Le baron gris


Le baron gris
Ci-dessus : Kad Merad et Niels Arestrup. Ci-dessous : Xavier Mathieu, Anna Mouglalis et Astrid Whettnall (Images extraites de la série Baron Noir)

La fiction française, en matière de représentation de la politique contemporaine, a souvent oscillé entre la nullité et la servilité. On se souviendra par exemple de La Conquête de Xavier Durringer, en 2011, qui racontait l’ascension de Sarkozy en 2007 avec un casting de bons acteurs, comme Podalydès, transformés en marionnettes par un réalisme résumé à un mimétisme caricatural. Ou encore, en 2006, des six épisodes de L’État de grâce, avec Anne Consigny, première femme élue à la présidence de la République, véritable publireportage subliminal pour une Ségolène Royal, candidate l’année suivante.

Avec Baron Noir, Canal + donne enfin à la fiction politique une maturité et une efficacité narrative que l’on ne trouvait jusque-là que chez les Américains avec, par exemple, le glaçant House of Cards (depuis 2013) ou encore The West Wing (1999-2006) qui, pendant les années Bush, décrivait le fonctionnement d’une administration démocrate et avait créé, de fait, une manière d’histoire alternative puisque c’était un président démocrate, incarné par Martin Sheen qui réagissait aux événements du 11 Septembre. On pourrait également citer, chez nos voisins plus immédiats, les trois saisons de Borgen (2010-2013), série danoise qui met en scène une femme premier ministre de coalition et qui réussit à nous passionner même sur les problèmes des éleveurs de porcs du Jutland, tant la description du système politico-médiatique est faite avec subtilité, distance et humour.

Qu’est-ce qu’être un homme politique aujourd’hui, dans la France de 2016 ?

Les huit épisodes de la première saison du Baron Noir se hissent à ce niveau, sans la moindre difficulté. Mœurs françaises obligent, c’est beaucoup moins aimable que la politique danoise de Borgen mais, au bout du compte, moins cynique que House of Cards puisqu’on ne va pas jusqu’au meurtre, du moins pas directement.[access capability= »lire_inedits »] L’histoire se concentre sur le député-maire socialiste de Dunkerque, Philippe Rickwaert, joué par Kad Merad. Premier écueil évité : il est inutile de chercher des « clés » dans cette série malgré les rumeurs qui courent ici et là. On s’est sans doute très bien documenté, on a sans doute reçu beaucoup de confidences de personnalités bien placées – on parle de Julien Dray –, mais on ne retrouvera aucun personnage ayant réellement existé, que ce soit dans le président de la République, Laugier, incarné par Niels Arestrup, son opposant de droite, président sortant battu, Auzanet, ou encore la très sexy Amélie Dorendeu (Anna Mouglalis), énarque sherpa du président qui prend la tête du PS pour jouer l’équilibre entre les deux grandes tendances du moment : européenne et libérale d’un côté, « frondeuse » et sociale de l’autre. Bien sûr, tout renvoie à des types de comportements, d’idées que l’on pourrait attribuer à tel ou tel mais finalement, l’intérêt est ailleurs.

Les créateurs de la série, Éric Benzekri, Jean-Baptiste Delafon, et le réalisateur Ziad Doueiri, débarrassés de ce qui pourrait être purement polémique ou people, peuvent se concentrer sur l’essentiel : qu’est-ce que cela signifie être un homme politique aujourd’hui, dans la France de 2016 ? Quelle est la part entre l’arrivisme et les convictions, la corruption pure et simple et les petits arrangements avec la loi ? Quelle est la marge de manœuvre du pouvoir national à l’heure de l’Union européenne ? Et peut-être, de manière plus souterraine mais tout aussi intéressante, que reste-t-il d’idéal dans un Parti socialiste devenu par le jeu de plusieurs alternances, un parti de gouvernement comme un autre ?

Toutes ces questions apparemment abstraites deviennent pourtant le moteur dramatique du Baron Noir, qui déroule une intrigue implacable sur un rythme enfin digne de ce nom, avec des personnages de chair et de sang qui ont leur grandeur, leurs petitesses, leurs contradictions.

