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Une distinction à abattre

La fin de la société de « rangs »


Une distinction à abattre
Exposition, sur le parvis de la cathédrale, de la charpente historique de Notre-Dame de Paris, 19 septembre 2020 © Francois Mori/AP Photo/SIPA

Nos concitoyens sont de plus en plus fâchés avec le travail car, dans un pays où l’égalitarisme a pris le pouvoir, l’effort leur inspire davantage de ressentiment que de fierté. Vouloir en finir avec cette ultime distinction qu’est la réussite par le talent et l’exigence, c’est promettre la société à la médiocrité et à l’assistanat.


Le large refus des Français de retarder leur départ en retraite, alors qu’ils la prennent beaucoup plus tôt que dans la plupart des autres pays européens, et la stagnation de la productivité du travail, affectant la richesse par habitant, étonnent. Quand on pense à l’époque des « Trente Glorieuses » avec le souvenir d’un grand engagement dans le travail, on s’interroge sur les sources de cette mutation. Elle trouve ses racines dans une évolution beaucoup plus large de la société française.

Un temps de fierté du travail dans une société restée aristocratique

Lors de la Révolution française, la hiérarchie du « sang » a été mise à bas, mais nullement la logique d’une société de « rangs », avec les devoirs que le travail impose à chacun de remplir sous peine de déchoir. Les sources légitimes de distinction sont devenues, dans les termes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, les « capacités » les « vertus » et les « talents »(Article VI : « Tous les citoyens sont admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talent. ») Si cette vision exigeante n’a jamais fait l’unanimité, elle a été particulièrement mise à l’honneur après la Seconde Guerre mondiale, dans un rejet de l’esprit de défaite, des compromissions de la collaboration, du jeu des petits intérêts qui avaient marqué la période de l’Occupation. Il s’est alors agi de retrouver, individuellement et collectivement, la grandeur perdue.

Cette vision exigeante a marqué un système d’enseignement donnant une grande place à l’« élitisme républicain ». Encore, en 1944, le programme du Conseil national de la Résistance exigeait « la possibilité effective, pour les enfants français, de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance, mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires ». La réussite dans les études, couronnée par un succès au certificat d’études, au baccalauréat, comme aux diplômes du supérieur, était une grande source de fierté.

Cette référence à une société de rangs s’est retrouvée dans le monde du travail. Une « aristocratie ouvrière » a pris forme au xixe siècle. La catégorie des « cadres », s’affirmant bien distincts des « simples employés », a émergé dans les années 1930. La défense par chaque catégorie professionnelle de son statut est allée de pair, pour ceux qui avaient un « vrai métier », avec une grande fierté professionnelle et un vif engagement dans leur travail.

L’avènement d’un monde « inclusif »

À partir des années 1960, l’attachement à la hiérarchie des rangs et à l’exigence d’être à la hauteur de la place que l’on occupe, a été radicalement dénoncé au nom d’un impératif d’égalité. Les ci-devant « élites » ont été requalifiées en « dominants ». Toute volonté de « distinction » a été réprouvée. La récompense du mérite a été déclarée source de « discrimination » envers ceux qui échouaient et de « stigmatisation » de ceux-ci.

Cette mutation a affecté en profondeur le système éducatif. Le culte de l’excellence a été largement abandonné au profit de celui de la réussite pour tous. Conditionner les récompenses scolaires, les notes, les passages à la classe supérieure, l’obtention des diplômes à la réalisation de performances a été vu comme incompatible avec un traitement égal de tous les élèves. L’incitation à l’effort, l’exigence ont été dénoncées comme mortifères, dans la ligne des théories plus ou moins bien comprises de Françoise Dolto. Le « pédagogisme » a prôné l’attention au plaisir de l’élève aux dépens du « dressage ». La discipline durant le temps de classe a été déclarée attentatoire à la liberté. Le « collège unique » a été mis en place en 1975, puis l’objectif de 80 % de bacheliers énoncé en 1985. Le taux de réussite au baccalauréat s’est envolé et la mention « très bien », jusqu’alors apanage d’une étroite minorité, s’est banalisée. Le nombre de diplômés du supérieur a connu une croissance vertigineuse. Les voies d’accès parallèles aux formations d’élite ont été multipliées. L’enseignement professionnel a été revu en profondeur en mettant en cause l’acquisition d’une vraie compétence professionnelle dans un domaine « étroit » au profit d’une formation générale. Le désir de faire advenir une société « inclusive » a conduit à un cercle vicieux : un abaissement du niveau d’exigence dans la formation pour n’exclure personne ; un faible niveau des sortants du système éducatif et l’effondrement de la France dans les comparaisons internationales sur ce niveau ; un nouvel abaissement du niveau d’exigence pour maintenir l’exigence d’inclusivité. Les tentatives récentes de revenir sur ces « acquis », notamment en subordonnant le passage dans la classe supérieure à un certain niveau de performance, ont largement fait scandale dans le corps enseignant.

