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Trump, l’indéboulonnable


Trump, l’indéboulonnable
Donald Trump, février 2017. SIPA. REX40483595_000031

Malgré ses erreurs politiques en série, Trump reste l’idole des 50% d’Américains qui l’ont élu. Pour les petits Blancs, le président est encore et toujours le rempart contre le déclassement, le multiculturalisme et l’arrogance des élites.


L’Amérique de Donald Trump ! Cette formule répétée avec effroi depuis près d’un an maintenant est porteuse de deux significations. Tout d’abord, elle peut faire référence à ce que deviendront les États-Unis sous la présidence de Trump : on imagine une Amérique à la fois belliqueuse et erratique sur le plan international, et qui serait traversée en interne par des lézardes sociales et raciales dégénérant jusqu’à une violence urbaine de plus en plus normalisée. En résumé, l’Amérique, autrefois hégémonique et aujourd’hui secouée par l’émergence d’un monde multipolaire qu’elle ne domine plus, se serait donné un président volontariste prétendant renverser le sens de l’histoire, mais dont les gesticulations pathétiques l’enfonceraient plutôt dans la décadence.

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Mais cette expression peut aussi désigner plus particulièrement la part de l’Amérique qui s’est reconnue dans la campagne de Trump et qui, encore aujourd’hui, le soutient de manière presque inconditionnelle, malgré la campagne de presse quasi permanente dont il est la cible. Autrement dit, on parle de cette frange de l’Amérique en situation d’insurrection et qui continue de voir en Trump l’homme capable de faire écho à sa révolte, à la manière d’un dissident venu de l’overclass, prêt à mener une nouvelle guerre des classes. C’est cette deuxième signification qui m’intéressera ici.

Le président d’un « rassemblement de paumés » ?

Dans les dernières semaines de la campagne présidentielle de 2016, Hilary Clinton avait elle-même fait un portrait au vitriol des soutiens de son adversaire, en les réduisant à un « rassemblement de paumés » (a basket of deplorables). En clair, Trump séduisait et mobilisait la lie de la société américaine avec un discours radicalement anxiogène. De fait, Trump avait reçu l’appui de l’extrême droite américaine, mais il fallait être de mauvaise foi pour faire de ces soutiens surexposés par le système médiatique le cœur de son électorat, qui a largement débordé la base traditionnelle républicaine. Trump était davantage le candidat des indépendants que des représentants du conservatisme officiel, qui l’accusèrent de s’éloigner des axes traditionnels de la politique républicaine, qu’il s’agisse de la diplomatie « impériale » au service de la « démocratie », de la critique du big government ou de la promotion de l’économie de marché. Au contraire, Trump proposait une forme de retour au réalisme diplomatique et prétendait servir davantage les intérêts de Main Street que de Wall Street : c’était le candidat du nationalisme économique en lutte contre le libre-échangisme généralisé.

Toutefois, c’est surtout en s’attaquant sévèrement à l’immigration massive, et plus particulièrement à l’immigration illégale, que Donald Trump a dynamisé sa campagne et provoqué l’éclatement de la vie politique américaine.

On peut à bon droit soutenir que Trump éructait plus qu’il ne parlait et qu’il avait déjà épousé des positions absolument contraires. Il n’empêche que c’est avec ce programme, en tout cas avec ce discours, qu’il a remporté la présidence alors que la plupart des analystes ne lui accordaient aucune chance de victoire. Cette vision – associée à Steve Bannon, le stratège maudit de la droite américaine, qui a suivi Trump à la Maison-Blanche en janvier avant de la quitter à la fin de l’été – ne venait pas de nulle part. Elle avait déjà été portée pendant les années 1990 par Patrick J. Buchanan, une figure majeure du populisme républicain, qui est parvenu, en 1992 et en 1996, à faire trembler les élites de son parti, avant de s’en faire chasser peu à peu, comme s’il n’était plus possible pour sa sensibilité de s’y faire entendre et respecter. En d’autres mots, la victoire de Trump reposait moins sur sa célébrité que sur sa capacité indéniable à canaliser un courant politique médiatiquement « invisibilisé » (mais qui n’en demeurait pas moins actif dans les profondeurs de la société américaine). Trump a consciemment cherché à transgresser, de la manière la plus brutale qui soit et souvent de manière grossière et grotesque, les codes du politiquement correct.

