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Gilets jaunes: la révolte des consommateurs qui voulaient consommer plus?

Les gilets jaunes réclament l'accès à la société de consommation sans songer à la contester


Gilets jaunes: la révolte des consommateurs qui voulaient consommer plus?
Défilé de gilets jaunes sur les Champs-Elysées, 26 janvier 2019. ©Tristan Reynaud/SIPA / 00892717_000004

Caillou dans la chaussure de la posthistoire, la crise des « gilets jaunes » rappelle à point nommé que le gouvernement des hommes ne se réduit pas à la froide gouvernance. Il est néanmoins regrettable que ces laissés-pour-compte de la mondialisation réclament l’accès à la société de consommation sans songer à la contester.


À la répétition des drames qui endeuillent régulièrement la France, répondent des comportements eux aussi répétitifs faits d’émotion sincère, de rituels codifiés (bougies, fleurs et peluches), et de déclarations plus ou moins convaincantes sur l’acte de « résistance » que représenterait le fait d’aller boire son café comme si de rien n’était non loin d’une scène de crime. Au train où vont les choses, personne n’accordera bientôt plus qu’une attention flottante aux uns et aux autres : à ceux qui tirent aveuglément dans la foule afin d’imposer leur idéologie mortifère, et à ceux qui encaissent le coup – stoïquement, lâchement ? – pour ne pas « faire le jeu des extrêmes ». Derrière ces drames récurrents qui donnent l’impression de voir un mauvais film tourner en boucle devant un machiniste endormi, se profile pourtant une tragédie dont la rébellion, bien réelle celle-là, des « gilets jaunes » permet d’entrevoir la physionomie ; une tragédie qui, étant d’abord celle du peuple français, pourrait bien être aussi celle de la civilisation occidentale et de toute une époque dont le poète Antonin Artaud disait en 1935 qu’elle était « tragique entre toutes, mais où personne n’est plus à la hauteur de la tragédie »[tooltips content= »Antonin Artaud, Œuvres complètes, t. v, Gallimard, 1964, p. 51. »]1[/tooltips]. Qui l’est davantage aujourd’hui ?

D’une tragédie pourtant, tous les ingrédients sont bien réunis : un peuple à bout de forces et de patience, clamant en chœur une plainte aussi ancienne que les rapports depuis toujours conflictuels entre dominants et asservis ; un chef d’État dont l’apparition médiatique (et pathétique) parut celle d’un enfant au regard perdu dont le jouet tant convoité ne fonctionne plus ; un tissu social hétéroclite devenu incontrôlable, à l’image de la petite armée de casseurs surgis de l’ombre, souvent mieux équipés que les forces de police et ciblant les boutiques de luxe comme pour mieux marquer la différence entre les ploucs qui travaillent et en sont encore à demander du pouvoir d’achat, et la nouvelle « aristocratie » issue de la pègre qui roule en Mercedes et porte des Rolex. L’un d’eux, vêtu d’un superbe blouson volé la veille, n’affichait-il pas récemment devant les caméras sa volonté de compléter son butin lors de la prochaine manif ?

La tragédie commence à vrai dire quand l’innocent fait figure de coupable sans qu’on sache exactement de quoi, et sans doute d’être tout simplement là où il ne fallait pas ; et quand on n’ose même plus dire du coupable qu’il l’est vraiment, ou du bout des lèvres et parce qu’on ne peut pas faire autrement. C’est alors le temps lui-même qui semble sorti de ses gonds comme Shakespeare le fit dire à Hamlet, conscient de la corruption qui gangrenait le royaume de Danemark du fait de ses propres manquements. Quand le corps social est à ce point déréglé, tout devient possible : un nouvel attentat bien évidemment, venant à point nommé contrecarrer l’offensive des « gilets jaunes ». Aurait-on déjà oublié que les islamistes radicaux se vantent d’organiser tôt ou tard le chaos, ou de tirer profit de celui déjà existant ? On parle aujourd’hui de « complot », comme on évoquait jadis le destin ou la Providence, tant une situation chaotique accroît le besoin d’attribuer à un ordre mystérieux, mais souverain, l’absurdité tragique de certains faits.

À commencer par la souffrance du peuple français se sentant chaque jour davantage privé du droit de disposer librement de lui-même, chèrement acquis par ses ancêtres au prix de luttes sanglantes, et depuis lors généreusement offert à tous les peuples de la Terre comme le fleuron le plus pur de l’humanisme, dont la France se porte volontiers garante, tout en se montrant de plus en plus incapable de faire régner sur son territoire l’ordre républicain. Tragédie intime aussi, de ne plus oser afficher un patriotisme dont le déni aurait conduit au peloton d’exécution ces soldats des deux dernières guerres, qui restent pour chacun(e) de nous des ascendants encore proches. Par la faible teneur idéologique de leurs revendications, les « gilets jaunes » semblent certes politiquement irrécupérables, et ce n’en est que plus déstabilisant pour une opinion publique habituée au clivage somme toute rassurant entre les bons et les méchants. Ces gens-là, que les « élites » autoproclamées regardent de haut, seraient-ils tout juste des êtres humains exaspérés d’avoir été trop longtemps humiliés et manipulés ?

