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Dahbia Benkired: les « monstres » sont-ils parmi nous?

Affaire Lola: l’enfant et le néant


Dahbia Benkired: les « monstres » sont-ils parmi nous?
Obsèques de la collégienne de 12 ans Lola, à Lillers, dans le nord de la France, le lundi 24 octobre 2022 © Sarah ALCALAY/SIPA

«Mon cœur de mère est meurtri à jamais. J’ai la chance d’avoir à mes côtés mon fils Thibault, sinon je ne serais peut-être plus là. Toute ma vie s’est effondrée. Je me demande comment je tiens debout. Cette chose ne nous enlèvera pas l’amour de notre famille» a déclaré hier la mère de Lola, au procès de l’Algérienne Dahbia Benkired, jugée à Paris pour avoir torturé, violé et massacré la jeune fille de 12 ans. La réflexion de Charles Rojzman.



Le procès de la meurtrière de Lola s’ouvre comme une plaie dans le corps malade d’une civilisation qui se croit encore judéo-chrétienne et refuse de se regarder en face. Les médecins légistes ont tout dit, ou presque: le supplice, les gestes, la précision du mal. Les psychiatres, eux, parleront d’abolition du discernement, de déséquilibre, de trouble psychotique. Ce sont les prêtres modernes de notre innocence : ils traduisent la barbarie en pathologie. Mais quelle que soit leur sentence, ils se tromperont. Car la folie, comme le mal, échappe à leur science ; elle appartient à une autre nuit — celle où l’homme, soudain, cesse d’être un homme.

Le problème, ici, n’est pas seulement une « OQTF » non appliquée, ni même une faillite de l’État. Le problème, plus obscur et plus redoutable, est celui-ci : les monstres sont parmi nous. Ils vivent dans nos immeubles, ils partagent nos écrans, ils rient dans les cafés. Ils ont nos visages. Ils viennent souvent d’ailleurs, mais ils viennent aussi du vide que nous portons collectivement.

L’époque de la folie collective

La psychiatrie fut longtemps un art du singulier : elle traitait des délires privés, des fractures intérieures. Mais nous avons basculé dans l’âge de la folie partagée. Il n’est plus besoin d’être fou pour tuer : il suffit d’appartenir à une foule. Regardez Nice. Le camion qui écrase des corps, les cris, la poussière, et ces adolescents filmant les blessés agonisants. Ils fouillent les poches, se photographient devant les cadavres, crient : « On l’a fait ! »

Ils ne sont pas malades. Ils sont adaptés à leur époque. L’époque leur a appris à tout confondre : la mort et le jeu, la cruauté et la notoriété. Ce sont nos enfants, nourris de haine, d’images et de vide. Ils ne viennent pas du dehors : ils sortent de nos écrans. Quand la folie devient collective, elle cesse d’être perçue comme folie. Elle devient norme, morale, identité. L’homme tue non plus parce qu’il délire, mais parce qu’il participe. Le meurtre devient le rite par lequel il retrouve un sens d’appartenance.

Les visages ordinaires du mal

Au Rwanda, j’ai vu comment des paysans tranquilles, des professeurs, des prêtres, pouvaient se transformer en bourreaux. Je leur ai parlé : ils étaient aimables, attentifs, d’une politesse exquise. Ils racontaient les massacres comme on raconte une moisson. Ils n’étaient pas fous. Ils étaient entrés dans une autre normalité. Le collectif, lorsqu’il bascule, délie les consciences, dissout la pitié, justifie l’innommable.

Le voisin devient l’ennemi, la femme enceinte un trophée, l’enfant un symbole à abattre.
Ainsi se révèle la vérité tragique de l’homme : il ne devient monstre qu’à plusieurs. Le monstre est rarement solitaire : il a besoin d’un chœur, d’une cause, d’un public. Au Rwanda, dans les Balkans, dans l’Allemagne nazie, dans Gaza ou Mossoul, le mal n’a jamais été le fruit d’une anomalie individuelle : il est le produit d’une communion inversée, d’une fraternité noire où la destruction devient lien social.

Le glas de la civilisation

La mort de Lola, comme l’égorgement du père Hamel, la décapitation de Samuel Paty, ou la balle dans la tête de la petite Myriam Monsenego, sont autant de cloches funèbres sonnant la fin de notre confort moral.

Nous pensions être vaccinés contre la barbarie : nous découvrons qu’elle est endémique. Nous pensions que le progrès, la raison, la démocratie suffiraient à nous protéger : ils n’ont fait que désarmer nos âmes. Le mal, aujourd’hui, ne porte plus d’uniforme. Il circule librement dans les veines de la société. Il s’appelle indifférence, nihilisme, déliaison, narcissisme collectif et parfois djihad. Dahbia, la meurtrière, n’est pas une bête : c’est une jeune femme de son temps, obsédée par l’image qu’elle projette, hantée par la reconnaissance numérique. Elle n’a pas tué pour une cause, mais pour exister. Son crime n’est pas celui d’une folle : c’est le cri d’un être sans monde.

Quand le collectif révèle le monstre

Il y a dans chaque société un seuil invisible : celui où le lien social cesse d’humaniser pour commencer à déshumaniser. Lorsque la peur remplace la confiance, lorsque la honte devient un étendard, lorsque la haine offre une appartenance, les monstres sortent des ombres. Ce ne sont pas des individus anormaux : ce sont des humains rendus possibles par la désintégration du collectif. Le monstre n’est pas né dans l’asile, mais dans la foule. C’est la foule qui l’autorise, le justifie, le glorifie — et qui, ensuite, s’étonne de ce qu’elle a enfanté.

C’est pourquoi le mal n’est pas seulement une faute morale : il est une contagion politique. Là où disparaissent le sacré, la responsabilité et la mémoire, l’homme devient son propre ennemi. Ce n’est pas en nous que le monstre sommeille, mais entre nous — dans ce vide relationnel où la peur remplace la rencontre, où la honte remplace la parole.

Refuser l’accoutumance

On nous répète qu’il faut s’y habituer : s’habituer aux meurtres, aux attentats, aux visages d’enfants sur les autels improvisés. Mais s’habituer, c’est déjà mourir.

J’ai vu trop de peuples basculer dans l’abîme pour ne pas reconnaître les signes avant-coureurs : la fatigue morale, la perte du sens, le rire indifférent devant la douleur d’autrui. Nous n’avons plus le luxe de l’innocence. Nous devons comprendre ce que nous voyons : le monstre n’est pas seulement un autre, c’est une fonction de la société lorsqu’elle perd son âme. Et tant que nous refuserons de nommer le mal, il continuera de se nourrir de nos silences. Le monstre n’habite pas les ténèbres : il naît à la lumière. Il a nos visages, nos gestes, nos paroles. Et s’il resurgit, c’est que nous avons cessé de nous regarder, nous et les autres.

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Essayiste et fondateur d'une approche et d'une école de psychologie politique clinique, " la Thérapie sociale", exercée en France et dans de nombreux pays en prévention ou en réconciliation de violences individuelles et collectives.

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