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Le bourreau et les putains


Le bourreau et les putains
Eugène Crampon. La Manufacture de livres

Entre les carnets du bourreau Deibler et les photographies érotiques d’Alexandre Dupouy, l’entre-deux-guerres nous fournit de beaux livres. Triples sensibles ou puritaines s’abstenir.


 On les appelle les « beaux livres » ou « coffee table books ». On les offre au moment des fêtes. Ils nous parlent toujours de la même chose : les impressionnistes, la Grèce antique ou l’architecture du Bauhaus. Et on les retrouve quelques semaines plus tard sur le Bon Coin ou dans les solderies. Alors, si vous voulez vraiment en offrir ou vous en faire offrir, pourquoi ne pas le faire en adoptant l’esprit Causeur, c’est-à-dire avec un certain mauvais esprit qui ne choquera que les pisse-froid de toute obédience.

Invitons donc pour cela Éros et Thanatos entre les huîtres et le foie gras grâce à la Manufacture de livres, qui propose deux objets aussi passionnants que subversifs avec Guillotinés : les carnets du bourreau Deibler et Capitale du plaisir : Paris entre-deux-guerres.

Le bourreau Deibler, Anatole de son prénom, a exercé son office entre 1891 et 1932. On n’est pas bourreau par hasard, chez les Deibler, c’est même une affaire de famille où on se transmet un remarquable savoir-faire de génération en génération, puisque le premier de la dynastie a exercé dans le Wurtemberg, à la fin du xviie siècle, l’aimable fonction de « bourreau et écorcheur ». Mais Anatole, lui est un homme de son temps. Il est le Mozart de la guillotine. À sa seconde exécution, la presse est unanime : « Anatole Deibler réalise à la perfection le type du bourreau moderne et on peut lui prédire un nombre respectable de représentations. » Une exécution capitale, c’est d’abord un spectacle. Anatole fait son apprentissage en Algérie, puis à Paris, auprès de son père, bourreau en chef de la République. Anatole se fait vite un prénom, à Paris et en province où se transportent « les bois de justice » jusque dans les sous-préfectures oubliées. Sa réputation est connue. Ses futurs clients, non dépourvus d’un certain humour fataliste, se tatouent sur le cou « Ma tête à Deibler » ou « À découper suivant les pointillés ».

Anatole est aussi le contemporain d’Alphonse Bertillon, l’inventeur de la criminologie moderne qui utilise la photographie pour mettre en fiche les criminels depuis 1880 et parmi eux, les condamnés à mort. Méthodique, année par année – on continue à guillotiner pendant toute la guerre de 14-18 –, Deibler colle les photos dans un cahier, accompagnées d’une notice qui résume toute une vie avec une concision digne des nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon.

Il s’agit finalement d’un journal intime macabre qui n’aurait pas déplu aux surréalistes. Le premier, c’est Jean Dauga, spécialiste de l’assassinat de couples à coups de marteau, qui fait connaissance avec la Veuve, le 23 janvier 1890, à Nancy. Le dernier, presque quarante ans plus tard, s’appelle Étienne Bordus : « Quarante ans, scieur de long. Tue à Saint-André de Seignanx le 7 juillet 1930 l’aubergiste Jeanne Lafourcade à coups de marteau pour voler 3 100 francs. » Mais au cours de ces années, le marteau n’aura pas été la seule arme utilisée par les assassins. Que penser d’Albert Philippe, promotion 1930, qui utilisa le socle d’une lampe à pétrole ? Ou de Frédéric Delacourt, promotion 1914, qui tua à la massue une fillette de 13 ans ? Ou de Patte et Vigneau-Cazal, soldats, promotion 1923, qui pendirent les corps de leurs victimes pour faire croire à un suicide ?

Au passage, à lire certaines notices sur le mode opératoire des assassins, on se rappelle que les serial killers sadiques ne sont pas une invention moderne qui fait les beaux jours du thriller. D’ailleurs, Anatole eut le droit à son heure de célébrité en envoyant dans l’autre monde le précurseur Landru, exécuté à Versailles, le 25 février 1922.

Cette année 1922 est au cœur de Capitale du plaisir. Le livre d’Alexandre Dupouy, libraire et collectionneur émérite, auquel on devait déjà Le Cul de la femme, un album de clichés inédits du postérieur de dames de petite vertu pris par Pierre Louÿs, grand écrivain fin de siècle et érotomane d’élite, est un véritable trésor iconographique sur le Paris de l’entre-deux-guerres, devenu la Mecque du sexe. Le grand carnage de 14-18 était passé par là. La mort avait été par trop omniprésente pour que n’explose pas une faim de plaisirs à côté de laquelle la libération sexuelle d’après 68 a des airs de bibliothèque rose.

On trouvera ici des clichés d’époque à ne pas mettre entre toutes les mains ni sous tous les yeux. Le noir et blanc, à l’exception de quelques publicités colorisées, règne en maître et fait ressortir, à l’époque de notre pornographie aseptisée, une crudité inédite. La nudité à l’air plus nue encore, et des perversions que l’on croit naïvement récentes, de la flagellation au bondage sadomasochiste, sont monnaie courante. Mieux, c’est même dans ces années-là qu’apparaît une pornographie amateur où l’on voit monsieur et madame tout le monde qui ont des physiques de personnages de Simenon, se livrer à des galipettes parfois acrobatiques.

C’est que l’époque est aussi à l’émancipation féminine, les lois sur le divorce changent, les jeunes filles sortent seules, elles changent de coiffure, elles s’habillent comme des hommes : il en reste si peu, des hommes, après la saignée de la « der des ders ». Il y a même une créatrice de mode érotique, Yva Richard, spécialisée dans le fétichisme, qui tient boutique dans la rue du Marché Saint-Honoré. Un roman de Victor Margueritte, La Garçonne, en 1922, est le best-seller sulfureux qui se fait l’écho de ce bouleversement des mœurs et si l’homosexualité tombe encore sous le coup de la loi, elle n’est plus taboue.

Comme souvent, ce sont les étudiants qui, au sens propre comme au sens figuré, mènent le bal. Le plus célèbre est le bal de l’École des beaux-arts, les Quat’zarts, dont chaque édition annuelle réunit des milliers de personnes déguisées et se termine tard dans la nuit par des bacchanales et autres saturnales imitées de l’antique. On y remet des prix « anatomiques » et les affiches, comme les cartons d’invitation, sont de véritables chefs-d’œuvre de l’Art déco.

Il ne faudra rien de moins qu’une autre guerre mondiale pour en finir avec cet épanouissement dionysiaque de la capitale du plaisir et du vice. Autant dire qu’il s’est agi ici d’une parenthèse enchantée où même le vice avait des allures d’innocence joyeuse.

Éric Guillon, Guillotinés : les carnets du bourreau Deibler et Alexandre Dupouy, Capitale du plaisir : Paris entre-deux-guerres, La Manufacture de livres, 2019.

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Décembre 2019 - Causeur #74

Article extrait du Magazine Causeur



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