Telle pourrait bien être la tragédie d’une catégorie sociale en voie d’expansion dans toute l’Europe – celle des « travailleurs pauvres » –, coincée entre ceux qui possèdent déjà tout et ceux pour qui le travail n’est qu’une corvée occasionnelle. Le sentiment de pauvreté a lui aussi évolué depuis le temps où Charles Péguy s’insurgeait, au nom du socialisme, contre les bourgeois voyant hypocritement dans la misère des classes laborieuses « un moyen de culture, un exercice de vertu »[tooltips content= »Charles Péguy, « De Jean Coste » (1902), Œuvres en prose complètes I, « la Pléiade », Gallimard, pp. 1 017-1 018. »]2[/tooltips]. De cette vertu-là, personne parmi les travailleurs d’aujourd’hui ne veut plus, et pas davantage de la pauvreté qui enlaidit et asservit. En dépit des quelques écarts de langage constatés çà et là, le discours des « gilets jaunes » témoigne dans l’ensemble d’une grande maturité et sobriété quant au seuil de dignité en deçà duquel on ne saurait descendre dans une société comme la nôtre, qui affiche un idéal d’égalité et de partage et multiplie parallèlement ses appels à la consommation, dès lors perçus comme de véritables provocations. Se sentir pauvre est à la fois une réalité au regard des factures impayées et des fins de mois difficiles, et un manque – à gagner et à jouir – sciemment entretenu par le cynisme marchand qui fabrique les « pauvres » nécessaires à son enrichissement.

Pauvre, on aura donc toujours le sentiment de l’être plus ou moins tant qu’on n’aura pas refusé le statut de « consommateur » imposé par la société marchande à ceux et celles qui ressentiraient sans doute moins leur déclassement économique s’ils pouvaient tout simplement acheter ce dont ils ont réellement besoin, et s’en trouvaient bien. C’est là où les « gilets jaunes » sont plus proches des femmes du peuple bien décidées à ramener de Versailles à Paris « le boulanger, la boulangère, et le petit mitron » (5 octobre 1789), que des idéologues de Mai 68 s’enivrant de paroles sur les barricades érigées dans les beaux quartiers. Mais c’est aussi la limite de cette insurrection éminemment populaire de n’envisager jusqu’alors aucune remise en cause radicale de la société de consommation, fer de lance des révoltes soixante-huitardes. On aimerait parfois réentendre, dans les campements occupés par les protestataires, la voix de Guy Debord ou de Jean Baudrillard[tooltips content= »Le premier est l’auteur de La Société du spectacle (1967), le second de La Société de consommation (1970). »]3[/tooltips], même si leurs analyses décapantes n’ont pas inversé le cours des choses, et si ce sont toujours et plus que jamais les bobos qui s’offrent des vacances de rêve et mangent bio.

Quand une civilisation se définit essentiellement par la consommation, elle se tire elle-même une balle dans le pied en déclassant une partie aussi importante de sa population, et en bafouant ainsi ouvertement le seul idéal collectif qu’elle ait été capable de se donner. Peut-être est-ce même sa tragédie secrète de vivre en porte-à-faux permanent entre ce qu’elle donne et ce qu’elle promet. Si « tragédie de la culture »[tooltips content= »Titre de l’essai de Georg Simmel, Die Tragödie der Kultur, 1911. »]4[/tooltips] il y a bien derrière ce qui motive la révolte des « gilets jaunes », les revendications actuelles témoignent qu’on a (provisoirement ?) tourné le dos aux perspectives critiques qui font la force des analyses de Hannah Arendt, Georg Simmel ou Günther Anders : tous ceux qui ne peuvent vivre du fruit de leur travail réclament du pain, mais qu’en sera-t-il à l’avenir des jeux ? Quelle que soit finalement la modestie des requêtes formulées par ces nouveaux « travailleurs pauvres », la machine à consommer continue en effet à tourner sans eux à plein régime, tout juste pondérée par le souci écologique qui en devient indirectement la caution : consommer « propre », est-ce encore consommer ou mener la vie quasi angélique d’un individu conscient de ses responsabilités d’écocitoyen ? L’absence de ce jargon consensuel et autosatisfait dans les assemblées de « gilets jaunes », où le pragmatisme féminin semble par ailleurs souvent s’imposer, a de ce point de vue quelque chose de revigorant ; personne ne pouvant pour l’heure évaluer la charge politique de ce mouvement, même et surtout parce qu’il se défend d’en porter une.

 

Emmanuel, le risque et la rente…

Pierre Lamalattie

Il est difficile de proposer impromptu des diminutions significatives d’impôts pour les uns, impliquant des augmentations pour les autres. Il faut argumenter, justifier. Le mieux, en réalité, est de faire en amont un véritable travail sur les « valeurs », un travail parfois très long, mais qui seul peut conférer une sorte de légitimité. C’est ce qu’a essayé de faire Emmanuel Macron durant sa campagne présidentielle en opposant le « risque » et la « rente ». C’est ce qu’il ne cesse de faire depuis. Il est vrai que cette opposition fonctionne bien et les gens, lors de ses meetings, applaudissaient à tout rompre. Personne n’imaginait se retrouver un jour du côté de la « rente ».

Le danger avec les valeurs, c’est qu’elles sont en général aussi belles que floues. C’est après qu’on voit ce que cela donne, lorsque la nébuleuse verbale se condense en mesures concrètes, lorsque l’on découvre l’ampleur des taxations et des exonérations. Le « risque », c’est tout simplement le monde des entreprises et du capitalisme financier. La « rente », ce sont, en gros, les particuliers, ceux qui bénéficient d’avantages jugés archaïques, ceux qui essayent de sécuriser leur vie, ceux qui (quand ils le peuvent) font des économies et des placements simples, ceux, enfin, qui rêvent de choses basiques comme posséder leur maison et aider leurs enfants.

Les transferts de charge du « risque » à la « rente » sont déjà bien avancés. Avec cette affaire de Gilets jaunes, il y a un imprévu. Les « caves » se rebiffent. Il va falloir mettre un bémol.

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Janvier 2019 - Causeur #64

Article extrait du Magazine Causeur




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est philosophe et essayiste, professeur émérite de philosophie des religions à la Sorbonne. Dernier ouvrage paru : "Jung et la gnose", Editions Pierre-Guillamue de Roux, 2017.

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