Ce refus d’une hiérarchie fondée sur le mérite n’a nullement conduit à l’avènement d’une société d’égaux. Demeurent la prééminence de l’argent, de la popularité sur les réseaux sociaux, de la consommation ostentatoire, de l’accès à des marques prestigieuses. On retrouve les valeurs de ce qui était qualifié, à la fin du xixe siècle, de « demi-monde ». La fierté de ce que l’on accomplit, de l’exemple que l’on donne, serait-ce au sein d’une position sociale modeste, pèse bien moins que le prestige de l’argent. La volonté d’atteindre l’excellence dont on est capable perd sa force au profit de celle de consommer, quelle que soit l’origine des ressources qui le permettent.

Dans le domaine du travail, la fierté de l’œuvre accomplie est dévalorisée d’autant, ce qui conduit d’autant plus à se plaindre de la charge que celui-ci représente. Cela est déjà bien apparu dans les slogans de Mai 1968, avec le refus de « perdre sa vie à la gagner ». On a vu monter l’idée de « droit à la paresse », la valorisation de la redistribution grâce à de multiples allocations. Le RMI, instauré en 1988, puis le RSA, qui lui a succédé, relèvent de cette logique. L’idée de les assortir de véritables exigences est jugée insupportable, car cela reviendrait, prétend-on, à « blâmer la victime ». Le « progrès » n’est pas vu comme la possibilité largement offerte de s’épanouir dans un travail exigeant, mais comme celle de réduire son temps de travail, avec l’abaissement par la gauche de l’âge de départ à la retraite (1982) et l’instauration des 35 heures (1998).

Cette mutation idéologique se heurte à la réalité d’un monde économique hautement compétitif, dans un contexte de mondialisation et de concurrence exacerbée. Les titulaires de diplômes généreusement distribués se sont trouvés mis en demeure de faire preuve de leur capacité à contribuer efficacement à des activités productives. L’existence d’une masse de sortants du système éducatif à la fois peu compétents et peu habitués à la discipline et à l’effort a conduit à la fois à un niveau élevé de chômage et au développement d’activités peu exigeantes, peu productives et mal rémunérées, avec un personnel bénéficiant en compensation d’allocations généreuses.

Une grande diversité de rapports au travail

Cette situation d’ensemble engendre des rapports très diversifiés au travail, la fierté liée à la qualité du travail accompli demeurant pour certains mais tendant à s’émousser pour d’autres, au profit de la frustration liée au fait d’en voir certains profiter du « système » et d’un ressentiment à leur égard. On peut distinguer sommairement cinq grands groupes réagissant de manières contrastées.

Dans un premier ensemble, professionnellement diversifié, le culte de l’excellence, la fierté du travail accompli demeurent. C’est le cas pour nombre de ceux qui sont passés par les grandes écoles les plus réputées, après un parcours scolaire réalisé dans les établissements élitistes qui demeurent au sein de l’enseignement public ou privé. On les voit réussir aussi bien dans la City et la Silicon Valley que dans la création de start-up en France. Nombre de membres des professions libérales, médecins, avocats sont eux aussi dans une logique d’excellence, de réussite et de fierté professionnelle. Appartiennent également à cet ensemble des artisans hautement qualifiés, à l’image de ceux qui sont engagés dans la restauration de Notre-Dame-de-Paris. Il n’est guère question pour ces « privilégiés » de restreindre leur temps de travail, ni dans la durée hebdomadaire (ainsi les indépendants travaillent en moyenne 46 heures par semaine), ni dans leur départ en retraite.

