l’ostentation à paraître plus jeune que son âge, à s’entourer de jeunes parce qu’ils sont jeunes, à faire du mot rénovation une fin en soi sans que l’on comprenne bien ce qu’il s’agit de rénover, tout cela n’est pas seulement une méthode de communication, c’est un message très clair. Je suis, nous dit-elle, la première femme politique française postmoderne, je vous promets que grâce à moi vous allez sortir de l’Histoire, du récit, je vous promets que mon action sera d’abord sociétale (la protection de l’enfance, le droit des minorités visibles, les violences faites aux femmes, les discriminations). Elle représente ces socialistes du « dimanche de la vie » qui veulent occulter, nier, refouler les contradictions, la lutte des classes, la violence internationale, la désindustrialisation massive. Pour s’en convaincre, on pourra lire dans un livre déjà évoqué ici le portrait de Vincent Peillon, l’un de ses principaux lieutenants, régulièrement battu dans le Vimeu rouge comme archétype de cette postmodernité politique.

En face, Martine Aubry reste une moderne, au sens philosophique. Elle incarne, peut-être malgré elle mais ce n’est pas le problème, la mémoire des grands affrontements, des grandes conquêtes, elle incarne non pas un désir d’avenir (formule creuse et antiphrasique de Ségolène qui ne rêve que d’un présent perpétuel) mais un désir d’action, une certitude que rien n’est terminé. Elle sait que la jeunesse d’un entourage n’est pas une vertu en soi. Benoit Hamon refuse, on l’a dit ce qualificatif de jeune et il faut interpréter sa cravate systématique non comme un gage donné au conformisme vestimentaire mais comme un exemple de la « common decency » chère à Orwell : pas de démagogie grammaticale ni vestimentaire, cette spécialité gauchiste, quand on s’adresse au peuple et plutôt le désir de lui témoigner du respect. On imagine difficilement Blum dépoitraillé et utilisant un français approximatif pour « faire ouvrier » quand il annonce la semaine de 40 heures et les congés payés.

Moderne, postmoderne. Marx, encore lui, dans le Manifeste avait déjà pressenti qu’un jour ce clivage traverserait la gauche de manière définitive. Il y décrit avec précision les préoccupations de la « gauche Royal », cette gauche du présent perpétuel : « Une partie de la bourgeoisie souhaite remédier aux anomalies sociales pour assurer la durée de la société bourgeoises. Ici se rangent : des économistes, des philanthropes, des gens qui veulent améliorer la situation des classes travailleuses, organiser la charité, abolir la cruauté envers les animaux, des fondateurs de société de tempérance, des réformateurs véreux du genre le plus disparate. Et ce socialisme bourgeois a même été élaboré en systèmes complets. » Eh, bien, ceux-là viennent de perdre la direction du PS. De 102 voix. La partie continue. À moins que ce ne soit le spectacle.



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