Choisir son camp?


Choisir son camp?
Calais, le 1er mars 2016 (Photo : SIPA.AP21864982_000022)
Calais, le 1er mars 2016 (Photo : SIPA.AP21864982_000022)

Ce qui est opportunément déroutant dans l’exposition « Habiter le campement » qui se tient à la Cité de l’architecture & du patrimoine à Paris, c’est qu’elle montre à quel point le mode de vie mobile ainsi que les formes d’habitats qui lui sont propres (tentes, roulottes, caravanes, yourtes) désignent à la fois l’archétype et le prototype d’une installation urbaine. Nous avons cru le nomadisme définitivement dépassé et relativement négligeable en termes de populations concernées. Grossière erreur. Avec 230 millions de migrants internationaux officiellement recensés dans le monde, sans oublier 1,4 milliard de touristes en 2014 – chiffre en progression de 41 % les dix dernières années –, auxquels il faudrait ajouter un autre petit milliard d’individus désignés comme travailleurs nomades, l’expression anglo-saxonne « home, sweet home », censée évoquer la douceur du foyer domestique, paraît presque incongrue. Et pourtant. Qu’ils soient nomades, voyageurs, infortunés, exilés, conquérants ou contestataires, suivant la taxinomie proposée par les organisateurs de l’exposition, ils étonnent par leurs capacités d’adaptation, d’innovation, d’organisation et, au final, de domestication des espaces les plus inhospitaliers.[access capability= »lire_inedits »]

À en croire certains urbanistes et architectes, la « jungle » de Calais, une parmi d’autres à travers le monde, en serait même un exemple des plus édifiants, au sens propre comme au figuré. Cyrille Hanappe, architecte et enseignant à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville, ne rechigne pas à en vanter l’ingéniosité, « que les meilleurs architectes n’avaient jamais réussi à imaginer », telles ces structures faites de tuyaux en PVC qui assurent en même temps la ventilation du bâtiment et la charpente. Insalubre, sinistre, dangereux, le camp de Calais ? Pas selon Hanappe, qui n’est pas le seul à y entrevoir « un espace urbain riche d’enseignement pour retrouver les éléments d’une architecture plus humaine, proche des gens et en pointe écologiquement ». Étant donné que, d’après les estimations d’ONU-Habitat, plus de 2 milliards de personnes – autrement dit 30 % de la population mondiale – habiteront prochainement dans ce type d’environnement, il faut espérer que les architectes ont raison. En tout cas, et c’est là que nous sommes forcés de reconsidérer nos à priori, comparées aux camps gérés par des organisations internationales ou des autorités étatiques, l’apparente anarchie et la précarité de la jungle de Calais semblent presque attrayantes ou, du moins, infiniment plus accueillantes que les structures montées dans le respect des normes humanitaires et sécuritaires. Il suffit de regarder les interminables rangées de boxes installés pour les demandeurs d’asile afghans dans un terminal de l’aéroport de Tempelhof à Berlin en 2015, pour comprendre toute la violence des solutions d’hébergement présumées décentes et hygiéniques. Voilà ce que l’on appelle en anthropologie une « zone de marge », un périmètre stérile, liminaire, un lieu de suspension des identités collectives et individuelles. Par contraste, dans la « new jungle » de Calais, l’église copte érythréenne – sa grande cour, son portail décoré, ses liserés bleus –, mais aussi les habitations des Soudanais articulées autour d’une place commune de forme rectangulaire, des boulangeries, des épiceries, des maisons écologiques implantées par des associatifs et une discothèque équipée en sono dessinent, selon la formule consacrée de Michel Agier, membre du comité scientifique de l’exposition, un « brouillon de ville ». Mais qui dit « ville », y compris en devenir, dit en réalité une disposition à la sédentarisation. Rappeler que la cohabitation conflictuelle entre les sédentaires et les nomades remonte loin dans le passé, si l’on se réfère à l’invasion des Huns qui a précipité la chute de l’Empire romain, ne rassurera sans doute en rien la population des Hauts-de-France. Il est possible que le remplacement des installations existantes par des containers, en aseptisant le camp et en interdisant toute possibilité d’autonomie économique, pousse finalement les migrants à quitter Calais.

Toutefois, on le sait, le problème ne disparaîtra pas. Il sera délocalisé. À proximité de Calais, la jungle des tentes de Grande-Synthe est passée en quelques mois de 80 à 2 500 occupants. Et ce n’est pas la seule raison pour laquelle le collectif « Les Calaisiens en colère », dont l’objectif affiché est de lutter contre l’insécurité générée par la jungle, a de bonnes raisons de s’inquiéter. Les images d’un gigantesque campement de 68 ha à San José, dans le voisinage immédiat de la Silicon Valley où vivotent des centaines d’Américains frappés de plein fouet par la crise de 2008, la hausse des prix du logement et la diminution du nombre d’emplois peu qualifiés, alertent sur la changeante dynamique de l’économie globalisée, qui nous expose tous à un avenir incertain. Lequel est devenu un domaine d’études parfaitement sérieux dans les universités et les centres de recherche des pays anglo-saxons : les « camp studies » permettent de prendre en compte la pluralité des flux migratoires que nous savons désormais indissociables des multiples ressorts de la mondialisation.

Visiblement soucieux d’obliger les visiteurs à faire l’expérience de l’ondulation incessante qu’est la vie dans un campement, les organisateurs ont fait appel au collectif 1024, dont l’installation cinétique et sonore perturbe par intermittence de quelques secondes la lecture des planches explicatives, surexpose les photographies, escamote les contenus dans un éclair de lumière aveuglante. Une vie sans un toit « en dur » ne serait donc que cela – déstabilisation, fragilité, résignation ? Dans Les Villes invisibles, Italo Calvino suggérait une piste alternative : « L’enfer des vivants n’est pas chose à venir ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. » Les contestataires de tout poil, post-hippies, zadistes et autres punks à chiens l’auraient compris, revendiquant une contestation de la ville et du mode de vie asservi à la consommation. Le choix d’habiter un camp, un abri de fortune, un squat, une usine désaffectée serait non seulement pleinement assumé, mais franchement défendu comme la promesse d’un « vivre ensemble » plus juste et solidaire, sinon un modèle de société civile sans tutelle. Peu enthousiasmant pour la plupart d’entre nous, heureux locataires d’un studio vétuste avec vue sur cour, le style de vie dans un « hors lieu » relève d’une part de rêve secret où se mêlent une aspiration à l’affranchissement et un fantasme de dissidence joyeuse. En tant que tel, le nomadisme contemporain mérite d’être préservé.[/access]

« Habiter le campement », Cité de l’architecture & du patrimoine, 1 place du Trocadéro, 75016 Paris. Jusqu’au 29 août. Ouvert tous les jours sauf le mardi, de 11h à 19h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21h.

Juin 2016 - #36

Article extrait du Magazine Causeur



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Paulina Dalmayer est journaliste et travaille dans l'édition.

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