Un deuxième ensemble regroupe ceux, spécialement parmi les cadres de grandes entreprises, qui munis de bons diplômes, mais pas exceptionnels, seraient prêts à s’engager avec fierté dans leur métier s’ils n’étaient dissuadés par un management qui les traite en « exécutants ». Ils profitent au maximum du télétravail, tendent à se recentrer sur leur vie de famille. S’étant ainsi adaptés, ils ne sont pas spécialement désireux de partir en retraite plus tôt.

On trouve dans un troisième ensemble nombre de ceux qui ont été en échec scolaire ou sont passés par un enseignement professionnel préparant mal à l’exercice d’un métier qualifié et n’ont pas été éduqués à la discipline et à l’effort. Payés au niveau du salaire minimum ou guère plus s’ils ont trouvé un emploi, ils ne risquent guère d’être fiers d’un travail peu estimé par la société. Ils comptent beaucoup sur le système de protection sociale et aspirent à partir en retraite le plus tôt possible.

« Manifestation gaulliste » place de la Concorde à Paris, 30 mai 1958. SIPA

Un quatrième ensemble donne une grande place à ceux qui sont hautement diplômés (bac + 5 et au-delà), mais dans des formations peu exigeantes qui ne débouchent guère sur des emplois de niveau correspondant, en terme ni de statut ni de rémunération. Ils ont le sentiment d’être déclassés. Nombre d’entre eux rejoignent des professions intellectuelles de niveau modeste et sont pleins de ressentiment envers ceux qui, passés par les formations élitistes, réussissent dans leur carrière. Certains, spécialement ceux qui travaillent dans les collectivités locales, parviennent à une durée hebdomadaire nettement inférieure à 35 heures. Hautement politisés à gauche, ils sont en pointe dans les revendications de réduction du temps de travail et d’abaissement de l’âge de départ en retraite.

On trouve enfin dans un cinquième groupe un ensemble d’artisans, de commerçants, d’ouvriers professionnels qui ont le sentiment de travailler dur sans pour autant parvenir à bien gagner leur vie et entretiennent un fort ressentiment à l’égard des « assistés », qu’ils voient comme gorgés de privilèges indus en matière d’allocations et d’accès aux HLM. Votant en grande part pour le RN, ils sont ambivalents à l’égard de leur travail. Concernant l’âge de la retraite, ils ne voient pas pourquoi ils continueraient à travailler longtemps pendant que d’autres profitent.

La volonté de travailler plutôt moins, que l’on trouve actuellement chez nombre de Français, n’est pas la conséquence inéluctable d’un refus héréditaire du travail. Elle est le produit du choc entre deux cultures : celle où la recherche exigeante de l’excellence, l’affirmation du rang, avec la fierté qui les accompagne, constituent un ressort essentiel de l’action et une idéologie « inclusive » post-moderne, ennemie de l’exigence. Le poids pris par cette idéologie, dans le système éducatif puis dans la vie professionnelle, est un grand facteur de démobilisation. De plus, le fait que certains conservent un métier et une rémunération qui leur permettent de « tenir leur rang » est une vive source de ressentiment pour ceux dont le travail n’est pas à la hauteur de leurs diplômes, souvent obtenus dans des filières peu exigeantes. Le ressentiment est vif, aussi, chez ceux qui, artisans, commerçants, ouvriers professionnels, travaillent dur et s’indignent des largesses dont bénéficient les « assistés ». Ils rejoignent les précédents à la pointe des combats visant à leur permettre de partir en retraite. Vu la force de résistance d’une culture qui a traversé les révolutions, on ne voit pas comment retrouver un large engagement dans le travail dans le contexte idéologique contemporain.

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Septembre 2024 - Causeur #126

Article extrait du Magazine Causeur




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Directeur de recherche au CNRS. Dernier ouvrage "Le Grand Déclassement", Albin Michel, 2022.

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