Le héros incarne toutes les ambiguïtés du PS et de ses rapports avec la classe ouvrière

Prenons Philippe Rickwaert : c’est le notable rose typique du Nord-Pas-de-Calais. Il vit confortablement du côté de Malo-les-Bains mais davantage à la manière d’un cadre sup que comme un prince saoudien. Il est divorcé, comme tout le monde ou presque aujourd’hui, et sa fille Salomé, 15 ans, préfère vivre chez lui. Il a connu une (brève) jeunesse ouvrière, six mois dans une fonderie, ce qui aide à son enracinement local fondé également sur un clientélisme modéré. Il n’a pas de personnel de maison et n’aura un chauffeur que lorsqu’il deviendra un éphémère ministre du Travail. Il incarne aussi toutes les ambiguïtés du PS et de ses rapports de plus en plus problématiques avec la classe ouvrière, comme le montre son conflit violent avec le leader syndical d’une usine en grève dans sa circonscription[1. Le syndicaliste est joué par Édouard Martin, la figure de proue CFDT de la lutte d’Arcelor Mittal, qui lui est passé armes et bagages au PS pour un siège de député européen, malgré le reniement de Hollande à Florange. Comme quoi, c’est bien une œuvre de fiction…].

Dans le premier épisode, Rickwaert est conseiller du candidat PS Laugier et, le soir du débat décisif contre Auzanet, un coup de téléphone d’un copain de la brigade financière lui apprend qu’une perquisition va être effectuée à l’Office HLM de Dunkerque à l’aube. Or il y a un trou de 220 000 euros dans la trésorerie. Rickwaert se sert en effet, à l’occasion, de l’Office HLM pour combler les trous dans le budget de la campagne. Laugier ne sait rien ou fait semblant de ne rien savoir. Et voilà notre député-maire qui, l’espace d’une nuit, fait littéralement la tournée des popotes pour ramasser du cash avant l’arrivée des pandores. Il emprunte au hasard et dans le désordre à un entrepreneur un peu véreux chez qui travaille son frère, il puise dans sa réserve de liquide à l’Assemblée nationale, il va même jusqu’à envoyer sa première adjointe retirer du cash avec la carte de son mari et vendre un écran plat à un receleur. Las ! il manque quand même 30 000 euros alors que la brigade financière débarque. Rickwaert convainc un jeune syndicaliste, trésorier de l’Office HLM, de se sacrifier pour la « cause » en s’accusant d’addiction au jeu, quitte à le tirer d’affaire une fois Laugier élu : « Nous sommes des militants » lui répète-t-il obstinément. Inutile de dévoiler la suite de l’intrigue mais ce « péché originel » de Rickwaert entraînera toutes les autres péripéties et notamment une haine mortelle entre le nouveau président et son ancien conseiller.

Baron Noir propose avant tout une lecture neutre sur des événements qui ont eu lieu ou qui pourraient avoir lieu, sur des comportements propres à la classe politique, sur des modes de fonctionnement du pouvoir : comment manipuler un mouvement lycéen, intriguer dans un congrès, trahir ses proches pour les empêcher de gagner une mairie qui était pourtant la vôtre, pousser à l’épuisement ou au désespoir ses directeurs de cabinets, assumer ou pas les contradictions entre l’intérêt politique et la vie amoureuse et se convaincre que l’on ne perd pas de vue en route ses convictions. Mais sans pour autant profiter de la politique pour s’enrichir personnellement et en ayant encore des moments de grandeur authentique.

Là où Baron Noir prend toute sa dimension, c’est qu’il laisse le spectateur libre de juger. Il est intéressant d’ailleurs que l’on ait choisi de situer le cadre idéologique à gauche, une gauche qui s’est si souvent présentée comme morale. Avons-nous sous les yeux des salauds dans une pure jouissance du pouvoir, ou des hommes et des femmes qui ont des idées qu’ils croient justes, et qui sont prêts à tout pour les faire triompher ? Quitte à se retrouver dans des situations abjectes comme pousser indirectement quelqu’un au suicide ou franchement ridicules comme de conduire une camionnette avec un piano à l’intérieur pour essayer d’empêcher des révélations sur le patrimoine présidentiel.

Baron Noir retrouve au bout du compte la problématique très sartrienne des Mains Sales. On est loin d’un « tous pourris ! » poujadiste mais on n’est pas non plus, c’est le cas de le dire, dans la bibliothèque rose.

 

Baron noir, série créée par Éric Benzekri et Jean-Baptiste Delafon. Avec Kad Merad, Niels Arestrup, Anna Mouglalis (saison 1, 8 x 55 min). Deux épisodes le lundi depuis le 8 février. Saison entière disponible sur Canal + à la demande.

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Mars 2016 #33

Article extrait du Magazine Causeur



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