Trump contre l’insécurité culturelle américaine

Pour emprunter un concept à la politologie française, Trump a su capter et canaliser l’insécurité culturelle américaine. On a tendance, un peu trop rapidement, à réduire celle-ci à sa dimension raciale, ce qui n’est pas surprenant, par ailleurs, dans un pays qui connaît aujourd’hui une surchauffe des tensions intercommunautaires. Parce qu’on se représente facilement l’Amérique comme un grand pays universaliste, qui se serait construit depuis ses origines grâce aux vagues successives d’immigration ayant déferlé sur lui, on en vient à oublier qu’elle a une identité nationale propre qu’on ne saurait la réduire aux promesses de l’American Dream. En d’autres mots, l’Amérique n’est pas qu’une nation-crédo, mais est aussi une nation-héritage. Il y a une nation historique américaine et elle se sent fragilisée, notamment par l’hispanisation accélérée des États du Sud. On a vu se multiplier, au fil des ans, les lois assurant le statut de l’anglais aux États-Unis, comme s’il y était menacé, ce qui semble difficilement concevable pour ceux qui subissent chez eux l’hégémonie de la « langue de la mondialisation ». Pourtant, les Américains sont de plus en plus nombreux à se sentir étrangers chez eux et à avoir l’impression que l’Amérique historique se dilue dans un multiculturalisme extrême, où la légitimité même du pays est disqualifiée.

Revenons-y : il serait sot de nier que la dimension raciale soit absente du malaise identitaire américain, ne serait-ce que parce que nous parlons d’un pays où la conscience raciale est généralement décomplexée, à tout le moins, chez les minorités. Mais la perspective souvent annoncée d’une Amérique minoritairement blanche d’ici 2050 réveille aussi la conscience communautaire de la population d’ascendance européenne, qu’il s’agisse des WASP ou des « Ethnic Whites ». Cette perspective démographique se transforme alors en fantasme politique alimentant une mouvance qui hésite entre le suprématisme blanc et le survivalisme ethnique. C’est elle qui s’est fait entendre en août à Charlottesville.

Cependant, on aurait tort de réduire l’insécurité culturelle américaine à cette mouvance extrémiste. L’Amérique, depuis le début des années 1990, vit au rythme de la guerre culturelle. La critique du multiculturalisme américain remonte au début des années 1990, au moment de la controverse des National Standards, quand la gauche multiculturaliste a cherché à refonder l’imaginaire historique du pays, celui-ci n’étant plus défini comme une nation issue de la civilisation occidentale, mais comme une diversité de peuples issue du croisement de nombreuses civilisations. La majorité a vécu cette redéfinition identitaire comme une agression culturelle. Les nombreux débats sur la discrimination positive et les autres formes de privilèges ethniques qui heurtent à la fois l’individualisme américain et l’exigence d’égalité démocratique ont aussi passablement accru les tensions.

Barack Obama n’est pas parvenu à créer une société postraciale

Il suffit de se tourner vers l’œuvre de Samuel Huntington pour s’en convaincre. En 2004, le célèbre politologue avait signé un ouvrage majeur, Who are We ?, dans lequel il posait ouvertement la question de l’identité américaine. S’opposant directement à l’idéologie multiculturaliste et s’inquiétant de la dénationalisation des élites américaines, devenues insensibles aux préoccupations de leur propre peuple, il cherchait à penser les conditions d’une renaissance de cette identité et, plus exactement, à définir son noyau existentiel qu’il était impératif de préserver pour que le pays demeure fidèle à lui-même. Mais si Huntington associait cette culture à l’héritage fondateur du pays, il ne voulait pas l’y enfermer : il tenait absolument à dissocier la culture de l’ethnie, en rappelant que l’identité américaine disposait d’une vraie puissance d’intégration. Des gens venant de partout à travers le monde pouvaient se l’approprier : encore fallait-il l’assumer et vouloir la transmettre. En d’autres mots, les racines historiques les plus profondes qui avaient alimenté pendant longtemps une Amérique d’ascendance européenne pouvaient aussi nourrir l’identité des populations immigrées. Huntington espérait sortir l’Amérique d’un faux débat où elle devrait soit se définir dans l’universalité désincarnée, soit dans la régression racialiste. Si son livre a été accueilli à la manière d’un scandale à sa sortie, on constate aujourd’hui qu’il avait compris l’époque dans laquelle entrait son pays.

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Nous sommes à l’heure où l’Amérique redécouvre en quelque sorte sa singularité historique. Elle se voyait comme un empire exemplaire censé inspirer l’ensemble de l’humanité par son modèle civilisationnel. Elle est obligée de se redécouvrir comme nation et comme peuple, mais au moment où elle cherche à renouer avec son héritage culturel, elle le découvre éclaté et conflictuel. Et chacune de ses composantes est alors tentée de reconquérir son pays, comme si elle en avait été dépossédée. L’Amérique historique, qui se sent assiégée et fragilisée, veut renouer avec une certaine idée de l’Amérique comme pays occidental. L’Amérique multiculturelle entend plutôt parachever la reconstruction du pays en république cosmopolitique se définissant par son messianisme universaliste – c’est en elle que viendrait mourir le vieux monde pour que surgisse une humanité diversitaire dont elle serait le laboratoire. L’Amérique trumpienne succède à celle de Barack Obama, qui n’est pas parvenu à créer une société postraciale, comme il l’espérait et comme il le promettait. On ne saurait pour autant le tourner en ridicule. Il s’agissait probablement d’une mission impossible : un grand discours peut rassembler les hommes le temps d’une élection, mais les failles profondes d’un pays finissent toujours par se faire sentir, qu’on le veuille ou non. Les tensions raciales qui reviennent sont alimentées de tous les côtés. S’il y a encore aux États-Unis un véritable racisme antinoir, on y trouve aussi un virulent racisme antiblanc. Il ne sert à rien de le nier.

A chaque fois qu’on fait tomber une statue, on alimente l’Amérique trumpienne

Mais si la revendication identitaire renaît au cœur de l’Amérique majoritaire, c’est aussi parce qu’elle a été diabolisée incroyablement par une élite universitaire et médiatique qui se complaît globalement dans le politiquement correct. Le délire idéologique de l’université américaine, qui en vient à contaminer la société dans son ensemble, survalorise les identités victimaires, comme si le temps était venu pour elles de surgir des marges écrasées par le colonialisme occidental, et dévalorise systématiquement l’identité nationale, comme si cette dernière était pathologique et devait disparaître. Le patriotisme américain, partout visible dans une société où il est normal d’accrocher un drapeau à sa fenêtre à n’importe quel moment de l’année, tend justement à se réduire à une conception idéalisée du pays, comme s’il portait l’idée de tous les recommencements et où domine le dogme selon lequel tous seraient des immigrants. Un tel discours, toxique partout où on l’entend, a un effet négatif supplémentaire aux États-Unis : il tend aussi à transformer la minorité noire en une minorité parmi d’autres, en niant son expérience historique spécifique absolument douloureuse, qui n’est pas celle d’un groupe immigré parmi d’autres. Le multiculturalisme fonctionne à la manière d’un aplatisseur historique qui vient écraser l’histoire propre de chaque pays, en réduisant les rapports sociaux à un jeu à somme nulle entre une majorité nécessairement étouffante et des minorités nécessairement dominées qu’il faudrait pousser à la rébellion.

C’est en ayant en tête cet arrière-fond politico-historique que l’on comprendra mieux les événements de Charlottesville. L’extrême droite et l’extrême gauche se sont affrontées de manière à la fois terrifiante et ubuesque, comme si le pays était condamné à un affrontement entre le racisme et la haine de la nation, entre la nostalgie confédérée et le déboulonnage maniaque des statues. De sorte que le débat identitaire américain a été confisqué par des fanatiques qui le traduisent dans la grammaire de la guerre civile. Une dynamique folle s’est depuis engagée, qui semble pousser le parti multiculturaliste vers une logique d’éradication du vieux monde, comme on l’a vu à New York, où le maire Bill de Blasio a envisagé de déboulonner une statue de Christophe Colomb, décrétée contraire à l’orthodoxie diversitaire. Seulement, à chaque fois que l’on fait tomber une statue, comme s’il fallait effacer le passé et le réduire à sa part honteuse, on alimente l’Amérique trumpienne en nourrissant son sentiment d’aliénation. À chaque fois que le politiquement correct hystérise les revendications victimaires des uns et des autres, il pousse l’Amérique dans les bras d’un président médiocre et très souvent odieux, mais qui a su donner une expression politique au malaise identitaire américain.

Octobre 2017 - #50

Article extrait du Magazine Causeur




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est sociologue.

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